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Serendipity.

Contexte.

De janvier 2012 à octobre 2015, l’Unité Mixte de Recherche CNRS 6590 « Espaces et Sociétés » (ESO), ...

La musique comme fonction biologique.

Réflexion critique autour de la notion de « cerveau musical ».

Quand la musique passe les portes du laboratoire.

Et si la musique n’était pas une production culturelle, un art plus ou moins improvisĂ©, mais un agencement spĂ©cifique de neurones ou un bagage gĂ©nĂ©tique hĂ©ritĂ© ? Et si les capacitĂ©s d’écoute, de pratique, et d’apprĂ©ciation musicale dont font preuve certaines personnes ne dĂ©pendaient non pas de leur environnement social, mais de certaines prĂ©dispositions biologiques ? Et si la musique [1] Ă©tait une fonction innĂ©e, par opposition Ă  une facultĂ© acquise par apprentissage ?

On trouve ces interrogations regroupĂ©es sous la plume de Bernard Lechevalier [2] : « Y a-t-il des facteurs autres que sociologiques, et particulièrement neuropsychologiques, susceptibles d’expliquer la diffĂ©rence entre les groupes de personnes qui aiment la musique, ceux qui la connaissent et la pratiquent, et ceux qu’elle laisse indiffĂ©rents ? Â» (2010, p. 24). Alors que le chercheur français — partant du prĂ©supposĂ© que la musique est reliĂ©e Ă  une aire spĂ©cifique du cerveau humain â€” s’adonne Ă  la tâche d’investiguer les diffĂ©rences neuro-­anatomiques pouvant ĂŞtre observĂ©es entre des sujets musiciens et non musiciens, nous nous contenterons, dans cet article, d’examiner les propos d’auteurs l’ayant prĂ©cĂ©dĂ©, ces dernier­s Ă©tant Ă  la recherche de la localisation ainsi que de l’origine de la musicalitĂ©. Ce sont les chercheurs d’un courant que l’on pourrait nommer « neuro-musicologie Â» ou encore « neuroscience cognitive de la musique Â» [3] qui se donnent pour mission de rĂ©pondre aux questions formulĂ©es en exorde. Leurs recherches, qui visent, de manière gĂ©nĂ©rale, Ă  rapprocher l’organe qu’est le cerveau Ă  la discipline musicale, peuvent ĂŞtre regroupĂ©es en deux Ă©coles principales, l’une française, l’autre canadienne. Leurs objets d’investigation sont vastes, s’étendant de l’hypothĂ©tique distinction entre le cerveau des musiciens et celui des non-musiciens Ă  l’éventuelle inscription du talent musical dans des rĂ©seaux neuronaux spĂ©cifiques, en passant par les dĂ©marcations entre les zones cĂ©rĂ©brales de traitement de la musique et du langage. Ce dernier point, ayant trait aux zones cĂ©rĂ©brales spĂ©cifiques au traitement du langage, est notable Ă©tant donnĂ© que les recherches sur la cĂ©rĂ©bralisation de la musique semblent avoir Ă©mergĂ© prĂ©cisĂ©ment en rĂ©ponse aux dĂ©bats portant sur la distinction entre langage et musique au niveau cĂ©rĂ©bral. En effet, les controverses en la matière mettent en scène des positions variĂ©es en ce qui concerne la question de savoir si la musique emprunte les mĂŞmes circuits neuronaux que le langage lorsqu’elle parvient au cerveau ou si elle possède un parcours ainsi que des zones spĂ©cifiques Ă  l’intĂ©rieur de l’organe. Nous verrons plus bas que cette interrogation est essentielle lorsqu’il s’agit de se poser la question de l’éventuel rĂ´le actif de la musique dans l’évolution de l’espèce humaine. Les auteurs principaux dont nous exposerons la pensĂ©e ci-après, bien qu’ayant des thĂ©matiques de recherche diffĂ©rentes les unes des autres, prennent part au dĂ©bat Ă©voquĂ© ci-dessus en partageant le prĂ©supposĂ© suivant quant Ă  l’inscription cĂ©rĂ©brale de la musique, qu’ils tiennent d’ailleurs pour acquise : la musique concerne des rĂ©seaux neuronaux spĂ©cifiques, qui ne sont pas les mĂŞmes que ceux exploitĂ©s par le langage. Il s’agit de la thèse de la spĂ©cialisation cĂ©rĂ©brale pour la musique, sur laquelle nous reviendrons en dĂ©tail par la suite [4].

Dans cet article, nous commencerons par examiner le contexte socio-historique de production des thĂ©ories proposĂ©es Ă  l’étude, avant de les prĂ©senter brièvement selon la perspective des auteurs. Ensuite, nous tâcherons de les dĂ©cortiquer selon une perspective d’études sociales des sciences et de la mĂ©decine, en faisant ressortir l’influence que de telles thĂ©ories peuvent avoir sur la sociĂ©tĂ© et les personnes concernĂ©es, et en mettant en Ă©vidence la manière dont les propos soutenus par les auteurs tendent Ă  vĂ©hiculer une reprĂ©sentation de l’individu en tant que sujet cĂ©rĂ©bral (Ehrenberg 2004, Vidal 2005). Nous partirons de l’analyse de deux articles, l’un provenant de ce que je nommerai l’« Ă©cole française Â» (Platel, Lechevalier…), l’autre de l’« Ă©cole canadienne Â» (Peretz, Zatorre…). Le premier est un article d’HervĂ© Platel [5], tirĂ© de l’ouvrage collectif Le cerveau musicien. Neuropsychologie et psychologie cognitive de la perception musicale et intitulĂ© « Anatomie fonctionnelle de la perception et de la mĂ©moire musicale Â», dans lequel l’auteur se demande s’il existe un « cerveau musicien, Ă  l’image d’un cerveau spĂ©cialisĂ© dans le traitement du langage, avec des rĂ©gions corticales spĂ©cialisĂ©es dans la perception et la mĂ©morisation de la musique Â» (p. 291).

Le second, tirĂ© de The cognitive neuroscience of music, est un article d’Isabelle Peretz [6], intitulĂ© « Brain Specialization for Music : New Evidence from Congenital Amusia Â». Dans cet article, il est Ă  nouveau question de la thèse de la spĂ©cialisation neuronale pour la musique et de la façon dont cette thĂ©orie peut ĂŞtre appuyĂ©e ou mĂŞme « prouvĂ©e Â» par les observations menĂ©es en lien avec des cas d’« amusie congĂ©nitale Â», selon le terme crĂ©Ă© par l’auteure.

Le paradigme du cerveau.

Les deux articles, ayant Ă©tĂ© publiĂ©s l’un en 2003, pour la première Ă©dition, l’autre en 2006, succèdent Ă  la fameuse « dĂ©cennie du cerveau Â» Ă©voquĂ©e par G. W. Bush en 1990, qui ne semble pas avoir pris fin Ă  la date mentionnĂ©e par l’ancien prĂ©sident. Bien au contraire. C’est pourquoi nous parlerons ici de « paradigme scientifique [7] du cerveau Â», ce qui nous permet de supposer un allongement indĂ©terminĂ© de la pĂ©riode historique actuelle, caractĂ©risĂ©e par un engouement pour les connaissances liĂ©es Ă  l’organe prisĂ© par Descartes.

Ă€ une Ă©poque oĂą la recherche autour du cerveau semble avoir atteint son paroxysme, la comprĂ©hension de l’être humain est constamment remise en question et remodelĂ©e en fonction des avancĂ©es des disciplines mĂ©dicales et scientifiques, tendant toujours plus vers une forme de rĂ©ductionnisme cĂ©rĂ©bral. Comme l’affirme Fernando Vidal [8], « diverses tentatives Ă©mergent pour saisir les fondements cĂ©rĂ©braux de phĂ©nomènes individuels ou sociaux, rapprocher les sciences humaines des neurosciences Â» (2005, p. 37-38), le prĂ©fixe neuro- s’attachant (et s’attaquant) dĂ©sormais Ă  toutes les disciplines.

Les approches tendant Ă  la cĂ©rĂ©bralisation de la musique que nous allons examiner ci-après semblent doublement emprisonnĂ©es, Ă  la fois au sein d’un paradigme cĂ©rĂ©bral parfois rĂ©ductionniste et dans son revers, la visĂ©e d’application des neurosciences Ă  des domaines concernant le comportement individuel et social des acteurs sociaux. L’extension des neurosciences Ă  des sphères de plus en plus nombreuses et diffĂ©renciĂ©es peut induire des transformations plus ou moins importantes touchant aux reprĂ©sentations d’un sujet quant Ă  son identitĂ©, Ă  la mĂ©decine et Ă  ses possibilitĂ©s curatives, Ă  la science et aux espoirs qu’elle porte, ou encore Ă  la maladie et Ă  la santĂ©. Dans un tel contexte, le sujet peut ĂŞtre confrontĂ© Ă  une reprĂ©sentation de lui-mĂŞme en tant que possesseur d’un cerveau qui semble le dĂ©finir ontologiquement, un organe sur lequel on peut agir et produire un discours, que l’on peut mettre en images, dĂ©cortiquer, analyser, classer ou catĂ©goriser. Ian Hacking [9], dans son cours au Collège de France (2005), estime que la science fonctionne selon des « impĂ©ratifs Â» implicites, qui orientent les recherches vers des modèles prĂ©Ă©tablis. Ainsi, les recherches scientifiques — y compris celles que nous nous apprĂŞtons Ă  prĂ©senter â€”, auraient tendance Ă  quantifier, mĂ©dicaliser, normaliser, biologiser, et Ă  rendre gĂ©nĂ©tique leurs objets de recherche (ibid.).

Les Ă©tudes mobilisĂ©es dans le cadre de cet article semblent effectivement vouloir inscrire biologiquement et gĂ©nĂ©tiquement certaines capacitĂ©s usuellement comprises comme le fruit d’un apprentissage. Les sphères mĂ©dicales et scientifiques peuvent Ă©galement ĂŞtre confrontĂ©es Ă  un certain nombre de mĂ©tamorphoses liĂ©es Ă  un paradigme cĂ©rĂ©bral qui semble rapprocher et entremĂŞler les disciplines, allant parfois jusqu’à les confondre. En effet, certains mĂ©decins semblent se transformer peu Ă  peu en techniciens, en maniant des machines sophistiquĂ©es pour travailler sur — et non soigner de leurs mains â€” le corps humain, parfois rĂ©duit Ă  un objet d’analyse. Ă€ leur tour, les scientifiques semblent Ă©largir leurs champs de recherche en travaillant dans des domaines ayant trait aux maladies mentales et somatiques, calquant leurs Ă©tudes sur les cas et besoins cliniques. Dès lors, il peut devenir ardu de se positionner sur les distinctions entre sciences et mĂ©decines lorsqu’il s’agit d’agir ou de fournir des connaissances sur l’organe complexe qu’est le cerveau.

Musique et cerveau.

Les recherches en neuropsychologie de la musique, que l’on pourrait imaginer rĂ©centes, semblent avoir Ă©mergĂ© Ă  la fin du 19e siècle, suite aux premiers constats de dissociation, chez des patients cĂ©rĂ©bro-lĂ©sĂ©s, entre les capacitĂ©s musicales et les facultĂ©s langagières (Lechevalier, Platel et Eustache 2006). Les chercheurs que nous allons Ă©tudier s’autoproclament nĂ©anmoins pionniers dans la recherche sur les liens entre musique et circuits neuronaux, s’étant remis Ă  la tâche dès les annĂ©es 1990, Ă©galement Ă  la suite de cas de personnes souffrant d’une forme particulière d’agnosie, nommĂ©e « amusie Â». Le terme d’amusie sera repris et dĂ©veloppĂ© par Peretz (2003) qui en viendra Ă  parler d’« amusie congĂ©nitale Â». Après avoir constatĂ© que les personnes concernĂ©es par l’amusie peuvent tout Ă  fait s’exprimer et comprendre le langage, mais qu’elles sont dĂ©sormais insensibles Ă  tout ce qui a trait Ă  la musicalitĂ©, la première hypothèse de spĂ©cialisation cĂ©rĂ©brale pour la musique est Ă©mise, et les expĂ©rimentations sur le fonctionnement du cerveau en situation d’écoute ou de pratique musicale dĂ©butent. Les recherches dans le domaine de la neuro-musicologie ont probablement Ă©tĂ© largement facilitĂ©es et encouragĂ©es par l’apparition de nouvelles techniques d’imagerie cĂ©rĂ©brale, surtout Ă  partir du dĂ©but des annĂ©es 1990, concordant avec la reprise des travaux de neuropsychologie musicale.

Il est intĂ©ressant de noter que les auteurs que nous aborderons ci-après semblent avoir tout d’abord basĂ© leurs hypothèses sur les cas d’amusie diagnostiquĂ©s dès la fin du 19e siècle, pour en venir Ă  mener leurs propres recherches cliniques et expĂ©rimentales visant Ă  confirmer les donnĂ©es obtenues par leurs prĂ©dĂ©cesseurs (Lechevalier, Platel et Eustache 2006, Peretz 2003). Il est Ă©galement important d’avoir conscience du fait que la plupart des donnĂ©es produites par les chercheurs en neuroscience musicale sont basĂ©es sur des expĂ©rimentations effectuĂ©es sur des personnes souffrant de lĂ©sions cĂ©rĂ©brales, celles-ci Ă©tant comparĂ©es Ă  des groupes contrĂ´le estimĂ©s ĂŞtre en possession d’une certaine « normalitĂ© cĂ©rĂ©brale Â». C’est le cas par exemple de la recherche de Peretz en 2003, qui compare un groupe de personnes « amusiques congĂ©nitales Â» avec un groupe de sujets contrĂ´le sur des tâches de reconnaissance de mĂ©lodies, de paroles et de sons environnementaux. De ce fait, il est important de garder Ă  l’esprit que les recherches prĂ©tendant dĂ©tenir des preuves d’une spĂ©cialisation cĂ©rĂ©brale pour la musique sont pour la plupart issues d’études Ă  partir de cerveaux lĂ©sĂ©s. Sur une base comparative, ces rĂ©sultats sont gĂ©nĂ©ralisĂ©s aux cerveaux dits sains, Ă  dĂ©faut de parvenir Ă  un consensus sur les zones concernĂ©es par l’écoute et la reconnaissance musicale chez des individus ne souffrant pas d’amusie.

La spécialisation cérébrale pour la musique.

Les deux articles sur lesquels se basent nos observations concernent plus ou moins directement la thèse de la spĂ©cialisation neuronale — ou sĂ©lectivitĂ© cĂ©rĂ©brale â€” pour la musique, sur laquelle les chercheurs provenant tant de France que du Canada s’accordent. La thèse de la spĂ©cialisation peut ĂŞtre dĂ©finie comme suit :

La spĂ©cialisation cĂ©rĂ©brale pour la musique renvoie Ă  la possibilitĂ© que le cerveau humain soit Ă©quipĂ© avec des rĂ©seaux neuraux dĂ©diĂ©s au traitement de la musique. Le fait de trouver des bases Ă  l’existence de tels rĂ©seaux spĂ©cifiques Ă  la musique suggère que la musique pourrait avoir des racines biologiques [10].(Peretz 2003, p. 193)

Au contraire, si l’on dĂ©couvre que la musique est systĂ©matiquement corrĂ©lĂ©e Ă  d’autres aires cĂ©rĂ©brales, notamment celles abritant les fonctions langagières, on pourrait la considĂ©rer comme un construit culturel, comme c’est gĂ©nĂ©ralement le cas (ibid.). Comme mentionnĂ© prĂ©cĂ©demment, l’hypothèse d’une sĂ©lectivitĂ© neurale pour la musique a Ă©tĂ© fondĂ©e Ă  partir de cas de patients prĂ©sentant des lĂ©sions cĂ©rĂ©brales, comme l’annoncent Lechevalier, Platel et Eustache en affirmant que « la prĂ©sence de troubles perceptifs linguistiques ou musicaux extrĂŞmement sĂ©lectifs suggère l’existence de rĂ©gions cĂ©rĂ©brales spĂ©cialisĂ©es dans ces domaines Â» (2006, p. 82). Or, comme le laisse entendre cette affirmation, l’hypothèse de la spĂ©cialisation cĂ©rĂ©brale pour la musique se trouve ĂŞtre intimement liĂ©e au dĂ©bat ayant lieu au cĹ“ur de la neuropsychologie musicale concernant la distinction ou la superposition du langage et de la musique au niveau des aires cĂ©rĂ©brales. En effet, le fait de postuler une sĂ©lectivitĂ© neuronale concernant la musique Ă©quivaut Ă  prendre parti du cĂ´tĂ© d’une dissociation entre musique et langage. Platel insiste sur le fait que c’est l’essor des mĂ©thodes expĂ©rimentales ainsi que des techniques d’imagerie cĂ©rĂ©brale qui a permis de plaider en faveur d’une « distinction musique/langage, en localisant chacune des fonctions dans un hĂ©misphère diffĂ©rent Â» (p. 292), le langage Ă©tant localisĂ© dans l’hĂ©misphère gauche, la musique dans l’hĂ©misphère droit (ibid.) [11]. Suivant l’hypothèse d’une spĂ©cialisation cĂ©rĂ©brale pour la musique, Platel cherche Ă  dĂ©montrer, dans son article, l’existence d’un « cerveau musicien Â», au mĂŞme titre que la dĂ©couverte des aires de Broca et de Wernicke, Ă  la fin du 19e siècle, permettent de parler d’un cerveau langagier.

Le chercheur a conscience du problème de causalitĂ© qui se joue dans ce genre de dĂ©monstration. En effet, si l’on parvient Ă  la conclusion que des zones cĂ©rĂ©brales sont particulièrement impliquĂ©es dans le traitement de la musique, il reste problĂ©matique « d’un point de vue phylogĂ©nĂ©tique de dire si les capacitĂ©s musicales se sont construites Ă  partir du substrat dĂ©volu aux capacitĂ©s langagières, ou l’inverse Â» (ibid., p. 291). Lechevalier (2010) soulève Ă©galement ce problème concernant la plasticitĂ© cĂ©rĂ©brale — notion sur laquelle nous reviendrons ultĂ©rieurement â€” en se demandant si les diffĂ©rences structurelles observĂ©es entre les cerveaux des musiciens et des non-musiciens sont Ă  mettre sur le compte de la pratique musicale intensive ou Ă  relier Ă  des dispositions innĂ©es. De son cĂ´tĂ©, Peretz fonde sa thèse de la spĂ©cialisation neuronale pour la musique sur trois types de cas : les dĂ©sordres cĂ©rĂ©braux acquis ; les problèmes dits congĂ©nitaux, sur lesquels nous reviendrons Ă©galement ci-après ; et les stimulations cĂ©rĂ©brales de personnes souffrant d’épilepsie. Si la musique est biologiquement dĂ©terminĂ©e, ce qui est l’hypothèse de la chercheuse, alors il reste Ă  dĂ©montrer que des spĂ©cialisations neuro-anatomiques existent (Peretz 2003). Les trois domaines susmentionnĂ©s sont, Ă  son avis, des preuves de l’existence de rĂ©seaux neuronaux dĂ©diĂ©s spĂ©cifiquement Ă  la musique, constituant des anomalies cĂ©rĂ©brales qui perturbent ou Ă©pargnent exclusivement les compĂ©tences musicales des sujets (ibid.).

Nous nous concentrerons ici sur le cas de l’amusie [12]. L’amusie, qui peut ĂŞtre dĂ©veloppĂ©e suite Ă  un accident vasculaire cĂ©rĂ©bral par exemple, ou encore ĂŞtre congĂ©nitale, selon la thèse singulière de l’auteure, consiste en des « troubles de la perception et de l’expression de la musique […] en rapport avec un dysfonctionnement cĂ©rĂ©bral Â» (Lechevalier 2010, p. 32), et peut ĂŞtre totalement dissociĂ©e des fonctions langagières, dans le sens oĂą un sujet peut conserver la parole et la reconnaissance du langage, tout en ne percevant plus du tout la musique, ou en la trouvant dĂ©sagrĂ©able Ă  l’écoute par exemple, les cas Ă©tant très diversifiĂ©s.

La musique comme fonction biologique, voire génétique.

Selon Peretz (2003), les preuves apportĂ©es par les neurosciences actuelles en matière de musique favoriseraient la perspective biologique par rapport Ă  la culturelle. Bien que l’hypothèse de la spĂ©cialisation neurale pour la musique aille, de manière gĂ©nĂ©rale, dans le sens de sa biologisation, Peretz va plus loin en affirmant que la musique pourrait mĂŞme avoir une origine gĂ©nĂ©tique. Ainsi, les impĂ©ratifs de la recherche scientifique tels que pensĂ©s par Hacking (2005) suivent l’ordre Ă©tabli par le philosophe ; après la biologisation, la tentative de rendre l’objet d’étude gĂ©nĂ©tique. Le dessein de son article est de passer en revue les preuves neuropsychologiques allant dans le sens de l’apprĂ©hension de la musique comme une fonction biologique, et d’exposer son hypothèse concernant ce qu’elle appelle l’« amusie congĂ©nitale Â» (« congenital amusia Â»). Ce type d’amusie, dit congĂ©nital, concernerait des personnes sujettes Ă  l’amusie dès leur naissance, indĂ©pendamment de leurs compĂ©tences sociocognitives, ce qui laisserait supposer une Ă©ventuelle hĂ©rĂ©ditĂ© du phĂ©nomène. Le cerveau serait-il donc prĂ©figurĂ© pour percevoir ou non la musique ? Le constat de l’amusie congĂ©nitale Ă©tant posĂ©, les preuves ne suivent pas : la chercheuse est actuellement Ă  la recherche d’appuis expĂ©rimentaux confirmant son hypothèse. En ce qui concerne la thèse de la biologisation de la musique, elle semble faire l’unanimitĂ© parmi les chercheurs dans le domaine. En effet, alors que Lechevalier considère la musique comme une « fonction cĂ©rĂ©brale Â» (2010, p. 38), David Huron [13]se demande si la musique est une adaptation Ă©volutive (Peretz et Zatorre 2003). La thĂ©orie de l’évolutionnisme musical est en cours de dĂ©monstration, reposant sur quatre preuves — gĂ©nĂ©tique, neurologique, Ă©thologique, archĂ©ologique â€”, dont une est dĂ©jĂ  acquise selon l’auteur — la neurologique â€”, et une autre en cours de dĂ©monstration par Peretz elle-mĂŞme (la gĂ©nĂ©tique). Selon Huron, la musique pourrait avoir une valeur de survie en tant qu’elle permettrait la consolidation du lien social, tout comme le langage, qui facilite les interactions groupales (ibid.).

Ces propos conforteraient probablement Platel dans l’idĂ©e que nous sommes en possession d’un « cerveau musicien Â».

Mais oĂą donc se cache la musique ?

MalgrĂ© la confiance en la thèse de la spĂ©cialisation cĂ©rĂ©brale pour la musique, il semble que les chercheurs concernĂ©s ne parviennent pas Ă  un consensus concernant les zones cĂ©rĂ©brales impliquĂ©es dans le traitement de la supposĂ©e prĂ©disposition biologique que constitue la musique. En effet, alors que Blood, Zatorre [14] et al. (1999) tentent une cartographie des fonctions musicales en montrant une activation de la rĂ©gion frontale infĂ©rieure droite et appuient la thèse de la sollicitation prĂ©fĂ©rentielle de l’hĂ©misphère droit dans les processus de mĂ©morisation musicale, selon Platel (2006), cette activation hĂ©misphĂ©rique droite supposĂ©e reste encore Ă  prouver. En effet, nombreux sont les auteurs qui supposent une activation des deux hĂ©misphères lors du traitement cĂ©rĂ©bral de la musique. LiĂ©geois-Chauvel, Chauvel et Laguitton [15]affirment, par exemple, que « la musique ne semble pas ĂŞtre traitĂ©e en intĂ©gritĂ© par l’hĂ©misphère droit, comme cela avait Ă©tĂ© postulĂ© pendant de nombreuses annĂ©es, mais en plusieurs composantes traitĂ©es par les deux hĂ©misphères Â» (Lechevalier, Platel et Eustache 2006, p. 59). Ainsi, le consensus Ă©tant Ă©tabli sur le fait que la musique peut ĂŞtre localisĂ©e dans des zones spĂ©cifiques du cerveau, encore reste-t-il Ă  savoir oĂą elle se cache. Peretz (2003) a conscience du problème lorsqu’elle affirme que si, comme elle le postule, les fonctions biologiques sont prĂ©installĂ©es, il doit y avoir une consistance dans leur localisation cĂ©rĂ©brale, mais qu’il demeure encore difficile d’y avoir accès. L’auteure conclut sur ce point en affirmant Ă  regret que le seul consensus existant Ă  ce jour concerne le contour mĂ©lodique de la musique, que la majoritĂ© des recherches situe dans le gyrus temporal supĂ©rieur et les rĂ©gions frontales droites. Au contraire, en ce qui concerne l’écoute, la reconnaissance ou la reproduction des autres composantes musicales que sont le rythme et le timbre, les chercheurs ne semblent pas parvenir Ă  s’accorder. Il est intĂ©ressant, Ă  ce stade, de constater que malgrĂ© ce manque de consensus scientifique, les revues grand public ainsi que les articles en ligne n’hĂ©sitent pas Ă  clamer haut et fort la localisation des facultĂ©s musicales [16], et que les articles scientifiques eux-mĂŞmes cachent allĂ©grement ce manque de certitude concernant les rĂ©sultats prĂ©sentĂ©s.

Le sujet cérébral.

En avançant l’hypothèse d’un cerveau musicien, les auteurs abordĂ©s plus haut contribuent Ă  vĂ©hiculer une comprĂ©hension de l’individu en tant que sujet cĂ©rĂ©bral. Ce terme, utilisĂ© par Ehrenberg en 2004, suivi de près par Vidal en 2005, renvoie au fait que le cerveau « apparaĂ®t [dans le discours neuroscientifique] comme le seul organe indispensable Ă  l’existence du moi et au maintien de l’identitĂ© personnelle Â» (Vidal 2005, p. 37). L’idĂ©e Ă©tant que les sujets, Ă©tant confrontĂ©s quotidiennement Ă  des connaissances mĂ©dicales et scientifiques accordant une place prĂ©pondĂ©rante au cerveau, pourraient en venir Ă  s’auto-identifier Ă  leur cerveau et Ă  Ă©prouver une certaine confusion entre le fait d’avoir un cerveau et le fait d’être un cerveau, comme le met en avant le titre d’un article de Joseph Dumit [17], « Is it me or my brain ? Â» (2003).

Selon la perspective d’Ehrenberg [18], les neurosciences procèdent Ă  une tentative de neurologisation du social, identifiant progressivement les connaissances sur le cerveau aux connaissances du sujet Ă  propos de lui-mĂŞme, visant de la sorte le rĂ©tablissement de la fusion entre psychiatrie et neurologie qui avait lieu avant la fin du 19e siècle (Ehrenberg 2004). Et en effet, que font les recherches sur la biologisation de la musique, si ce n’est tenter cette fameuse explication neuroscientifique des faits sociaux et culturels ? Renvoyant les capacitĂ©s musicales Ă  des rĂ©seaux neuronaux ou encore Ă  des gènes, elles tendent Ă  vĂ©hiculer l’idĂ©e que les facultĂ©s musicales d’un sujet ne sont pas le rĂ©sultat de son apprentissage de la discipline ni de l’univers social ou culturel dans lequel il a baignĂ©, mais bien plutĂ´t des prĂ©dispositions de son cerveau, auxquelles il peut devenir difficile de ne pas le rĂ©duire. Tout comme Dumit se demande si l’on est ou si l’on a un cerveau, l’on peut se demander si l’on est musicien ou si l’on a simplement des gènes ou des neurones musiciens, en bref : est-on musicien ou a-t-on un cerveau musicien ? De plus, Dumit met en avant l’impact des images dont font usage les articles neuroscientifiques ou mĂ©dicaux afin d’appuyer les propos tenus par leurs auteurs. L’anthropologue soutient l’idĂ©e que les images exploitĂ©es sont assimilĂ©es par les lecteurs Ă  des preuves de la base biologique des phĂ©nomènes observĂ©s (dans le cadre de son article, des maladies mentales). Cette « rhĂ©torique Â» des images de cerveau aurait un « pouvoir persuasif sur la comprĂ©hension qu’ont les individus de leur propre corps et de leur soi objectif Â» (Dumit 2003, p. 35 ; traduction libre). En effet, ils en viendraient Ă  s’auto-reprĂ©senter comme un cerveau, ce qui pourrait Ă©galement conduire Ă  des effets de catĂ©gorisation, que nous aborderons plus bas. En plus de l’impact performatif [19] des images, n’oublions pas celui des mots utilisĂ©s par les chercheurs dans leurs articles, qui Ă©voquent constamment des preuves avant mĂŞme d’avoir entamĂ© leurs expĂ©rimentations. Ce phĂ©nomène est très justement illustrĂ© par Ehrenberg, qui questionne la terminologie utilisĂ©e dans les articles neuroscientifiques : « il faut noter que les expressions employĂ©es par les chercheurs sont : rĂ´le, implication, sous-tendus, base, reposer sur Â» (2008, p. 5), ce qui tend Ă  faire penser que l’on est en prĂ©sence de liens de causalitĂ©, alors qu’il s’agit de simples corrĂ©lations. Ainsi, quand Peretz expose le fait que l’amusie congĂ©nitale est sous-tendue par, ou basĂ©e sur des rĂ©seaux neuronaux innĂ©s, encore faut-il garder Ă  l’esprit qu’il peut s’agir plutĂ´t d’une hypothèse que d’un fait avĂ©rĂ©.

Or, si les thèses et images vĂ©hiculĂ©es par les neurosciences parviennent rĂ©ellement Ă  faire du sujet un « cerveau musicien Â», Ă  partir du moment oĂą certains soutiennent que les capacitĂ©s musicales ne sont pas exclusivement le fruit d’un bagage culturel, social ou artistique, pourquoi alors ne pas optimiser les capacitĂ©s de son cerveau via les nombreuses techniques d’entrainement cĂ©rĂ©bral en ligne, afin de dĂ©velopper les aires concernĂ©es par la musique, plutĂ´t que de s’ennuyer dix annĂ©es durant sur les bancs d’un Conservatoire ? Ce questionnement nous renvoie au phĂ©nomène de plasticitĂ© cĂ©rĂ©brale, Ă©voquĂ© plus haut, qui rend compte de la capacitĂ© adaptative du cerveau, celui-ci se remodelant en fonction des expĂ©riences et apprentissages. Or, comme le dĂ©montre Marion Droz-Mendelzweig [20],

cette comprĂ©hension des mĂ©canismes cĂ©rĂ©braux sous-tend un lien entre l’organe et le sujet qui projette la recherche sur le cerveau dans une dimension innovante, puisqu’ouvrant la porte Ă  une vision foncièrement anti-dĂ©terministe eu Ă©gard au destin de l’individu. (2010, p. 333)

À ce stade, un paradoxe, ou du moins un flou explicatif dans le discours des chercheurs vu­s précédemment, peut être signalé. En effet, ceux-ci se demandent, d’un côté, si des musiciens présenteraient des différences quantitatives dans les présupposées aires cérébrales impliquées dans le traitement de la musique de par leur apprentissage de la musique et, de l’autre, postulent des hypothèses tout à fait déterministes à l’instar de la théorie de l’amusie congénitale, qui fait de la musique un pré-câblage inné.

Il semble que le domaine de la neuropsychologie musicale soit en proie à des tensions concernant le caractère inné ou acquis des zones cérébrales spécifiques à la musique que l’on tente de prouver.

Effets identitaires et de catégorisation.

La comprĂ©hension de soi en tant que sujet cĂ©rĂ©bral, qui Ă©merge du point prĂ©cĂ©dent, peut conduire Ă  des effets identitaires ainsi que de catĂ©gorisation. En effet, tout en dĂ©culpabilisant la personne de son manque de musicalitĂ©, l’hypothèse de l’amusie congĂ©nitale peut contribuer Ă  la classer dans une catĂ©gorie pathologique — ou du moins hors de la norme â€” sur la seule base de sa spĂ©cificitĂ© cĂ©rĂ©brale. De ce fait, tout en ayant la possibilitĂ© de s’identifier Ă  sa nouvelle identitĂ© semi-pathologique, « l’amusique congĂ©nital Â» pourra Ă©galement ĂŞtre discriminĂ© sur d’autres plans. Les thĂ©ories sur le soi-disant « cerveau musicien Â» peuvent contribuer de ce fait Ă  ce que Hacking (2005) nomme « façonner les gens Â», qui consiste Ă  classer et catĂ©goriser les sujets selon des caractĂ©ristiques ayant Ă©tĂ© mĂ©dicalisĂ©es et normalisĂ©es par les recherches scientifiques. Ce façonnage identitaire est, selon l’auteur, accompagnĂ© d’un « effet de boucle Â», compris comme l’assimilation, par les sujets, de la catĂ©gorie Ă  laquelle ils ont Ă©tĂ© attribuĂ©s, puis d’un feedback de la part des individus « façonnĂ©s Â», portant sur la recherche et la sociĂ©tĂ©. C’est ainsi que l’on peut voir Ă©merger des associations de patients ou de proches de patients s’identifiant Ă  la catĂ©gorie diagnostique dans laquelle ils ont Ă©tĂ© rangĂ©s. Des personnes « amusiques Â» pourraient, par exemple, dĂ©cider de revendiquer leur spĂ©cificitĂ© cĂ©rĂ©brale, ou encore leur droit Ă  la dĂ©prĂ©ciation ainsi qu’à l’incomprĂ©hension de la musique.

Par sa critique de la cĂ©rĂ©bralisation des maladies mentales, Ă©voquĂ©e plus haut, Dumit dĂ©montre que les images sur le cerveau — tout en provoquant une identification du sujet Ă  sa maladie dĂ©sormais comprise comme cĂ©rĂ©brale â€” contribuent Ă©galement Ă  classer la population par « types de cerveau Â». Tout comme les cerveaux de personnes atteintes de schizophrĂ©nie, de dĂ©pression, ou encore de dĂ©pendance aux substances peuvent ĂŞtre diffĂ©renciĂ©s par les techniques d’imagerie cĂ©rĂ©brale, il semble que les musiciens et non-musiciens, amusiques ou non, prĂ©sentent Ă©galement, aux yeux des neuroscientifiques, des types de cerveaux spĂ©cifiques pouvant ĂŞtre identifiĂ©s et classĂ©s [21].

En plus de la catĂ©gorisation des individus par types de cerveaux, permise par les recherches neuro-musicologiques, ces dernières tendent Ă©galement Ă  pathologiser certaines pratiques et spĂ©cificitĂ©s ayant trait Ă  la musique. En effet, tandis que Lechevalier (2010) se demande si l’amusie peut ĂŞtre considĂ©rĂ©e comme un handicap, Platel s’interroge sur une possible « pathologie de la justesse vocale Â» (2006, p. 301). On peut ainsi mettre Ă  jour, dans certains Ă©crits neuroscientifiques, une tendance non seulement Ă  la cĂ©rĂ©bralisation des comportements sociaux, mais aussi Ă  leur pathologisation, ce qui peut avoir pour consĂ©quence une stigmatisation des personnes concernĂ©es, et rĂ©vèle en plus des enjeux thĂ©rapeutiques ainsi qu’économiques. En effet, Ă  partir du moment oĂą l’amusie congĂ©nitale pourrait ĂŞtre considĂ©rĂ©e comme une dysfonction cĂ©rĂ©brale et/ou gĂ©nĂ©tique, on pourrait imaginer que l’on tente d’y remĂ©dier par de coĂ»teux systèmes de rĂ©Ă©ducation neuronale, ou encore par des opĂ©rations neurochirurgicales visant Ă  rĂ©parer l’aire cĂ©rĂ©brale spĂ©cifique Ă  la justesse vocale.

Le sujet cérébral comme nouvelle figure anthropologique de la modernité [22].

Nous avons parlĂ© du fait que les propos vĂ©hiculĂ©s par les recherches neuro-musicologiques pouvaient participer Ă  une comprĂ©hension de l’individu en tant que sujet cĂ©rĂ©bral. Le nĂ©ologisme « brainhood Â», crĂ©Ă© par Vidal, rend compte de la performativitĂ© des soi-disant « preuves Â» scientifiques qui tendent Ă  assimiler le sujet Ă  son cerveau : « If personhood is the quality or condition of being an individual person, brainhood could name the quality or condition of being a brain Â» (Vidal 2009, p. 5). Cette nouvelle qualitĂ© ontologique de la personne a, selon l’auteur, gagnĂ© en popularitĂ© dans les publications scientifiques au cours du 20e siècle, jusqu’à devenir une figure anthropologique inhĂ©rente Ă  la modernitĂ©, le cerveau Ă©tant devenu le lieu du « soi moderne Â» (ibid., p. 5-6).

Attendons nĂ©anmoins de dĂ©couvrir les rĂ©sultats des recherches sur l’origine gĂ©nĂ©tique de la musique, sur son rĂ´le dans l’évolution et la survie de l’espèce humaine, et sur sa localisation exacte, pour dĂ©cider si l’individualitĂ© de chacun peut se rĂ©duire Ă  des prĂ©dispositions cĂ©rĂ©brales spĂ©cifiques. MalgrĂ© des rĂ©sultats encore chancelants, les auteurs abordĂ©s dans cet article semblent accorder beaucoup d’espoir Ă  la dĂ©monstration de leurs hypothèses, et voir des preuves de la spĂ©cialisation cĂ©rĂ©brale pour la musique lĂ  oĂą des chercheurs en sciences sociales verraient probablement des diffĂ©rences individuelles, culturelles ou sociales. Que l’on sache reconnaĂ®tre des airs familiers ou non, que l’on apprĂ©cie les performances vocales de Mylène Farmer ou pas, que l’on soit capable de jouer une sonate de Beethoven au piano ou non, le dĂ©bat reste — pour le moment â€” ouvert sur les origines culturelles, sociales, biologiques, ou encore gĂ©nĂ©tiques de la musicalitĂ©.

Musique et langage, une dette invisible.

Pour terminer, intĂ©ressons-nous un instant aux relations entre les dĂ©couvertes neuroscientifiques touchant Ă  la localisation du langage dans le cerveau, et aux recherches parcourues dans cet article ayant trait Ă  la spĂ©cialisation cĂ©rĂ©brale pour la musique. Il est intĂ©ressant de remarquer que la comparaison entre la musique et le langage, vivement rejetĂ©e par les auteurs lorsqu’il s’agit de localiser cĂ©rĂ©bralement la discipline, est exploitĂ©e en de nombreuses autres occasions, le « cerveau langagier Â» semblant reprĂ©senter une sorte d’idĂ©al Ă  atteindre. En effet, nous avons dit plus haut que l’hypothèse de la spĂ©cialisation cĂ©rĂ©brale pour la musique se trouvait intimement liĂ©e aux dĂ©bats concernant les dĂ©marcations ou la cohabitation du langage et de la musique dans les aires cĂ©rĂ©brales. Nous avons vu que les auteurs qui postulent une sĂ©lectivitĂ© neuronale de la musique dĂ©fendent fortement une dissociation entre la musique et le langage au niveau cĂ©rĂ©bral. De ce fait, il semble que des analogies entre musique et langage devraient ĂŞtre Ă©vitĂ©es au maximum par les chercheurs dans le domaine des neurosciences musicales — ceux-ci semblent d’ailleurs rechigner Ă  comparer leurs recherches Ă  celles ayant eu lieu dans le domaine du langage. Pourtant, nous avons vu tout au long de cet article qu’un certain nombre de comparaisons Ă©taient utilisĂ©es par les auteurs afin, semble-t-il, de donner davantage de consistance Ă  leurs propos, les recherches concernant la localisation cĂ©rĂ©brale du langage Ă©tant bien plus avancĂ©es et abouties que celles touchant Ă  la cĂ©rĂ©bralisation de la musique. L’exemple le plus flagrant est celui de Platel, qui semble se baser sur le modèle d’une aire spĂ©cialisĂ©e dans le traitement du langage pour prĂ©supposer et appuyer l’existence d’un « cerveau musicien Â», autrement dit d’une aire propre au traitement cognitif de la musique, Ă  l’image des aires de Broca et de Wernicke pour le langage, qui ont permis de parler d’un « cerveau langagier Â». Un autre exemple de comparaisons entre les localisations cĂ©rĂ©brales de la musique et du langage, malgrĂ© une prise de position pour la distinction des deux phĂ©nomènes, est celui de Huron, qui suppose, en prenant pour rĂ©fĂ©rence les connaissances sur le langage, que la musique pourrait Ă©galement avoir une valeur de survie, par la consolidation du lien social qu’elle pourrait permettre. Il semble donc que les analogies entre musique et langage soient parfois utiles lorsqu’il s’agit de donner de l’ampleur Ă  certaines observations faites par des neuroscientifiques s’intĂ©ressant Ă  la musicalitĂ©, les dĂ©couvertes ayant trait Ă  la spĂ©cialisation de certaines aires cĂ©rĂ©brales pour le langage semblant fonctionner comme un modèle guidant les recherches sur la localisation cĂ©rĂ©brale de la musique.

Abstract

Des études françaises et canadiennes postulent une spécialisation cérébrale pour la musique et cherchent les zones précises qui l’abriteraient. Prouver cette hypothèse conduirait à faire de la musique une fonction biologique, allant parfois jusqu’à lui accorder un rôle dans l’évolution de l’espèce humaine. À l’aide d’outils théoriques issus des études sociales des sciences et de la médecine, nous tentons de démontrer en quoi cette perspective peut être réductrice et peut contribuer à véhiculer une compréhension de l’individu en tant que sujet cérébral, entraînant un effet de catégorisation sociale.

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Notes

[1] Dans cet article, le terme « musique Â» sera dans un premier temps employĂ© au sens large, comme un art ayant recours Ă  des sons et Ă  des silences organisĂ©s sur la base d’un rythme. Cette première acception se veut imprĂ©cise en tant qu’elle renvoie Ă  l’absence de dĂ©finitions proposĂ©es par les chercheurs dont il est fait rĂ©fĂ©rence dans cet article. Dans un deuxième temps, les termes « musicalitĂ© Â» et « capacitĂ©s musicales Â» feront rĂ©fĂ©rence Ă  l’aptitude de l’individu Ă  reconnaĂ®tre et Ă  donner sens aux sons, notes, accords et rythmes, par opposition Ă  l’amusie dont il sera question plus bas.

[2] Bernard Lechevalier est professeur et ancien chef de neurologie au CHU de Caen, où il a contribué à la création d’une unité Inserm en neuropsychologie, consacrée principalement à la mémoire. Membre de l’Académie nationale de médecine, il a rédigé plusieurs ouvrages concernant les troubles de la perception musicale d’origine neurologique, notamment Le cerveau de Mozart en 2003, qui touche à la neuropsychologie de la musique, et Le cerveau mélomane de Baudelaire en 2010, qui s’adresse à un public plus large et dont le sujet est l’écoute musicale. Lechevalier est également organiste titulaire d’une église, d’où peut-être son intérêt pour le domaine de la musique.

[3] D’après le titre de l’ouvrage collectif The cognitive neuroscience of music, sous la direction d’Isabelle Peretz et de Robert J. Zatorre (2006).

[4] Au sujet de la thèse de la sĂ©lectivitĂ© cĂ©rĂ©brale pour la musique, voir par exemple l’article de Peretz (2003), p. 193-201, ou encore l’ouvrage de Lechevalier, Platel et Eustache (2006), p. 82-93.

[5] Hervé Platel est professeur de neuropsychologie à Caen, et internationalement reconnu pour ses travaux de psychologie de la perception musicale. Il a réalisé les premiers travaux de neuro-imagerie fonctionnelle sur la perception et la mémoire musicale en France, dans les années 1990, couplés à des études cliniques sur les capacités musicales de patients touchés par des lésions cérébrales. Il effectue par la suite des recherches visant à développer les méthodes musico-thérapeutiques de prise en charge de patients atteints d’Alzheimer.

[6] Isabelle Peretz est professeure au dĂ©partement de psychologie de l’UniversitĂ© de MontrĂ©al et professeure adjointe Ă  l’UniversitĂ© McGill dans le dĂ©partement de neurologie et de neurochirurgie. Elle est co-fondatrice, en 2005, du Laboratoire international pour la recherche sur le cerveau, la musique et le son (BRAMS : Brain, Music and Sound research), dont elle est actuellement co-directrice.

[7] Au sens où le définit Kuhn dans Structure des révolutions scientifiques (1962) en tant que système scientifique de pensée produisant un ensemble de questions ainsi que des indications méthodologiques sur la manière de poser les questions et d’interpréter les réponses, duquel on peine à se dégager pour comprendre les phénomènes extérieurs.

[8] Fernando Vidal est historien et philosophe des sciences, et travaille sur l’histoire culturelle du sujet cérébral, tant dans son versant neuro-philosophique qu’au travers de la science-fiction.

[9] Ian Hacking est un épistémologue canadien ayant été titulaire de la chaire de Philosophie et histoire des concepts scientifiques du Collège de France de 2000 à 2006. Spécialiste de philosophie des sciences, il émet de vastes critiques des types de raisonnement scientifiques, de la classification en sciences humaines, ou encore des statistiques et probabilités.

[10] Traduction libre de l’anglais : « Brain specialization for music refers to the possibility that the human brain is equipped with neural networks that are dedicated to the processing of music. Finding support for the existence of such music-specific networks suggests that music may have biological roots Â».

[11] Et plus particulièrement dans les zones temporales. Nous reviendrons plus bas sur la localisation de la musique dans l’hémisphère droit, hypothèse non consensuelle parmi les chercheurs en neurosciences musicales, et même nuancée, voire remise en question par Platel lui-même dans d’autres de ses écrits.

[12] Pour des raisons de longueur du texte, nous ne pourrons pas aborder ici la question des investigations menĂ©es par Peretz sur le cerveau des individus souffrant d’épilepsie. PrĂ©cisons simplement que ce domaine apporte une preuve, selon l’auteure, Ă  la thèse de la spĂ©cialisation neurale pour la musique, dans les cas de « musicogenic epilepsy Â», oĂą la crise Ă©pileptique est exclusivement dĂ©clenchĂ©e par l’écoute musicale, et oĂą des zones d’activation cĂ©rĂ©brales prĂ©cises ont pu ĂŞtre observĂ©es pendant la crise. Pour plus de dĂ©tails, voir Peretz 2003, p. 198-199.

[13] David Huron est professeur et chercheur en cognition musicale à l’Université de l’État d’Ohio, directeur du Cognitive and Systematic Musicology Laboratory et affilié au Center for Cognitive Science.

[14] Robert Zatorre est professeur au département de neurologie et de neurochirurgie de l’Université McGill de Montréal, ainsi que co-directeur du BRAMS en collaboration avec Isabelle Peretz.

[15] Catherine LiĂ©geois-Chauvel, Patrick Chauvel et Virginie Laguitton sont les auteurs de l’article « Le traitement musical au niveau du cortex auditif Â», qui a paru dans le cadre de l’ouvrage collectif Le cerveau musicien. Ils sont tous trois des chercheurs rattachĂ©s Ă  l’Inserm, les deux premiers au sein de l’unitĂ© 751 qui se concentre sur les rĂ©seaux Ă©pileptogènes, la dernière au sein de l’unitĂ© E9926, reliĂ©e au Laboratoire de Neurophysiologie et Neuropsychologie.

[16] Par exemple, un article publiĂ© sur Largeur.com, intitulĂ© « On a localisĂ© la musique dans le cerveau Â», qui extrapole Ă  partir de l’article scientifique de Frisoni et al. « Pop music and frontotemporal dementia Â», publiĂ© dans la revue Neurology en 2000 et exposant le cas de patients ayant subi un changement dans leurs goĂ»ts musicaux suite au diagnostic de dĂ©mence fronto-temporale.

[17] Joseph Dumit est professeur d’anthropologie et directeur d’études en sciences et technologies à l’Université de Californie, et s’intéresse, entre autres, aux théories sur le cerveau.

[18] Alain Ehrenberg est un sociologue français s’intéressant particulièrement au mal-être dont sont victimes les individus dans la société moderne, notamment dans l’ouvrage La fatigue d’être soi. Il a participé à la création d’un groupement de recherche au CNRS nommé Psychotropes, politique, société qui a découlé sur la fondation du Centre de recherche Psychotropes, Santé mentale et Société (CESAMES).

[19] Selon la dĂ©finition de la performativitĂ© par Austin dans Quand dire c’est faire (1962), usuellement appliquĂ©e au langage, mais qui peut s’étendre aux images, dans le sens oĂą une phrase ou une image peut avoir un impact rĂ©el sur le monde et les individus. Certaines expressions ou images font, ou provoquent vraiment ce qu’elles annoncent. AppliquĂ© aux imageries cĂ©rĂ©brales et Ă  notre cas : montrer une image de la zone impliquĂ©e dans le traitement de la musique, c’est faire de l’individu qui la regarde non pas un musicien, mais un cerveau musicien.

[20] Marion Droz-Mendelzweig est Docteure en sciences sociales de l’Université de Lausanne et s’intéresse entre autres au vieillissement cérébral en adoptant une perspective anthropologique. Sa thèse de doctorat a porté sur les neurosciences envisagées comme un phénomène culturel propre aux sociétés à technologie développée.

[21] A nouveau, la référence à Hacking est incontournable, étant donné qu’il nomme, parmi ses impératifs implicites de la recherche scientifique, le fait d’identifier, de nommer, pour ensuite pouvoir compter, corréler et classer les individus. (Cours au Collège de France, 2005.)

[22] Selon le titre de l’article de Vidal : Brainhood, anthropological figure of Modernity (2009).

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