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Serendipity.

La pauvreté et l’art misérable.

Cet article se veut être un écho de la précédente photo du mois. Il est aussi suivi d’un article publié le 1er juillet 2016.

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Image 1 : Vrai laitier à Masindray (Madagascar). Il gagne moins d’un euro par jour… Source : Christian Bouquet, 2005.

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Image 2 : Le Monde, © Courtesy Galerie In SITU, Paris.

En découvrant « Cow » dans un article du Monde consacré à la Foire internationale d’art contemporain, j’ai ressenti un choc violent. Non pas de ceux qui vous saisissent quand vous êtes en présence de « Guernica » ou du « Cri ». Non, plutôt une forme de honte et de dégoût. Parce que des vélos et des bidons comme celui que Subodh Gupta a voulu montrer aux amateurs d’art contemporain (pour dénoncer les « contrastes » de la société indienne ?), on peut en voir des milliers en situation réelle dans les collines qui bordent Antananarivo, la capitale de Madagascar. Et, derrière les guidons, il y a des milliers de vrais laitiers qui dévalent chaque jour de très bonne heure les pistes latéritiques plus ou moins carrossables pour livrer le produit de la traite matinale dans les petits marchés de la périphérie urbaine. Dans l’après-midi, ils s’arc-boutent sur des vraies pédales pour remonter vers leurs villages, bouclant ainsi un périple d’une quarantaine de kilomètres avec, en poche, un peu moins d’un euro pour le travail d’une journée.

J’ai profité d’un récent déplacement à Madagascar pour vérifier que je n’avais pas la berlue, et que Subodh Gupta n’avait pas simplement immortalisé un objet devenu image d’Epinal depuis mon dernier passage. Mais non, sur la piste qui remonte vers les montagnes orientales et qui traverse les villages d’Ambohimanambola et de Masindray, ils sont encore fidèles au rendez-vous de l’aube, formant parfois de véritables gruppetti qui rivalisent d’adresse pour ne pas chuter quand ils conduisent à vive allure dans les descentes leurs vieilles bicyclettes lourdement et imprudemment chargées. Parfois le danger les fait rire.

J’ai pris deux ou trois photos, mais pas plus, car une gêne indéfinissable s’est installée entre moi et mes « modèles ». Que pensaient-ils de mon geste ? Quel sens pouvaient-ils lui donner ? Est-ce que j’allais sortir la coupure du Monde et leur traduire le prix du « Cow » (40 000 €) en francs malgaches ? Je me suis replié rapidement vers la ville, convaincu au moins d’une chose : il est plus facile de créer une œuvre d’art dans l’isolement de son atelier, loin des réalités du monde. Et c’est sans doute la raison pour laquelle on perd très vite le sens commun.

Ai-je été contaminé ? Au moment où le soleil se couchait sur le quartier d’Ambanidia où je réside habituellement, j’ai vu dans une benne à ordures un être humain encore vivant. C’est également une image assez courante à Antananarivo : il y a des milliers d’ultra-pauvres qui survivent en mangeant les déchets des moins pauvres. Mais, ce soir-là, au lieu d’avoir ma réaction primaire habituelle, c’est-à-dire évoquer les salaires des patrons du CAC 40, j’ai d’abord intellectualisé la scène, je l’ai même métaphorisée en voyant dans le vieillard décharné qui grattait la pourriture le prélude à sa mort prochaine, et dans la benne à ordures qui était déjà son tombeau. L’homme s’était en quelque sorte inconsciemment rapproché de ce qu’il allait devenir, faisant ainsi gagner du temps à la société.

C’est là que l’on voit ce qui sépare un vrai artiste d’un amateur. Ma version des choses n’intéresserait personne et, surtout, ne rapporterait rien. Alors j’ai eu une autre idée : « l’installation », ou la « performance » – j’ignore la différence – avec une benne à ordures, ses déchets et son vieillard décharné encore vivant posés sur un podium au centre d’une exposition d’art contemporain à Paris. C’est un peu compliqué comme organisation, notamment pour l’obtention du visa du modèle, bien qu’il ne soit pas vraiment « sans papiers », mais je pourrai profiter de cette tribune pour demander à François Pinault, dont on dit qu’il est un grand mécène, de m’aider un peu. Avec 40 000 euros, on peut nourrir correctement environ deux cents Malgaches pendant un an. Avec un peu plus, on pourrait même les soigner lorsqu’ils sont malades.

Il semblerait qu’une simple photo de mon installation pourrait rapporter autant. Mais ce n’est pas mon projet artistique. Je veux que les visiteurs puissent réellement être saisis quand ils verront avec leurs yeux, quand ils essaieront de croiser le regard de l’homme, quand ils sentiront les déchets en putréfaction, quand ils toucheront du doigt la crasse de la benne. Parce que si certains de mes semblables sont prêts à débourser des sommes démesurées pour une indécente copie de la misère du monde, c’est qu’ils n’arrivent plus à voir l’autre moitié de la planète. Il faut la leur mettre sous le nez.

 

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En découvrant « Cow » dans un article du Monde consacré à la Foire internationale d’art contemporain, j’ai ressenti un choc violent. Non pas de ceux qui vous saisissent quand vous êtes en présence de « Guernica » ou du « Cri ». Non, plutôt une forme de honte et de dégoût. Parce que des ...

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Christian Bouquet

Professeur de géographie à l’université de Bordeaux-3, sa double carrière d’enseignant-chercheur (thèse d’État : Insulaires et riverains du lac Tchad, L’Harmattan 1991), puis de conseiller chargé du développement auprès des ambassades de France, l’a conduit à travailler et à vivre pendant plus de trente ans dans les pays d’Afrique subsaharienne et de l’Océan Indien. Actuellement, il travaille à la fois sur la géographie politique africaine (Géopolitique de la Côte d’Ivoire, A. Colin 2005), et sur le thème des frontières (en collaboration avec Hélène Velasco-Graciet, coordination de Tropisme des frontières et Regards géopolitiques sur les frontières, L’Harmattan, 2005 et 2006). Ses recherches actuelles portent essentiellement sur les rapports entre la mondialisation et le creusement des inégalités.

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