La réforme en France des services publics, qu’ils appartiennent directement à l’Administration d’État ou bien qu’ils possèdent le statut d’entreprises publiques, pose la question de leurs modes de gestion des ressources humaines, de leur organisation du travail et de leur aptitude à se « rénover ».
Précisément, les nombreuses injonctions à se transformer, adressées de partout aux services publics, et qualifiées de modernisations, sont présentées, tantôt comme résultant de l’évolution d’un environnement réputé autonome, tantôt comme le moyen de dépasser des dysfonctionnements internes (il faut sortir du cercle vicieux bureaucratique !). Il est courant de souligner le rôle contraignant des mesures prises au niveau européen, posant ainsi la décision d’ouverture de nombreux secteurs à la concurrence, comme le résultat d’une évolution irrémédiable. Fréquemment dans la presse, dans la plupart des milieux politiques, la modernisation des services publics est comme « essentialisée », c’est-à-dire que l’adaptation nécessaire à des modifications se fait en rapport à un environnement présenté comme un cadre non discutable et tout puissant. De toute part, est faite alors la promotion d’un État plus rentable et moins régulateur, un État « qui ait l’audace de passer du “gouvernement” à la “gouvernance”, pour se faire tout petit au point de se faire enfin oublier » [1].
Les salariés de la plupart des services publics sont ainsi affrontés, en France, au paradoxe d’une réforme incessante. Alors que la modernisation devrait n’être qu’un moment (une transition) dans la vie d’une organisation, les tentatives de généralisation, en externe comme en interne, des relations clients–fournisseurs, le développement d’une approche plus « commerciale » et la « meilleure » prise en compte du caractère financier dans les prises de décision, traduisent souvent une volonté de réformer en permanence toutes les dimensions de l’activité de production de valeur (comme l’ont montré récemment les transformations de la Poste ou du Ministère de l’Equipement).
Si la « rigidité » des services publics (la célèbre absence de flexibilité du mammouth !) et les mouvements inopinés de grèves font l’objet de critiques abondantes, plus rares sont les études d’ordre sociologique qui évaluent l’impact des réformes sur la qualité du lien social en leur sein. L’ouvrage de Jean-Luc Metzger analyse les conséquences de cette « pratique modernisatrice et continue » sur les formes de la coopération dans une entreprise publique du secteur des télécommunications, sur la décennie 1987-1997.
En peignant très scrupuleusement un tableau général des réformes (s’attachant à leurs modes de conception, d’annonce au personnel, de mise en œuvre, d’évaluation…), cet ouvrage scrute le rôle de dirigeants des services publics, tout particulièrement leur conception du management, dans la forme que prend la modernisation. Metzger soutient l’hypothèse intéressante que s’il veut réformer en permanence l’organisation, c’est que l’acteur dirigeant (en l’occurrence une élite « X-Télécom » cherchant à s’autonomiser de la tutelle d’autres corps de hauts fonctionnaires) est porté par une culture utopique du changement et du social (et que cette culture est d’ailleurs en grande partie partagée). Si les dirigeants justifient leurs réformes au nom de la nécessaire modernisation [2], l’ouvrage prend ses distances par rapport aux arguments managériaux et cherche plutôt à comprendre le sens de ce que l’on nomme par « projets de changement ». De la « cité idéale » à « l’île refuge », de T. Moore à T. Campanella, de R. Owen à C. Fourier, l’auteur offre une lecture vivifiante du concept d’utopie appliquée aux organisations et compare l’action des dirigeants du secteur public avec celle de ces grands « ordonnateurs » de la vie collective.
On doit certainement, pour une part, à la posture « clandestine » de recherche de l’auteur, fondée sur l’observation participante comme sur l’accès direct aux archives de l’entreprise étudiée (compte-rendus, rapports, tracts syndicaux, exposés annexés) la richesse et l’originalité de son argumentation. On comprend que c’est par l’intermédiaire « d’initiés », grâce au bénéfice de sa « position d’insider », que Metzger a eu accès à autant d’informations. Le travail d’observation participation mené de façon discontinue, et selon les mots de l’auteur, au « fil de l’eau », pendant quatre ans (septembre 1994 à août 1998) a couvert un large spectre de situations de travail dans l’entreprise : « équipes d’informaticiens concevant des logiciels, formateurs élaborant de nouveaux cours, utilisateurs de logiciels confrontés à la maîtrise d’outils, gestionnaires des ressources humaines confrontés à la mise en oeuvre de nouvelles règles de gestion, cadres techniques définissant les normes de généralisation de nouveaux équipements, cadres commerciaux en réunions de bilan, cadres dirigeants répondant aux questions de nouveaux recrutés, équipes pluridisciplinaires élaborant de nouvelles méthodes ou de nouvelles offres » [3].
Metzger souligne qu’une partie de ces transformations voulues par les élites dirigeantes obéit à d’autres logiques que simplement « d’adaptation », sans pour autant se cantonner à une interprétation en termes de jeux de pouvoir.
Dans cette période de transformations volontaires, l’auteur cerne trois catégories d’acteurs : les nouveaux managers, de plus en plus rassurés sur leur capacité de conformer le social à un modèle, les non-dirigeants qui, sans concevoir les projets de changement, deviennent les auxiliaires indispensables de leur mise en œuvre et, enfin, les non-dirigeants apprenant, au fil des transformations, la résignation, comportement distinct du retrait ou de l’exclusion qui conduit à autocensurer toute réflexion critique et, conséquemment, à exécuter toute consigne, fut-elle inadaptée ou contradictoire avec le système de valeurs.
Metzger souligne chez les nouveaux managers une aptitude particulière à l’expérimentation, qui leur permet d’apprendre à s’entourer d’auxiliaires utiles dans l’action (utilisation de diverses formes de communication institutionnelle, usage de la formation professionnelle, cooptation d’une catégorie de salariés « acteurs du changement », instrumentalisation de résultats des sciences sociales, recours à des consultants spécialisés…).
Les résultats de recherche de l’auteur soulignent un fossé grandissant entre d’un côté, un acteur dirigeant susceptible de se répéter indéfiniment, ne remettant que peu en cause les fondements de son action mais progressant dans sa capacité à faire mettre en œuvre des plans. De l’autre, un corps social résigné, plus sujet à tirer son épingle du jeu et incapable de sens critique, perdant progressivement la capacité d’apprendre. Une telle combinaison n’entretient-elle pas le conformisme, limitant les possibilités d’invention ? Metzger l’admet et en vient à illustrer un cercle vertueux de la légitimité où l’accumulation des réformes produit des situations complexes dont les salariés cherchent à se sortir en réclamant de nouveaux systèmes techniques et de nouvelles consignes…
Metzger souligne que si la situation produite présente de forts contrastes d’un service étudié à un autre, la généralisation de la logique marchande et du modèle de la concurrence (aussi bien en interne qu’en externe) engendre une responsabilisation accrue du management local (les opérateurs sont sommés d’être autonomes), dans un système social devenu peu compréhensible et où les organisations syndicales apparaissent déstabilisées et néanmoins confortées.
Pour chaque type de restructuration, le processus apparaît le même. Dès l’annonce du projet, sont prédéterminés, par un cercle restreint d’acteurs, les standards généraux de l’organisation avec la définition du nombre de niveaux décisionnels, les finalités et le mode de fonctionnement des entités nouvelles (organigramme type à l’appui). Les premiers projets sont toujours présentés comme résultant d’une « large concertation et négociation avec les organisations syndicales » mais, en réalité, souligne l’auteur, les marges de négociation sont étroites et le jeu comme dicté d’avance.
Ce qu’il y a de frappant dans les travaux de Metzger, c’est que la coopération s’apparente à la fois à un « enjeu » et à une « chimère ». D’une part les réformes ont souvent pour visée explicite de favoriser une coopération plus efficace, alors que, dans les faits, elles conduisent de nombreux salariés à privilégier des attitudes stratégiques, la dissimulation ou la manipulation. D’autre part, la direction de l’entreprise, réalisant que la situation (induite par les actions de réforme permanente) se caractérise par de tels dysfonctionnements, introduit de nouveaux éléments de rationalisation (indicateurs de productivité ou de qualité, logiciels, méthodes), lesquels exacerbent les tendances à l’oeuvre et n’induisent, ni mécaniquement ni systématiquement, un climat favorable à la coopération. La succession de projets de changement s’est accompagnée d’un accroissement de la parcellisation des tâches, laquelle a fait apparaître la nécessité de contrôler la coordination entre les différents rôles et services.
Au moment où les lois de décentralisation de 1982 ont produit leurs effets, où la construction européenne modifie la demande sociale pour les services publics, la force de l’ouvrage de Metzger est de réussir à mettre à jour un système de représentations propre à un groupe dirigeant avec sa composante utopique du social. L’ouvrage présente aussi une très intéressante revue de littérature de la manière dont la sociologie a su analyser le changement et surtout la question de la dirigeance.
Toute transformation de l’organisation nécessite t’elle un changement d’ordre culturel ? Metzger soutient que l’on peut « changer le social » sans changer fondamentalement la culture ; l’acteur réformateur requiert un non-acteur résigné.
Certes, toutes les « modernisations » des services publics ne coïncident pas, trait pour trait, avec la réforme permanente analysée par Jean-Luc Metzger mais l’on peut y voir un louable effort d’idéalisation des tendances à l’œuvre ainsi qu’un outil de compréhension utile pour tous ceux qui s’interrogent sur le sens et l’action de l’État.
Jean-Luc Metzger, La réforme permanente d’un service public : entre utopie et résignation, Paris, L’Harmattan, 2000. 240 pages. 20 euros.