Le malaise social et politique actuel ne paraît pas relever seulement, ainsi que le croyait Paul Valéry en son temps, d’une crise de l’esprit ! Le monde moderne, en vérité, n’est au faîte de la gloire technologique qu’à raison de déployer, dans ses pratiques, une société de mépris, de maltraitance et de blocage de la parole. La concurrence pressante entre les membres du corps social et politique est la plus dure des conditions du temps présent, celle d’une société d’humiliation et de domination, par conséquent d’une société de privation de reconnaissance des individus, des groupes, des citoyens les uns par les autres, dans la sphère publique, mais aussi de privation de la parole dans les lieux publics. Chacun est désormais soumis à un traitement tel que son approche la plus courante du monde social et politique démocratique est oblitérée par des instances chargées de formater la parole ou de la rendre impossible à exprimer dans des termes non autorisés. Quand ces torts, en fin de compte, ne sont pas redoublés par l’expérience négative d’un isolement du fait de préoccupations partagées toujours réduites au seul mutisme des politiques du consensus.
Si tel est bien le cas, ne faut-il pas tenter à la fois de construire des moyens théoriques appropriés à la compréhension de notre situation et de cerner des orientations pour l’action, ainsi que pour l’exercice de la parole ? Afin d’y aider, une théorie de la société et une théorie des instances de la parole démocratique ne devraient-elles pas rendre compte au moins d’une contradiction majeure déployée à présent, à partir de laquelle il serait possible de reconstruire une autre pratique de la parole démocratique. Une contradiction ainsi énonçable : d’un côté, règnent une exploitation sociale et politique, masquée sous l’illusion d’une « reconnaissance » détournée en psychologie du moi, une « participation » traduite en soumission implicite au consensus, sous une « revalorisation des tâches » qui contribue à une véritable capture des savoir-faire et une « autonomie » qui n’est rien que fausse délégation ; de l’autre, se déploie une critique sociale dispersée en mouvements d’émancipation si divers que leur pouvoir et leur efficacité ont considérablement décru. Le résultat de ce déséquilibre entre les forces sociales ne se fait pas attendre. Il se traduit en absence d’usage public de la raison ou de confrontation entre les citoyens, au point qu’on peut mesurer le tort subi par chacun au degré d’invisibilité sociale auquel il est dramatiquement soumis, mieux sans doute qu’à la manière dont la sphère du social est menacée par le pouvoir et l’économie.
À quel genre d’émancipation pouvons-nous donc encore rêver ? Comment les forces méprisées peuvent-elles conquérir une visibilité sociale susceptible de favoriser la reconnaissance des sujets, des citoyens ou des peuples ? Au mieux, les gouvernants ne nous promettent que des redistributions, des participations, des intéressements. Jamais de reconnaissance, jamais de travail d’objectivation de la conflictualité sociale ou de la lutte entre les sujets socialisés.
Pour tenter de nous orienter dans ces questions, invitons les lecteurs à un exercice peu fréquent. Hormis l’exigence de lire chaque ouvrage pour soi, la tâche philosophique n’exclut pas de tenter d’articuler des ouvrages autonomes afin de mieux éclairer un problème. À l’adresse des chercheurs, certes, mais aussi des citoyennes et des citoyens, des lectrices et des lecteurs d’EspacesTemps.net, nous proposons ici une analyse combinée de deux ouvrages qui apparemment n’ont aucun point commun, l’un suivant un fil conducteur philosophique, l’autre construisant une analyse sociologique du problème politique de la parole. En réalité, ils s’agencent fort bien pour donner de l’ampleur à un problème central de notre époque : au milieu de très nombreuses propositions, quels concepts retenir qui favoriseraient une compréhension de notre situation et l’élaboration d’un pratique sociale et politique ?
Les philosophes et la fonction-avenir.
Quelle critique du capitalisme les philosophes nous proposent-ils, à l’heure où nous devons assumer la condition de la pluralité ― il n’y a plus une seule rationalité légitime ― et la fin des grands récits ? Une initiation à un processus d’émancipation par la raison, à la manière des Lumières, peut-elle encore suffire à modifier le cours des affaires humaines ? Faut-il persévérer à raisonner sur la société à partir d’une théorie de la déviation relativement à un idéal ? Où trouver encore une charge explosive susceptible d’animer des enthousiasmes contemporains ?
Tel est le système de questions à partir duquel Honneth Axel, philosophe et sociologue, professeur à l’université Goethe de Francfort, et directeur de l’Institut de recherche sociale, travaille depuis longtemps. On lui doit déjà un ouvrage essentiel portant sur la Lutte pour la reconnaissance (2000) centré sur l’analyse de trois sphères de la reconnaissance : l’amour, le droit et la solidarité.
C’est pour mieux réveiller cette fonction-avenir de l’esprit que l’auteur a autorisé la réunion en un ouvrage de divers articles, rédigés entre 1981 et 2004. Quelques-uns de ceux-ci furent déjà publiés en langue française, les autres sont inédits dans notre langue. S’il peut paraître, au premier abord, que ces articles renvoient à des objectifs un peu dispersés (les pathologies du social, la Théorie critique, le mépris, la reconnaissance, l’individuation, la postmodernité), ils ont, en tout cas, comme nous allons le montrer, un objectif commun, la critique sociale ou les potentiels d’action (critique) dans les sociétés contemporaines.
Simultanément, ne cachons pas qu’ils correspondent aussi, dans la perspective de l’éditeur, au souci d’élargir la connaissance par le public de langue française de la philosophie de Honneth. En France, nous connaissions assez bien jusqu’à ce jour la théorie de la reconnaissance. Mais nous ne disposions d’aucune conception globale de sa philosophie (son inscription dans l’histoire de la philosophie, le réseau de références dont elle se réclame, les proximités dont elle se dote). Honneth ne pense lui-même cette question de la reconnaissance que dans le cadre d’une philosophie critique, héritière à ses yeux de la Théorie critique de l’École de Francfort. Il était temps d’offrir au public une ample matière de réflexion.
Mais, telle est aussi la configuration théorique que ce que l’un des meilleurs spécialistes français du langage, Philippe Breton, tente dans son dernier ouvrage, L’incompétence démocratique, d’explorer. Il s’attaque, en effet, au décalage constatable entre l’idéal politique de la démocratie et sa réalisation dans notre société. L’idéal de démocratie suscite de nombreuses adhésions et d’immenses espoirs ; quant à sa réalisation, l’auteur n’en perçoit pas encore les formes achevées. C’est dans cette tension entre l’idéal et la réalisation que Breton trouve l’explication du scepticisme (théorique et pratique) de ceux pour qui l’idéal démocratique reste une illusion. Cette dissonance entre espoirs et réalités engendre, d’après les mots de l’auteur, un « malaise dans la politique ».
Rappelons, pour compléter sa biographie, que Philippe Breton est chercheur au Cnrs (laboratoire de sociologie de la culture européenne) et qu’il enseigne à l’université de Paris-I-Sorbonne. Il est également l’auteur de nombreux autres ouvrages, tels que L’éloge de la parole (2003), dans lequel il vante les vertus de la parole et surtout critique sa mauvaise utilisation dans le domaine politique. Au demeurant, il devient rapidement évident que L’incompétence démocratique représente un dense condensé de ses recherches combinées aux travaux de célèbres historiens et sociologues tels que Jean Pierre Vernant ou Norbert Elias.
La philosophie sociale aujourd’hui.
On pourrait se contenter d’affirmer d’emblée que, dans un contexte au cœur duquel la philosophie politique se concentre plutôt sur l’analyse des procédures démocratiques, la philosophie sociale de Honneth ne craint pas de s’afficher comme une philosophie de la « dispute » ou de l’antagonisme social. Mais, par là, rien n’a encore été dit. Il convient de préciser encore qu’elle organise un lien entre les antagonismes sociaux et la reconnaissance sociale, en se muant en une philosophie polémique par rapport au statu quo. D’ailleurs, Honneth, sur ce plan, n’en est pas à son coup d’essai, puisqu’il a déjà développé de nombreuses analyses portant sur trois formes de reconnaissance primordiales (amoureuse, juridique, culturelle). Ainsi, cette philosophie demeure-t-elle, en effet, préoccupée du sort de la raison pratique, s’interdisant de confondre cette dernière avec la raison instrumentale. La raison reconnaissante se tisse autour d’une critique du présent et de la définition d’un noyau de convictions pratiques envisageables non masquées sous un consensus.
Pour autant qu’une telle raison puisse servir de fondement à une philosophie sociale, elle a finalement un double rôle. D’une part, celui de favoriser la construction d’un écart entre une conscience immergée dans l’immédiat et une conscience prête à la critique, condition d’une véritable compréhension sociale et politique du temps. D’autre part, celui de défendre l’idée selon laquelle « pour coopérer sur une base égale, pour agir ensemble esthétiquement, pour pouvoir s’entendre sans contrainte, il est nécessaire de disposer d’une conviction pratique accordant de la valeur à chacune de ces activités afin de justifier la mise au second plan des intérêts individuels » (p. 112). Ce qui énonce, cette fois, une des conditions pour que l’action soit solidaire et dessine la possibilité d’une autre collectivité. Car, cette raison reconnaissante doit nous apprendre à relier l’élaboration d’une critique de la situation d’anomie sociale à une explication des processus ayant contribué à leur dissimulation, afin de suggérer une réaction nécessaire et de forger le désir de transformer le présent.
Évidemment, de nombreux commentateurs jugeront que « la question de savoir comment venir à bout en pratique des conditions productrices d’injustice n’entre en général plus dans le domaine des tâches de la critique sociale » (p. 123). Mais Honneth fait plutôt de ce point le motif d’une discussion, peu décidé à laisser la question de la reconnaissance entre les mains des seuls théoriciens.
Voilà pourquoi il discute d’abord avec tant d’ardeur la situation de la philosophie sociale au sein de toutes les disciplines philosophiques historiquement constituées. En évoquant les problèmes de délimitation et de frontières entre elle et ses consoeurs (la philosophie politique, la philosophie du droit, la philosophie éthique), il ne cesse de faire remarquer que l’essentiel demeure de la maintenir dans le cadre de la philosophie pratique.
Voilà aussi pourquoi il refuse ensuite de la dissocier de la pratique, cette fois réelle. Comment ne pas voir que « l’objet propre » (p. 40) de la philosophie sociale est d’abord le diagnostic du présent, certes, mais aussi la dénonciation de la non-réalisation de soi de l’homme dans les conditions sociales actuelles ? En un mot, pour qu’il y ait véritablement « philosophie sociale », il faut construire simultanément un critère général de ce qui constitue la normalité sociale en cours (p. 97) et penser une alternative à cette situation. Une alternative qui soit fondée en pratique. Qu’on la pense sous le chef d’une désaliénation, sous forme d’une réconciliation après dissolution, ou sous forme d’une mise en évidence d’une contradiction structurelle au cœur même des lois de développement du capitalisme (pp. 56, 65, 105) ― Honneth évoque aussi les théories de la « perte », du « déclin », de « l’appauvrissement » ―, une perspective de changement demeure requise permettant non seulement de dénoncer les vies réifiées, mais aussi de déterminer les moyens de leur transformation.
Des ancêtres incontournables.
C’est à partir de cette première élaboration ― recentrant les analyses philosophiques sur le paradigme de la dispute plutôt que sur le paradigme du consensus ou de la communication, comme l’accomplit aussi Ph. Breton ― que Honneth part à la recherche des ancêtres de la philosophie sociale. En fin de compte, il fait reposer cette dernière sur une constellation assez magistralement dessinée de philosophes, choisis parce qu’ils ont été « attentifs aux phénomènes négatifs du social », à son caractère conflictuel et concurrentiel. Cette constellation (chronologique et structurelle) regroupe de Jean-Jacques Rousseau à Jürgen Habermas, Charles Taylor et Michel Foucault, voire Cornelius Castoriadis, les philosophes qui ont apporté leur pierre à l’édifice de la fonction-avenir : Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Karl Marx, Friedrich Nietzsche, mais aussi des sociologues parmi lesquels aux deux extrêmes du temps Émile Durkheim et Pierre Bourdieu, et enfin des médiateurs comme Georg Lukacs, pour ne citer que les principaux.
Dans le vivier classique, il réserve une place marquante à Rousseau dont il fait simultanément un « fondateur de la philosophie sociale moderne » (p. 50) et une sorte de « pionnier de la sociologie » (p. 47). Ce qui retient l’attention de l’auteur n’est pas seulement la capacité de Rousseau à mettre au jour un « diagnostic critique ». Il valorise le fait que ce philosophe de la pratique pense les causes de la corruption de la société civile. Ses réflexions critiques portant sur la civilisation dévoilent les pathologies dans et de la vie sociale : corruption, orgueil, vanité, hypocrisie, soulignant que la société dans son ensemble est atteinte par l’injustice sociale. D’ailleurs, Rousseau n’invente-t-il pas l’idée philosophique d’aliénation (p. 50) ? En tout cas, « cela a permis de ne plus appréhender une forme de vie sociale sous le seul aspect de sa légitimité politique et morale, mais d’interroger également les limites structurelles que cette forme de vie impose à l’être humain dans sa quête de réalisation de soi ».
Que l’on puisse trouver à l’analyse des textes de Rousseau par Axel Honneth quelques ambiguïtés n’empêche pas d’apprécier cette façon de rendre compte de la manière dont la notion d’« état de nature » chez le philosophe de l’Ermitage décline une excellente toile de fond sur laquelle les pathologies à dénoncer prennent plus de relief. Cette notion, dont le seul intérêt est méthodologique, permet de faire ressortir en négatif les perturbations de la vie sociale (p. 45).
Quoi qu’il en soit, cette analyse de la philosophie de l’inégalité et du contrat autorise à confirmer l’importance à accorder à la question des interactions et des rapports, dans le cadre social, à l’encontre des sacralisations habituelles de la relation extériorisée et du consensus, ou de leur « inverse », l’individualisme.
Aux côtés de Rousseau, c’est G.W.F. Hegel, plus exactement le « jeune Hegel », qui tient la place majeure, compte tenu de son attention aux potentiels d’émancipation immanents aux projets de la modernité. Le Hegel de Tübingen et de Iéna a effectivement donné à penser l’atomisation sociale, l’apathie et la paupérisation (on pourrait se demander, d’ailleurs, si cela ne se prolonge pas, d’une autre manière, jusqu’à la Philosophie du Droit). Hegel pense la crise qui affecte la vie sociale dans son ensemble. Afin d’étudier cet objet, il dispose d’un contrepoint : le modèle de la totalité éthique grecque détruite ou disparue. L’individu contemporain ne se sent plus ni maintenu par ni appartenir à quoi que ce soit. Ainsi naît le thème de la perte du « lien social », si l’on veut. En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’il est possible de vivre autrement. « La vie sociale que Hegel a sous les yeux est dès lors caractérisée par une perte d’universalité qui engendre des conséquences pathologiques autant pour les sujets que pour la communauté. » (p. 53). Pour Hegel, en somme, « c’est l’engagement pour le bien commun qui est la condition d’une forme de société qui permet à ses membres de se réaliser soi-même ».
Puis viennent Karl Marx, Friedrich Nietzsche, chacun pour son compte, évidemment. Le premier pour avoir replacé la paupérisation au centre de la vie sociale ; pour avoir opéré la critique de l’aliénation sociale, et conçu le concept de « réification », favorisant la critique de la destruction des conditions qui permettent à l’être humain de parvenir à la réalisation de soi. Le second pour avoir décrit la crise culturelle exemplaire qui structure la fin du 19e siècle. Nietzsche favorise alors un changement de perspective (p. 60) : il rompt avec les prémisses de l’historicisme florissant et avec le progressisme idéaliste, précise Honneth. Son idée du déclin des systèmes de valeurs établis lui permettant de faire comprendre comment un tel déclin entraîne un effondrement des finalités éthiques qui permettaient jusque-là d’orienter la vie des sujets et de lui donner un sens.
L’héritage intellectuel de la Théorie critique.
Ce n’est évidemment pas tout. Axel Honneth est aussi l’actuel directeur de l’Institut de recherches sociales. À ce titre, il est une question incontournable : quel statut conférer à la Théorie critique dans ses travaux ? Cette Théorie critique (dite théorie de l’École de Francfort, et liée aux noms de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno) appartient-elle au passé ? Est-elle tombée, doit-elle tomber dans l’oubli ? Est-elle seulement désuète ? Chose décisive, en tout cas, cette référence oblige à statuer sur trois points essentiels : quelle expérience historique a incarné la Théorie critique, et ses prolongements ? Quel est le support pratique d’une théorie sociale critique ? À qui est destinée la Théorie ?
De l’École de Francfort ― qui s’est largement construite en s’appropriant l’histoire intellectuelle européenne de Hegel à Freud ―, Honneth reconnaît d’abord le rôle et la fonction dans l’étude du national-socialisme. Bien sûr, il lui reproche ensuite globalement son incapacité à rendre compte du social, du fait de vues trop économistes (dans la décennie 1930, p. 182) et d’une absence flagrante d’enquêtes assez approfondies. Enfin, il concède sans difficulté que les théoriciens de l’École ont cédé à l’idée un peu simplifiée d’une domination totale, sur le monde occidental, de la raison instrumentale à partir d’un développement manqué du processus civilisationnel dans son entier (pp. 80, 153). Autrement dit, si ces théoriciens affirment bien que les membres de la société peuvent mener une vie réussie en commun, ils appuient cela sur l’idée d’une déviation instrumentale par rapport à un idéal, à une forme « intacte » de vie sociale. Cette courte vue, celle d’un âge d’or, en quelque sorte, rend les philosophes de la Théorie critique aveugles au problème de l’émancipation et à la capacité humaine à s’extraire de la réification. Honneth en lit le défaut jusque dans le Adorno d’après 1945 : « dans Minima Moralia, Adorno conteste radicalement toute possibilité d’une théorie morale universelle, parce que les “dommages” de la vie sociale ont conduit désormais à une telle fragmentation du comportement individuel que l’orientation vers des principes supérieurs n’est, de manière générale, plus guère possible » (p. 110) ; mais finalement, affirme-t-il, Adorno préserve un idéal d’autoréalisation coopérative et reste ancré dans l’idée d’une perte de la « bonne universalité » (pp. 111, 121).
La question revient alors de savoir comment concevoir derechef la critique pratique ? Quelles sont les forces du sujet qui sont encore mobilisables ? « Même là où prévaut chez ses auteurs un certain scepticisme quant à la possibilité d’une application pratique de la raison, la question émerge dans toute sa gravité devant la nécessité présumée d’assumer de manière interne une continuité entre théorie et pratique. » (p. 124).
Au demeurant, précise Honneth, Jürgen Habermas a au moins le mérite d’avoir redécouvert le social (p. 158). Il revient sur les pratiques effectives. Et, d’une certaine manière, la sphère de la communication intersubjective échappe à la raison instrumentale. Du coup, il peut réarticuler théorie et pratique, penser une capacité collective à s’autodéterminer par la discussion publique. Néanmoins, Habermas se focaliserait uniquement sur les règles formelles de la communication réussie. Il croit que la révolte naît de la violation des procédures de l’entente comme si ces dernières étaient originaires (puisque pour lui, le consensus est premier). Or, selon Honneth, ce qui est violé, au cœur du social contemporain, ce ne sont pas des procédures originelles, mais un sens de la justice (qui, par ailleurs, n’est pas toujours formulé).
Enfin, devant la question de savoir à qui est destinée la Théorie, les difficultés s’amoncellent. Certes, la classe ouvrière ne développe pas automatiquement, à mesure que s’impose le travail mécanisé et parcellisé, la disposition révolutionnaire. Et on ne peut plus en appeler à un destinataire de la théorie prédéfini, qui aurait à sa charge de la traduire en pratique. À la place du prolétariat « doit désormais émerger une capacité rationnelle enfouie dont les motivations sont en principe partagées de manière identique par tous les sujets » (p. 125). Belle universalisation de la révolte ! Mais le problème est-il résolu pour autant, même si Honneth affirme que nous sommes tous logés à la même enseigne : « les symptômes de la pathologie sociale permettent de déduire que les sujets souffrent également de l’état de la société. Aucun individu ne peut éviter de se concevoir comme diminué ou de comprendre que la coopération est impossible » ?
Le motif de tout conflit est une attente de reconnaissance.
Tout ceci établi, il convient d’en venir au concept central de la philosophie d’Axel Honneth, le concept de reconnaissance. On l’aura compris, ce concept doit rendre possible une théorie du conflit social qui va à l’encontre des théories du consensus à l’instar de celle de Philippe Breton que nous développerons plus bas. Théorie du conflit social, qu’on aurait aimé voir confrontée à des philosophes du différend comme Jean-François Lyotard ou des philosophes de la mésentente comme Jacques Rancière.
Ce qui est certain, c’est que, pour Honneth, « le principe de la reconnaissance constitue en quelque sorte le cœur du social » (p. 154). Mais, rappelons-le, du fait de son histoire même, la reconnaissance ne relève pas seulement du concept. Elle renvoie aussi et sans doute d’abord à une pratique, à l’agir social et à ses manifestations dans la structure de l’espace matériel, à la présence physique dans le quotidien. Les médiums de la reconnaissance ont leur lieu physique dans l’espace social. Aussi la reconnaissance a-t-elle la caractéristique d’une action (qu’il s’agisse des plans de l’amour, du droit et de la solidarité ou d’autres plans encore), d’un acte de reconnaissance qui ne peut se réduire à de purs mots ou expressions symboliques puisque seuls les comportements correspondants lui donnent sa crédibilité pour le sujet reconnu.
D’ailleurs classique (Rousseau, Hegel, Marx), cette conception de la reconnaissance nous vaut de beaux passages portant sur les phénomènes d’invisibilité sociale : le noble pour lequel son serviteur est invisible, le prisonnier qu’on rend invisible, la femme de ménage à côté de laquelle on passe sans la voir (p. 226 sq.), … La théorie de la reconnaissance « cherche à porter son attention sur les pratiques d’humiliation ou d’atteinte à la dignité par lesquelles les sujets se voient privés d’une forme légitime de reconnaissance sociale et donc aussi d’une condition décisive pour la formation de leur autonomie » (p. 247). Sur ce plan, Honneth évoque fugitivement, mais on pourrait en faire un excellent thème de recherche, la littérature de la non-reconnaissance (La Case de l’Oncle Tom, p. 248).
Le concept de reconnaissance permet de mettre au jour des expériences brisées, des luttes, des groupes sociaux et des personnes invisibles. Ce concept n’est sans doute pas dissociable, finalement, de ce que Hegel appelait déjà la « lutte pour la reconnaissance », et que Honneth reprend à son compte (tout en la dissociant de la perspective kantienne du « respect », p. 237). La lutte pour la reconnaissance n’est ni la lutte pour le pouvoir ou la domination ni la lutte pour l’existence, dite « utilitariste ». Elle pose le problème de l’établissement de rapports et de la réciprocité. Elle est acte performatif de confirmation intersubjective des capacités des sujets dans le monde social. Elle est inséparable d’une lutte comprise non pas en termes d’intérêts biologiques ou matériels pour la conservation de soi, mais comme un processus de formation du rapport pratique à soi à travers des attentes de reconnaissance formulées à l’égard des autres.
Mais, ce concept donne aussi lieu à une exploration, qu’il conviendrait largement de prolonger, des pratiques qui transforment une relation d’invisibilité en un rapport de visibilité. Ce qui ne va pas sans quelque violence. D’ailleurs, comment une expérience de l’oppression peut-elle se muer en conscience réflexive, traduite ensuite en une pratique émancipatrice orientée par la raison ?
Autant évoquer des terrains concrets à partir desquels cette théorie de la reconnaissance peut prendre des significations vigoureuses : le chômage dans nos sociétés, les Sans― (de toutes sortes : domicile fixe, travail, …) – comment des sociétés de droit peuvent-elles d’ailleurs admettre l’existence de Sans – ? ―, les instrumentalisations, les idéaux de la personnalité détournés en mise en valeur du moi sur un modèle esthétisant, les stratégies managériales détournant les idéaux de lutte en épanouissement individuel, les contrôles des échappatoires (le vide intérieur, le sentiment d’inutilité, le désarroi et l’absence de repères), …
Il est évidemment possible de faire valoir des réticences à propos du vocabulaire de la « pathologie sociale » utilisé par Honneth. Ces termes sont marqués au sceau de la médecine et impliquent la recherche de « médecins » de la société (les philosophes ? les sociologues ? les politiques ?). Le philosophe prend cependant des précautions quant à cet usage, renvoyant à la fois à Rousseau et à sa propre manière de concevoir les limitations nécessaires de la sphère de l’économie (p. 173).
L’idéal et la pratique démocratique.
D’ailleurs, Rousseau ne pose-t-il pas les fondements de la théorie politique démocratique dont beaucoup se réclament de nos jours ? Une démocratie qui met la parole au centre de tout ? Philippe Breton part justement de ce principe selon lequel le malaise contemporain relatif à la politique résulte d’une absence de compétence pratique de et dans la démocratie. Les citoyennes et citoyens ne parviennent pas à faire fonctionner les institutions démocratiques qui leur restent extérieures.
L’auteur ouvre son livre en énonçant l’hypothèse suivante : avant de se caractériser par l’efficacité de ses institutions, par des valeurs communes, la démocratie se fonde sur un savoir-faire, un « parlé démocratique » (sic). Philippe Breton affirme d’emblée que, « pour être un démocrate, il faut savoir parler démocratiquement ». Et cette parole n’est pas donnée, nous n’y sommes pas formés. C’est ainsi que Breton préconise, à l’adresse des citoyens, l’instauration d’un nouvel enseignement de la parole, de la rhétorique. La rhétorique est, pour lui, la « matrice » de la démocratie.
Il nous encourage donc, sûrement, à nous interroger sur ce qu’est vraiment la rhétorique. Certes, d’abord, un art du discours. La rhétorique contribue à décliner une puissance de conviction et de persuasion afférente, entre autres, à la parole politique. Ainsi, selon Jean de La Fontaine, il convient de diviser l’usage de la rhétorique en deux possibilités : celle qui se réduit à la vile flatterie ou celle qui promeut l’œuvre d’amélioration de la cité. Le problème qui est ici posé est celui de l’impact politique de la parole mais aussi celui de la fonction de la parole dans le contrat avec l’interlocuteur.
Concernant l’impact politique de la parole, nous pouvons sérieusement craindre, au regard de ce que nous vivons nous-mêmes de la politique aujourd’hui, que donner plus de crédit à la rhétorique pourrait favoriser un retour des veilles techniques sophistiques. En effet, l’habileté de certains adeptes de Protagoras impliquait l’inclusion de la politique dans un jeu de séduction dangereux. Le sophiste met en place un raisonnement faux, malgré une apparence de vérité. Il suit une logique précise, mais qui aboutit généralement à une conclusion fausse. Comme le rappelle le philosophe français Alain : « Ce qui a été cru par tous, et toujours, et partout, a toutes les chances d’être faux ». Ainsi, les «maîtres du savoir » peuvent tromper, aisément, les esprits simples ou peu avertis…
De ce point de vue, les propositions formulées par Breton, dans son ouvrage, paraissent inadaptées, voire contraires à l’idéal démocratique. L’auteur essaie de montrer que le principe fondateur du « parlé démocratique » est : « ma parole vaut la vôtre ». Ainsi, comme principe fondateur d’une démocratie moderne, il fait toute sa place à l’isegoria, un des trois fondements de la démocratie athénienne. Entendons par là l’Égalité de parole. Or celle-ci est incompatible avec l’avènement d’une société dirigée par des sophistes qui affirment : « Je possède la vérité ». Rentrant dans un jeu de séduction, la parole n’est plus le reflet d’une égalité de jugement : ceux qui s’expriment bien ont raison ! Les sophistes approuveraient finalement la constitution d’une sorte d’aristocratie politique, l’émergence d’une classe spécifique qui possèderait la parole politique… Or, chacun le sait, la démocratie ne devrait pas se concrétiser par la domination d’un groupe, d’une élite, sur le peuple.
Pour conclure, rappelons une citation du philosophe français Rousseau. Elle montre bien que la démocratie doit être le fruit du dur labeur de tout un peuple, tendu vers une destinée commune : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevrons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout ». Par ces termes, extraits du Contrat Social, Rousseau insiste sur l’importance de la formation de la volonté générale, bien plus qu’il n’insiste, comme on veut le laisser croire lorsqu’on prend la démocratie pour un simple mode de vie (chacun fait ce qui lui plaît), sur le développement individuel. C’est donc en ce sens que nous ne pouvons envisager la démocratie qu’en fonction du pacte social ― et de l’usage de la parole qu’il suppose ― qui lie les citoyens entre eux.
Dans son ouvrage, Philippe Breton vante à plusieurs reprises les vertus du consensus, il écrit à ce sujet : « la pratique du consensuel est inévitable ». Pour lui, une démocratie ne peut s’exercer sans la pratique du consensus. Le consensus serait même une sorte de « garde-fou » qui permettrait à la démocratie de préserver les « valeurs démocratiques », au premier rang desquelles le « parlé démocratique ». Or il convient, pour un lecteur curieux, de bien comprendre ce qu’est véritablement le consensus. Ce terme s’oppose certes à la notion de dispute et c’est sûrement en ce sens que l’on a souvent tendance, à l’instar de Ph. Breton, à encenser le consensus. En effet, cette expression est toujours employée pour exprimer une adhésion à la société sans médiation politique. Elle correspond à un modus vivendi (mode de vie) qui se perpétue sans heurt. Nous pouvons alors parler de tacitus consensus populi, ce que nous pouvons traduire par la formule « qui ne dit mot, consent ». Il n’y a ni ami, ni ennemi, les conflits ne sont plus vécus… Ainsi, vanter les vertus du consensus afin de faire grandir la démocratie semble manifester une conception chimérique de ce système politique. Afin d’étayer ce point, rappelons encore le propos d’un homme politique britannique, Clément Attlee : « La démocratie c’est gouverner par la discussion, mais ça n’est efficace que si vous pouvez couper la parole aux gens ».
Afin de respecter le principe démocratique énoncé plus haut, il conviendrait de parler de consentement. Non pas en termes d’adhésion tacite ou de servitude forcée, ce qui reviendrait encore à une sorte de consensus mais en termes d’approbation et de convictions établies, évoquant l’idée d’une coopération consciente de chacun des citoyens. Le consentement a pour but d’insuffler une dynamique interne à la société.
Au travers des deux exemples exposés ci-dessus, nous voyons bien que l’auteur tente de trouver des solutions au « malaise dans la politique ». Il tente, de surcroît, de redonner à la démocratie son sens premier, en s’appuyant a maintes reprises sur les travaux de Jean-Pierre Vernant relatifs, on le sait, à la démocratie athénienne. Il place la parole au centre du projet démocratique et prône, ainsi que nous l’avons écrit précédemment, un apprentissage du « parlé démocratique ». Malheureusement, au travers de ces propositions, Philippe Breton interdit toute possibilité de prise de parole populaire, en tout cas, de parole non codifiée.
Au fur et à mesure du déroulement de la lecture du livre et sous le coup de l’afflux de propositions, nous nous apercevons du fait que les propos de l’auteur finissent par dénaturer l’idée de démocratie. Si l’on suivait pleinement les idées de l’auteur, nous reviendrions à un système élitiste, dans lequel de grands orateurs disposeraient d’un monopole total sur la parole politique. Nous continuerions à vanter les vertus du consensus, ce qui aboutirait à bloquer encore plus durablement le système démocratique.
* * *
Nous ne pouvions rien présager de l’intérêt d’une confrontation entre deux ouvrages provenant d’univers si différents. Notre tentative pourtant n’est pas sans portée. Elle éclaire, nous a-t-il semblé, un des aspects centraux de la politique contemporaine. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, au vu des résultats ici proposés, le tissage auquel nous avons procédé interdit de perpétuer les discours habituels sur les nécessités de l’époque auxquelles il conviendrait de céder (« on n’y peut rien »), ou sur les vicissitudes du temps (« rien ne vaut »). D’autant que les ouvrages rapprochés attestent de l’obligation qui nous est faite de régler, si possible, une série de problèmes cruciaux : notamment celui de l’enchaînement de la reconnaissance et de l’effectuation de la parole politique, et ceci dans un sens et dans l’autre.
Il ne nous a pas fallu beaucoup d’efforts pour nous apercevoir, en effet, que l’ouvrage d’Axel Honneth nous conduisait de l’exploration de la reconnaissance à la question de la vie politique publique, tandis que celui de Philippe Breton nous imposait un parcours du silence à la parole, dans la perspective de l’instauration d’une démocratie vivante. Nous obtenons ainsi une chaîne qui déconcerte moins l’esprit qu’on ne pourrait le croire. Elle souligne que la reconnaissance ne saurait rester muette, qu’elle requiert une traduction politique, tandis que la politique qui ne se verrait pas alimentée par une parole vivante ne pourrait pas assumer une reconnaissance publique des torts faits aux uns et aux autres.
L’effet produit est finalement saisissant. L’ordonnancement observé oblige à conclure que nous n’en avons jamais terminé avec la cause démocratique. Qu’on dispose ou non des institutions adéquates à servir les desseins de ce type de régime, rien ne saurait être appelé démocratique, véritablement, sans la double perspective de la reconnaissance et de l’exercice de la parole. Et tout ceci se résume sans doute en une formule : la démocratie est moins un état des affaires humaines qu’une pratique qui vient se heurter constamment à la nécessité de recommencer à devenir plus démocrate.
Honneth Axel, La société du mépris, Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, 2006 (Traductions : Olivier Voirol, Pierre Rusch et Alexandre Dupeyrix).
Philippe Breton, L’incompétence démocratique, La crise de la parole aux sources du malaise (dans la) politique, Paris, La Découverte, 2006.