Redessinée par Jacques Rancière, la carte du sensible acquiert une dimension interactive, formant un réseau de connexions organisé sans hiérarchie préétablie. Fondée sur le principe de l’horizontalité et de l’égalité, elle déplace les limites pour offrir un terrain propice à l’émancipation, permettant un cadrage inédit, un regard neuf. Chaque place assignée est désormais ouverte et vacante. Il n’y a plus de chemin tracé. Toute nouvelle configuration est possible et chacun peut y prendre part. « Il y a partout des points de départ, des croisements et des nœuds qui nous permettent d’apprendre quelque chose de neuf si nous récusons premièrement la distance radicale, deuxièmement la distribution des rôles, troisièmement les frontières entre les territoires » (2008, p. 23). Au jeu de la bataille navale, les pièces bougent et permettent un redécoupage du sensible où les choses en sous-marin, cette fois, se déplacent.
Dresser la topographie d’une telle redéfinition du visible apparaît comme une tâche délicate, tant l’entremêlement des routes qui la composent s’apparente au procédé d’hybridation des Roads of Kiarostami (2005). Véritable paradigme de l’image pensive selon Jacques Rancière, ce film permet la synergie entre différents registres d’expression associant deux modes de présentation :
La route est un trajet orienté d’un point à un autre et elle est, à l’inverse, un pur tracé de lignes ou de spirales abstraites sur un territoire. […] Comme [Kiarostami] filme en noir et blanc des photographies en couleur, [la caméra] accuse leur caractère graphique, abstrait ; elle transforme les paysages photographiés en dessins ou même en calligraphies. Mais à un moment, le rôle de la caméra s’inverse. Elle semble devenir un instrument tranchant qui déchire ces surfaces semblables à des feuilles de dessin et qui rend ces graphismes au paysage d’où ils avaient été abstraits. Ainsi le film, la photographie, le dessin, la calligraphie, le poème viennent mêler leur pouvoir et échanger leurs singularités. […] Ce sont les régimes d’expression qui s’entrecroisent et créent des combinaisons singulières d’échanges, de fusions et d’écarts. (p. 132)
Traduire l’entrelacement des voies.
C’est cet exercice délicat de la traduction que s’est assigné Christian Ruby, faisant de « l’interruption » une clé de « la philosophie politique de Jacques Rancière ». Cet ouvrage critique et distancié est paru seulement quelques mois après le recueil né des réflexions de plusieurs conférences données par Jacques Rancière, Le spectateur émancipé. Pourtant, tous les enjeux en sont déjà examinés de façon actualisée, développés avec la rigueur de la démonstration. L’auteur montre que les concepts se chevauchent et permettent « la rencontre des hétérogènes » (2009, p. 59). De « la philosophie de l’émancipation » jusqu’à sa mise en pratique, à savoir « la démocratie », le philosophe parcourt les grands concepts ranciériens en les resituant à l’aune des différentes sources qui les ont suscités. Ainsi est-il parvenu, autour de grands axes, à dévoiler le jeu d’une philosophie exigeante et mûrement élaborée, s’articulant elle-même sur les grands textes de l’histoire de la philosophie ou des sciences sociales. S’opposant au caractère figé de la sociologie (p. 42) ou au principe démiurgique de la science (p. 39), Jacques Rancière conçoit un réseau de ramifications prolongeant d’autres études.
L’exemple du maître ignorant tel qu’il est pensé par Jacques Rancière (1987) a été inspiré par l’expérience éducative du français Joseph Jacotot, qui parvient, en 1818, à partager son goût de la littérature avec des élèves hollandais, une édition bilingue du Télémaque de Fénélon brisant le barrage de la langue au profit d’un partage du savoir. Ainsi ont-ils appris de Jacotot ce que lui-même ne savait pas (la version traduite). Mais l’échange entre maître et élève n’est-il pas indéfiniment mutuel ? La conduite émancipatrice a pour vocation de dépasser les antagonismes. Elle table sur l’abolition de l’apprentissage fondé sur une connaissance présumée supérieure à celui qui la reçoit. Pour le maître ignorant, « toute distance est une distance factuelle, et chaque acte intellectuel est un chemin tracé entre une ignorance et un savoir, un chemin qui sans cesse abolit, avec leurs frontières, toute fixité et toute hiérarchie des positions. » (Rancière, 2008, p. 17). Ce qui témoigne du caractère artificiel de la répartition des rôles entre l’actif et le passif est transposable à d’autres sphères de répartition du sensible ; Jacques Rancière rappelle, non sans ironie, que la dénomination « citoyen actif » concernait autrefois les rentiers éligibles et non le peuple devant travailler de ses mains pour vivre.
Cette reconfiguration du sensible est convertible au domaine de l’art, impliquant une réception active de la part du regardeur, susceptible de la remodeler en fonction de son propre regard :
Le spectateur aussi agit, comme l’élève ou le savant. Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète. Il lie ce qu’il voit à bien d’autres choses qu’il a vues sur d’autres scènes, en d’autres sortes de lieux. Il compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui. [L’émancipation] participe à la performance en la refaisant à sa manière, en se dérobant par exemple à l’énergie vitale que celle-ci est censée transmettre pour en faire une pure image et associer cette pure image à une histoire qu’il a lue ou rêvée, vécue ou inventée. Ils sont à la fois ainsi des spectateurs distants et des interprètes actifs du spectacle qui leur est proposé. (Rancière, 2008, p. 19)
L’œuvre d’art est envisagée comme une entité autonome. Dégagée des intentions de l’artiste, elle s’apparente à un réceptacle pour les projections imaginaires de celui qui la contemple. Une « entre-image » naît de cette relation. « Elle est cette troisième chose dont aucun n’est propriétaire, dont aucun ne possède le sens » (p. 21). Le film de Douglas Gordon et Philippe Parreno Zidane, un portrait du XXIe siècle (2006) ne constitue-t-il pas un prolongement possible de cette idée d’un art générateur d’images autres que celles que l’on voit ? Passant outre le phénomène de starification footballistique, il s’agit de défaire le conditionnement d’un regard, de décadrer la scène. Seul le visage du protagoniste est visible pendant une heure trente. Ne sachant rien du jeu sur lequel se concentre habituellement son attention, le spectateur peut laisser libre court à son imaginaire, dont dérivent d’autres images. « C’est moins la dimension psychologique qui est intéressante que la manière dont une image se forme, » insiste Philippe Parreno, faisant l’analogie avec le support du paysage qui défile sous les yeux du passager d’un train, et auquel s’accrochent ses pensées et ses rêveries. Cette démarche consiste à « produire un film qui permette de produire d’autres films dans la tête des gens. Ce support est un vecteur, un initiateur de ce voyage intérieur ». [1]
Il s’agit alors de renverser les lieux communs pour inventer une autre société, dessillant les yeux d’un conditionnement perceptif et de certaines habitudes de répartition ; cela nous amène à penser des états intermédiaires, dépassant les oppositions communément admises. Pour Christian Ruby, Jacotot et Rancière vont jusqu’à « se confondre » dans la façon dont ils s’emparent du concept d’émancipation (2009, p. 85). En serait-il de même du philosophe et de son exégète ? Du moins partagent-ils la filiation revendiquée d’une tradition philosophique. Hommage envers Althusser ou bien « souvenir probable d’un essai de Marx » (p. 88) ? Les dix « Thèses » réunies en 1996 par Jacques Rancière conçoivent le lien entre art et politique en termes d’ascendance. En 2005, Christian Ruby fait paraître les Nouvelles lettres sur l’éducation esthétique, allusion explicite à Schiller, auquel il va ensuite jusqu’à consacrer une étude complète (2007), Schiller constituant lui-même une des références de Rancière : l’œuvre vidéo d’Anri Sala, Damni i colori, est ainsi envisagée comme un « projet qui s’inscrit dans le prolongement du thème schillérien », à l’instar du régime esthétique de l’art qui habite encore notre société (Rancière, 2008, p. 86). Chacun marche dans les pas de l’autre, en ajustant la trace à la forme de son pied. Si Ruby adapte le vocabulaire qu’il emploie à son objet d’étude, il ne manque pas d’élaborer une vision critique vis-à-vis des implications de cette philosophie. Ainsi la conclusion consiste-t-elle à mettre en application les préceptes de cette philosophie, à « trancher dans le cours des choses » pour en soulever des questionnements.
Le tressage du sensible contemporain.
Christian Ruby a choisi de mettre en lumière certains faits biographiques propres à l’évolution de la pensée de Jacques Rancière jusqu’à nos jours. On apprend par exemple que le massacre de plusieurs défenseurs prônant l’indépendance de l’Algérie lors de la manifestation pacifique organisée en 1961 intervient comme un élément déclencheur dans sa carrière, l’appel de la politique succédant à celui du Fln (p. 104). Ailleurs, Jacques Rancière précise que sa réflexion politique ne relève pas d’un réel choix mais davantage d’une dérive logique de ses objets d’étude. S’affranchissant progressivement du marxisme, pour lequel une partie de sa génération portait un vif engouement, il bâtit pour une part sa pensée sur l’échec de cette doctrine, à l’image du principe de dissensus qui est le fondement de sa philosophie. Il affirme son opposition envers cette « métapolitique » et rejette du même coup l’« archipolitique » de Platon ou la « parapolitique » de Hobbes, assimilant ces trois formes dans leur manque de considération des minorités. Si les définitions proposées se font souvent par la négative, c’est bien parce que la pensée de Rancière fonctionne selon le principe d’une remise en cause des évidences. Sa démarche reste cependant imprégnée par une conviction égalitaire. Ses recherches consignées dans La nuit des prolétaires (1981) ont établi que les ouvriers aspirent tout autant à porter un regard libéré des contraintes d’efficacité propres à leur travail. Parfois gagnent-ils du temps sur la nuit pour lire et écrire, pour renverser les paramètres, unissant leurs « voix » pour s’exprimer et s’échapper de « leur condition ». Si Christian Ruby s’intéresse à cette œuvre en mouvement, c’est alors pour interroger « les traits et les questions spécifiques qu’elle décoche à l’endroit de notre contemporanéité » (p. 14) dans la lignée des multiples travaux qu’il a entrepris sur le lien entre art et politique à l’époque postmoderne. Sans doute a-t-il su saisir le kaïros pour s’emparer d’une philosophie en marche et faire un état des lieux à un moment décisif de son développement.
Optant pour une structure très claire, établie selon le principe du « montage dialectique » (p. 10) cher à Jacques Rancière, Christian Ruby déploie une argumentation ciselée. L’efficacité des explications provient peut-être du fait que l’auteur reprend les codes du langage propre à Jacques Rancière. « Alain Badiou [relève que] Rancière pratique un style assertif qui enchaîne les affirmations dans une espèce de fluidité singulière s’enroulant autour des exemples dont elle se sert. » Christian Ruby lui emboîte le pas en mettant cartes sur table pour présenter une généalogie des positionnements philosophiques postmodernes, axés sur l’aisthesis. S’il mentionne précisément l’implication de Lyotard ou de Deleuze au sein de tels raisonnements, c’est pour mieux souligner la distance qui les sépare de Jacques Rancière. La comparaison est vecteur de clarté pour le lecteur, reprenant la lecture de Jacques Rancière à l’aune de ces éclaircissements d’arrière-fond.
Fervent défenseur d’un sensible de l’immanence, Jacques Rancière affirme sa différence vis-à-vis de telles philosophies en forgeant « le concept d’un “agir humain”, toujours renouvelé par interruption » (Ruby, 2009, p. 21). Dès lors, « rien n’est jamais définitivement clos ni soumis à “une nature des choses”. » Jacques Rancière n’est pas le « philosophe d’ »un groupe ou de quelques uns (p. 17) ; il est « philosophe avec » ceux qui veulent bien partager un nouveau « découpage de l’espace et du temps, du visible et du dicible » (p. 19). Aujourd’hui, le sensible offre des « remodelages infinis » (p. 23) ne laissant plus de place à une « histoire-temps » linéaire (p. 24). Police et politique constituent le versant négatif et positif de ce milieu pluriel. La société contemporaine est envisagée comme un mode d’entremêlement de différentes interfaces avec lesquelles il s’agit d’interagir afin de dépasser les a priori. Pour lancer les dynamiques, Jacques Rancière explore le hors-champ de la politique, réinvestissant la notion de « différend » et faisant de la « mésentente » la « clé d’intelligibilité de la politique ». L’art contemporain participe à ce mouvement par un acte de redistribution des rôles. Jacques Rancière cite l’exemple de René Fransisco pour soutenir l’idée que la fiction opère des dissensus, modifiant notre perception des évènements. Pour la Biennale de São Paulo, l’artiste utilise l’argent d’une fondation dédiée à l’art pour la rénovation d’une maison, après avoir procédé à une enquête sur les conditions de pauvreté dans un quartier déshérité. Les frontières entre art et social se brouillent au profit d’une nouvelle conception de l’art politique, qui n’a plus rien à voir avec les tentatives de sensibilisation de Brecht ou Debord.
Envisagée par Jacques Rancière, la matrice du sensible entremêle espace et temps. L’œuvre d’art permet alors de bouleverser le cadre spatio-temporel, en le neutralisant et en installant un autre registre possible d’appartenance au visible. Dans son analyse, Christian Ruby insiste sur le postulat de l’égalité et sa mise en acte à travers le principe de subjectivation, où le sujet se construit à partir de ce qu’il entreprend (2009, p. 102). Entre art politique et politique de l’art s’élabore ainsi une réflexion sur la démocratie, dont le tirage au sort pourrait être un principe. Aussi, Jacques Rancière aime à rappeler le travail d’Alfredo Jaar, dont la première intervention utilisait le support de la carte postale pour signifier que les correspondants anonymes et inconnus de ceux qui les recevaient étaient encore en vie.
(A) Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, Fabrique, 2008. (B) Christian Ruby, L’interruption. Jacques Rancière et la politique, Paris, Fabrique, 2009.