Les analystes (anthropologues, sociologues, historiens, politologues) de la mutation actuelle de l’État en État esthétique, ainsi que les enquêteurs qui ont mis au jour les résultats les plus palpables du travail de terrain des agents de cette forme d’État (médiateurs, Drac, etc.), l’ont commenté d’une façon ou d’une autre : l’État esthétique se valorise et se perpétue en faisant jouer, dans la simple contingence des goûts, l’existence d’un monde partagé (un sens commun esthétique). Il élève ce jeu à la dimension d’une condition de la vie en commun (réelle). Et c’est même dans cette condition qu’il fait affirmer par ses agents que l’histoire du peuple trouve son sens (festivités, commémorations, célébrations, etc.).
Cela dit, en marge du constat, il est possible d’interpréter ces phénomènes sociaux et politiques selon des schèmes différents, et les chercheurs en sciences sociales doivent se donner la peine de confronter leurs schèmes sur ces questions, s’ils veulent éclairer les citoyennes et les citoyens sur des questions décisives pour leur avenir.
À cet égard, en première approche, pour autant qu’on se fie aux linéaments de l’ouvrage commenté ici, son objet est la pertinence de la réflexion esthétique pour la compréhension de notre existence, et surtout la pertinence de la question de la fonction politique de l’esthétique. Au demeurant, cet objet est tout à fait central, dès qu’il est construit sans présupposition. Mais c’est là qu’en seconde approche, une lecture plus approfondie de cet ouvrage révèle la présence de tels présupposés susceptibles de déconstruire de l’intérieur des formulations dont on pouvait attendre beaucoup.
Quels sont ces présupposés et quelle est leur importance ? Ce sont les suivants : notre époque serait soumise à des dérives postmodernes qui ont « placé l’individu esseulé, emmuré dans le silence de sa propre cacophonie » dans un maëlstrom intenable ; nous assistons à « une collusion entre art et société marchande » ; notre expérience du monde s’appauvrit (sous couvert de la pensée de Walter Benjamin) et l’art a perdu son « aura ». En un mot, pour synthétiser brièvement cette imminence de la catastrophe que l’auteur voit poindre, il nous faut d’urgence nous élever : « contre la logique de la privatisation massive, contre la déprédation d’un jugement sombrant dans l’euphorie schizophrénique, contre l’anesthésie postmoderne de la sensibilité humaine » (p. 116).
Succession un peu facile de lieux communs, on le voit bien, qui, outre qu’ils peuvent (heureusement) rebuter le lecteur, brident plus foncièrement les propos de l’auteur. Propos qui dans leur crudité philosophico-esthétique deviennent : l’art moderne a invalidé toute la réflexion Aufklärer qui faisait de la liberté de jugement et du sens de la communauté ses objets privilégiés.
Le projet esthétique.
Revenons sur ce dernier point. Il y a donc eu un « projet esthétique ». Soulignons, sans nous y arrêter, que la notion de « projet » est probablement trop ample, pour décrire ce qui est en question (encore Jürgen Habermas parle-t-il effectivement de « projet inachevé » de la modernité). Conservons la cependant. Un tel projet contribue donc à placer l’esthétique au cœur de la philosophie, en lui conférant la double fonction d’avoir à favoriser la sécularisation qui participe du moderne et l’expression d’une dimension politique. Grâce à l’esthétique, le beau s’est trouvé délié de la tutelle du suprasensible et engagé, par la valorisation du goût, dans une perspective ouverte de discussion (qui définit la politique moderne). En un mot : « En faisant basculer la beauté de la chose elle-même à sa représentation, son appréciation devient alors une affaire de jugement, qui, loin d’être simplement personnel, correspond précisément, en tant que faculté supérieure, à ce qui permet le saut du privé au public, du particulier à l’universel, c’est-à-dire la formation de quelque chose comme un sens commun » (p. 12).
Ainsi, c’est en suivant d’assez près la perspective de Hannah Arendt que l’auteur amplifie la conception que nous pouvons avoir de la modernité. Cette dernière assure en amont la faillite de l’anthropologie renaissante et l’extension du désenchantement du monde, et en aval, elle permet de dénoncer notre époque comme « fétide », puisque ne nous restent que le commerce et le relativisme. Mais elle définit aussi le projet de conquête mené par les Lumières, celui de l’édification d’un espace public sécularisé. Elle a permis « l’existence d’une sphère publique, en laquelle la présence du monde, s’offre généreusement à une réflexion plurielle » (p. 116). Soit : retour sur la version arendtienne du phénomène, c’est-à-dire sur l’idée du monde enchanté de l’espace public.
Précisant que l’on peut hésiter sur le fil conducteur à suivre pour penser la modernité — et sa délimitation, puisque sur ce terrain, la lutte est rude entre historiens traditionnels et grand public (définition chronologique), habermassiens (définition d’essence) et foucaldiens (il ne s’agit pas de situer la modernité sur une ligne du temps, mais plus sagement d’y reconnaître une attitude qui aurait défini d’entrée de jeu un rapport inédit au présent) —, l’auteur retient tout de même quelques éléments centraux : un nouveau rapport au monde, et de nouvelles expériences des choses, un nouveau rapport au réel et aux autres. Mais ce qui retient son attention, et motive l’ouvrage, est la centralité de l’esthétique, dont l’enjeu par excellence est la présentation symbolique de la liberté (par elle : « au-delà de la simple contingence du goût, se joue l’existence d’un monde partagé, condition sine qua non d’une vie en commun » (p. 29).
Du projet esthétique aux avant-gardes.
Voilà ce qui fait de la modernité un moment de redéfinition de nos facultés, d’essor de la subjectivité, qui permet l’émergence d’une sphère sensible proprement humaine luttant pour son autonomie, et une beauté déchue de la transcendance qui se rapporte désormais aux seuls effets sur les sens. L’expérience esthétique est devenue la quintessence de la réconciliation miraculeuse de nos facultés, moteur d’harmonie par sens commun interposé. Le projet esthétique ne correspond à rien d’autre qu’à une projection de l’esthétique sur le politique du moins à une obligation pour l’esthétique, comme configuration du sensible, de se confronter à la question de sa fonction politique.
L’esthétique se place à (ou forge) la charnière entre l’harmonie des facultés et la formation d’une sphère publique. Elle organise, la formule est pertinente, une extrapolation politique de l’esthétique. Extrapolation que l’auteur envisage comme extrêmement positive, non pas historiquement (ce qui fait peu de doute), mais comme modèle pour nos jours (ce qui fait débat).
Mais pour en arriver à cette conclusion, il convient d’avoir montré entre temps, que ce modèle a été mis en cause. Certes, l’auteur relève, le projet moderne a souffert de lourdes contradictions, notamment entre progrès et fin de l’histoire, entre processus et terme, si on préfère ce vocabulaire. Mais ce n’est pas sur ce point qu’il s’arrête, d’autant que la discussion doit aboutir au choix d’un terme signifiant sans ambiguïté ce qu’est devenu ce projet : échec ? Déchéance ? Inachèvement ? Trahison ?
Laissons, pour l’heure. En tout cas, par des confortables sauts historiques (que l’espace d’un livre ne suffit pas à expliquer), qui font se succéder le baroque, Proust et le Surréalisme, l’auteur veut expliquer la chose suivante : un certain nombre de théoriciens ont dévoyé le projet esthétique moderne en l’orientant moins vers la politique que vers l’histoire. De là la naissance des avant-gardes, qui, au lieu de perpétuer la politique moderne, ont voulu insister sur la seule capacité moderne à rompre, et se sont donc perdues dans la seule volonté de transgresser : rupture, puis rupture avec la rupture, enfin tradition de la rupture. Nouveaux lieux communs ? Sans doute, mais dont la force est de montrer que les avant-gardes conduisent la modernité de la politique vers l’histoire, de l’utopie politique à l’art comme utopie, de l’engagement esthétique à l’engagement politique de l’art.
Autant de dérives, autant de dissolution du projet esthétique Aufklärer.
Esthétique et philosophie de l’histoire.
Le premier responsable théorique de cette dérive : Friedrich von Schiller. Dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1794), il aurait détourné le nouveau régime (esthétique) de l’art en lui conférant une autre dimension. Il l’aurait donc fait glisser de la politique à l’histoire.
Même anthropologie chez Schiller et chez Kant, certes, par conséquent entre les Lumières et l’Histoire. Un même antagonisme initial ceinturerait l’homme, quoiqu’on puisse penser une éventuelle réconciliation des pulsions antagonistes à partir d’une théorie de la beauté et de ses effets régulateurs sur l’âme humaine. Mais différence essentielle entre les deux penseurs, qui sont aussi des différences foncières entre deux moments de l’histoire du projet moderne : pour Schiller, l’harmonie des facultés n’est plus spontanée, mais l’objet d’une éducation, d’un long et patient travail de l’histoire. L’action artistique permet à l’homme sensible de s’élever au-dessus de la contingence afin qu’il recouvre une liberté. Sans beauté, il ne saurait y avoir de moralité. Autrement dit, le beau est placé en maître et on lui doit la construction de l’humanité. Insigne honneur fait aux arts, qui finalement, encourage les avant-gardes à croire que l’art est le moteur de toutes choses, y compris de la révolution.
Le reste s’en suit. Le projet moderne se dissout dans cette option. Et pour le résultat sur nos jours, nous renvoyons le lecteur au commencement de cet article.
Concluons plutôt. La démarche est classique : c’était mieux avant ! L’espace public tel qu’établit par Kant est le modèle même de notre avenir, etc. Tout cela bien sûr à condition de n’y pas regarder de trop près.
Mais il nous semble qu’il y a plus complexe. La thèse ne peut être soutenue que si elle fait complètement l’impasse, à l’intérieur de l’esthétique, sur la question décisive pourtant, de la différence entre le beau et le sublime, et si elle néglige complètement de relier les avant-gardes à la question du sublime. En ce sens, d’ailleurs, indiquons aux lecteurs que Sally Bonn vient de publier un excellent ouvrage portant sur cette question, et nous ne saurions trop le conseiller : l’Expérience éclairante, Sur Barnett Newman (Bruxelles, La Lettre volée, 2005). Évidemment, la même histoire est relue d’un tout autre point de vue, mais on ne saurait en tout cas retirer à Newman la vigueur d’une interrogation sur ce que signifie être moderne ? Qu’est-ce que la modernité ? Comment être un peintre moderne ? Comment faire une peinture moderne ? Il y a, incontestablement, chez Newman une croyance en la nécessité du projet moderne…
Hans Cova, Art et politique : Les aléas d’un projet esthétique. Essai sur la projection politique de l’art. Paris, L’Harmattan, 2005. 130 pages. 13 euros.