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Serendipity.

La mobilité périurbaine : le changement, c’est pour quand ?

De nombreuses recherches se sont intéressées, au cours des dernières années, aux changements des comportements de mobilité, soulignant un recul de l’usage de l’automobile et le développement des « altermobilités » (Marzloff 2005) (Vincent 2008). Néanmoins, ces résultats semblent plus mitigés dans les territoires périurbains où les volumes du parc de véhicules et le niveau de trafic, nettement plus élevés que dans les villes denses (Commissariat général au Développement Durable, 2010), traduisent la place dominante de la possession et de l’usage de la voiture. Une forte dépendance à l’automobile (Desjardin et Mettetal 2012) (Motte et Morel-Brechet 2010) et des freins aux changements de mode de déplacement (Cailly, 2014) (Lejoux et Raux 2011) y sont ainsi relevés. Compte tenu de ces résultats et face au défi du changement climatique, il est apparu pertinent de s’intéresser aux mobilités périurbaines et en particulier au système de mobilité automobile consommatrice en énergie et émettrice de CO2 (Desjardin et Mettetal 2012) (Lejoux et Raux 2011).

Le développement et l’amélioration des offres de transport, le marketing individualisé en faveur du report modal, la densification, un meilleur équilibre habitat-emploi, ou encore des mesures de restriction de l’usage de la voiture ne suffisent pas à obtenir des changements comportementaux significatifs (Hubert 2009) (Rocci, 2009) (Miles, Moore et Muir 2013) dans ces territoires peu congestionnés où les destinations sont très diffuses. Pourtant, la « maturité » du périurbain (Berger, Aragau et Rougé 2014) – c’est-à-dire le développement des ressources locales : services non marchands, commerces, emplois, développement de la sphère associative – ainsi que la variété des « modes d’habiter » relevée par un certain nombre d’auteurs (Cailly et Dodier 2007) (Motte et Morel-Brechet 2010) (Rougé et al. 2013) (Nessi 2012) nous autorisent à faire l’hypothèse de changements de pratiques de mobilité. Ces résultats avancés dans certains travaux (Desjardin et Mettetal 2012) (Motte et Morel-Brechet 2010) pointent vers la mise en place de stratégies adaptatives de mobilité, passant soit par le report modal soit par un réaménagement des schémas d’organisation.

Si le report modal est faible sur ces territoires, la question se pose de savoir quelles sont les principales caractéristiques de ce changement dans le périurbain. Quelles sont les ressources que les individus mobilisent pour faire évoluer leurs pratiques ? Les changements opérés semblent plutôt se situer dans des évolutions de pratiques de mobilité et en particulier des lieux fréquentés, avec un fort réinvestissement du local (Lejoux et Raux 2011) (Cailly, 2014) Berger, Aragau et Rougé 2014). Ce réinvestissement du local est-il de l’ordre du changement du système automobile ou d’une logique d’adaptation au sein même du système, pour maintenir son fonctionnement ?

Dans quelle mesure les évolutions des pratiques de mobilité dans les périphéries urbaines franciliennes révèlent-elles des logiques d’adaptation au système automobile, et sont-elles les marqueurs d’un changement de rapport à l’automobile ?

Analyser les changements de pratiques dans le périurbain.

La sociologie des organisations nous oriente vers l’hypothèse de la mise en place de stratégies adaptatives dans la « zone d’incertitude » (Crozier et Friedberg 1977), dans le cadre du changement des pratiques de mobilité dans le périurbain. Pour capter la dimension cognitive du changement, nous mobiliserons la notion de « savoir-faire » (Pascaud et Piotraut 1994). La compréhension de ces changements repose sur deux enquêtes, l’une qualitative et l’autre quantitative, et une analyse complémentaire sur le temps long.

La logique adaptative : une posture adoptée par l’individu face au changement.

De façon générale, le changement, fait de passer d’un état à un autre, est synonyme de modification et de transformation. Le changement de comportement d’un individu se définit par la modification d’une action et d’une façon de se comporter (Ajzen et Fishbein 1980).

Pour comprendre les raisons du changement, nous partirons de l’individu et de son interaction avec le territoire et mobiliserons tout d’abord les connaissances de la sociologie des organisations. Les comportements reposent sur des éléments stables, mais aussi sur une partie d’éléments contingents relatifs au contexte et donc à l’interaction de l’individu avec son environnement. Dans notre recherche, le contexte regroupe l’offre de transports collectifs, d’infrastructures et de véhicules alternatifs, l’environnement social et l’accès aux services de proximité. La conduite de l’individu dépend du contexte, de sa perception de la situation, de son calcul d’intérêt (gain, perte) en termes de ressources et de « zones d’incertitudes » (Crozier et Friedberg 1977) – nous convoquerons ici les représentations liées à l’environnement, à la mobilité, à la voiture, aux transports collectifs et au schéma d’activités –, en fonction de son revenu, de son type d’activités et de la composition du ménage. L’individu ou les groupes d’individus se montreront favorables au changement et à l’évolution de leurs pratiques s’ils en perçoivent positivement la dynamique (plus de possibilités de développement personnel, gain de liberté ou du moins maintien, meilleures conditions de vie). Le changement suscite la crainte de la perte de ses acquis, de son expérience et de ses compétences. Il est perçu comme « une zone d’incertitude » dans laquelle l’individu cherche à se défaire de certaines contraintes. Dans cette « zone d’incertitude », l’individu ou les groupes d’individus peuvent trouver une marge de liberté. Cette marge de liberté se manifeste dans la posture adoptée par l’individu face au changement (rejet ou adaptation), posture relevant d’un champ de compétences cognitives lui étant propre, comme ses connaissances de l’environnement (Crozier et Friedberg 1977). Face aux injonctions de diminution des émissions polluantes émerge une tension forte entre laisser de côté le système automobile d’une part, et d’autre part la nécessité de son utilisation du fait de l’organisation des territoires périurbains. L’individu envisage-t-il le changement brutal du système automobile dans sa globalité, le rejet de ce changement ou une adaptation au changement ? Nous faisons l’hypothèse que compte tenu du rapport ambigu de l’individu à la voiture, à la fois fonctionnel – dépendant d’elle en raison de sa localisation résidentielle – mais aussi affectif – lui portant un regard plus critique qu’auparavant (Orfeuil et Ripoll 2015) –, l’individu rentre bien dans une « zone d’incertitude ». Zone dans laquelle il mettrait en place des stratégies adaptatives afin de limiter l’utilisation de la voiture, tout en maintenant le système entrevoyant dans cette conduite une amélioration de ses conditions de vie.

Dans le domaine de la mobilité, les usages individuels font l’objet d’une attention croissante de la part de la littérature (Bamberg et al. 2011). S’intéresser au changement de comportement d’un individu, c’est surtout observer la démarche avec laquelle celui-ci modifie ses actions (Jones et Gasnier 2003), en regardant les étapes qu’il suit pour arriver à son but : le passage du comportement actuel non-désiré au comportement souhaité. Ici, notre recherche s’intéresse aux changements de pratiques de mobilité et non uniquement au changement de mode, et vise à relever les stratégies adaptatives mises en place, puis à en comprendre les raisons.

La phase de changement se traduit par l’initiation de mesures pour réduire l’usage de la voiture (Jones et Gasnier 2003) et par le développement de stratégies adaptatives. À ce titre, la typologie de Schwanen, Banister et Anable (2012) distingue les changements de comportement de mobilité : le report modal, l’accentuation d’habitudes de mobilité alternative « non carbonées » (vélo) et la rationalisation des déplacements motorisés en modifiant les fréquences de déplacement, et/ou en augmentant le taux de remplissage des véhicules. Le dernier point est particulièrement important dans le contexte périurbain, où l’automobile est dans beaucoup de situations le seul moyen de transport possible, mais dont l’usage n’est pas figé. À partir de l’analyse des changements dans les mobilités résidentielles, pendulaires et quotidiennes depuis 40 ans, nous souhaitons repérer quantitativement les changements concernant les pratiques d’utilisation de la voiture et comprendre qualitativement les mesures mises en places dans le cadre de ces changements.

Afin de saisir les différentes raisons du changement, il convient de s’intéresser aux représentations de la mobilité par les individus, ainsi qu’au bénéfice que celui-ci apporte. La décision de changer de pratiques découle d’une volonté individuelle d’atteindre un but personnel. Shipworth (2000) et Ampt (2006) montrent que les changements dépendent notamment de facteurs psychologiques et sociaux. Ces facteurs induisent des motivations distinctes selon les individus. Certains accordent une valeur importante au gain d’argent, d’autres au temps, à la santé, à l’environnement, à la famille ou encore à un gain d’indépendance (Ampt 2006).

En complément du travail sur les représentations de la mobilité, la notion de savoir-faire a retenu notre attention pour capter la dimension cognitive du changement dans la « zone d’incertitude » précitée. Sociologie, anthropologie et ethnologie ont intégré ce thème, sous différentes appellations, dans leur champ d’investigation. C’est pourtant vers la littérature entrepreneuriale, également très documentée du fait du caractère stratégique pour le domaine, que nous nous sommes tournés. Si les disciplines citées mettent en lumière toute la portée du savoir-faire (De Certeau 1990) (Scardigli 1992), nous avons ici privilégié, pour aborder la question du changement mobilitaire, une définition donnant une trame opératoire pour l’étude de la matérialité du savoir-faire. À l’instar de J.P. Warnier, nous mettons à distance les études et définitions s’intéressant plutôt à la représentation culturelle de la matérialité (Warnier 1999). Ainsi nous assumons la dimension techniciste de la définition. Selon celle-ci (Pascaud et Piotraut 1994), la notion de savoir-faire décortique l’acte, le geste, en trois activités cognitives complémentaires : juger en mobilisant tous nos sens, sinon le corps tout entier, prévoir afin d’anticiper le déroulement du processus et des éventuels incidents pour le mener à son terme, conjecturer afin de rattacher ainsi le processus et la production finale au contexte social dans lequel ils s’inscrivent. Par ailleurs, le savoir-faire intègre dans sa définition même un rôle adaptatif indispensable – c’est lui qui permet de réguler et optimiser le travail –, mais aussi un rôle innovant, dans la mesure où il permet de perfectionner les conditions du déroulement d’un processus technique (Pascaud et Piotraut 1994). La mobilité, quel que soit le mode utilisé, comme toute activité humaine, donne lieu à la maîtrise, plus ou moins avancée, d’un savoir-faire associé.

Par ailleurs, le changement d’attitude n’est pas qu’individuel, il s’inscrit dans un processus plus large de diffusion dans la société et pourrait conduire finalement à une modification de système (Rogers 1962) (Mendras et Forsé 1983) et former de nouvelles normes (Alter 2000) (Alter 2002). Si la mobilité largement valorisée, perçue par certains comme un capital symbolique (Kaufmann, Bergman et Joye 2004), est presque une valeur en soi (Fumey 2009), une norme collective, n’est-elle pourtant pas, à un moment ou à un autre, envisagée par tous comme une contrainte (Orfeuil et Ripoll 2015), et ce quel que soit le niveau social ? Ripoll conclut d’ailleurs sur les dynamiques à l’œuvre dans les « résistances individuelles ou collectives » (Orfeuil et Ripoll 2015, p. 159) au(x) déplacement(s). Cet apport de la littérature nous permet ainsi d’envisager des stratégies adaptatives qui ne viseraient pas directement le changement de mode, mais davantage la diminution de la mobilité quotidienne.

Finalement, la majorité des recherches concernant les changements de pratiques de mobilité s’intéressent surtout au changement modal (Rocci 2009) (Vincent, 2008) ou aux mobilités alternatives (Marzloff 2005) (Vincent, 2008) et, en revanche, relativement peu aux mesures adaptatives de mobilité visant notamment la réduction des déplacements (Lejoux et Raux 2011) dans le périurbain (Desjardin et Mettetal 2012). Nous cherchons donc à comprendre dans quelle mesure ces stratégies adaptatives assurent la permanence du système automobile et sont à l’origine de transformations à l’œuvre dans l’espace francilien.

Deux enquêtes et une analyse sur le temps long complémentaires.

La contribution principale de cet article consiste à faire le point sur ce qui évolue et ce qui n’évolue pas dans la mobilité résidentielle et les déplacements quotidiens des individus, et à caractériser le changement à travers l’analyse de trois terrains en région Île-de-France. Il restitue des résultats issus d’une recherche financée par le PUCA (Aguilera, Nessi, Sajous et Thébert 2014) portant sur l’habitabilité périurbaine et les mobilités associées. Nous observerons ainsi l’adaptation des pratiques de mobilité des ménages à partir de deux enquêtes conduites auprès des habitants de trois communautés de communes périurbaines franciliennes. Le croisement de deux méthodologies, l’une quantitative, permettant de faire état des grandes tendances à l’œuvre en termes d’évolution des représentations liées à la mobilité quotidienne en contexte périurbain, et l’autre qualitative, analysant plus finement les raisons mises en avant pour justifier ces évolutions, nous permet de cerner les processus en cours et de mieux en saisir les évolutions futures possibles. Afin de questionner l’idée de changement dans le périurbain, nous proposons d’aborder les modes d’habiter par la mobilité quotidienne. Si certains chercheurs ont récemment rappelé les routines mobilitaires (Meissonnier et Richer 2015) en référence au concept venu du management, en sociologie, en revanche, les routines ne sont jamais immuables et sont celles par lesquelles le changement peut advenir. Elles sont donc à la fois un frein et une condition du changement (Groncow et Warde 2001) (Shove, Trentmann et Wilk 2009). De manière générale, les recherches sur le périurbain éprouvent une difficulté méthodologique à parler de façon relative du changement, en raison de l’absence d’études longitudinales empêchant de préciser ce qui est de l’ordre du changement ou ne l’est pas.

Nous nous appuierons, dans une première partie, sur une exploitation des données du recensement de la population INSEE sur une période de 40 ans, de 1968 à 2008. Ce temps long met en lumière la transformation profonde de ces territoires, les évolutions de la mobilité résidentielle, les évolutions démographiques et sociales de la population, ainsi que la réorganisation progressive des pratiques de mobilités domicile-travail et de la domination de la voiture.

Dans une seconde partie, nous nous demanderons si les changements constatés sont de l’ordre de l’adaptation temporaire ou de la modification des modes d’habiter. Nous proposerons une vision de ce que peut recouvrir le changement dans le « mode de mobilité » (Cailly et Dodier 2007) périurbain. Nous caractériserons le changement en donnant un panorama des transformations et montrerons quels sont les éléments explicatifs à l’origine de ces nouveaux usages de l’espace francilien. Nous faisons notamment l’hypothèse d’un recentrage de l’espace de vie autour de la résidence et d’une intensification des pratiques locales (localisées à proximité du domicile et sur la commune résidentielle) par les enquêtés. Nous nous appuierons ici, et pour la partie suivante, sur des enquêtes quantitative et qualitative [1] : le parcours résidentiel et la mobilité quotidienne de 317 ménages ont été recueillis par questionnaire dans les communautés de communes périurbaines franciliennes de la Brie Boisée, Carnelle-Pays de France et la Haute Vallée de Chevreuse (Carte 1).

Carte 1 : Les territoires d’étude en Île-de-France.

Des entretiens approfondis menés auprès de trente-deux ménages ont permis de décrypter les mécanismes sous-jacents des mobilités résidentielle et quotidienne, avec une attention particulière portée à la mobilisation du local (réseau social et aménités territoriales) comme ressource.

Enfin, dans une troisième partie, grâce à la mise en situation des enquêtés dans un scénario de forte contrainte à l’utilisation de la voiture avec une augmentation des prix des carburants, nous relèverons quelles mesures adaptatives seraient mises en place pour parvenir à la diminution de l’utilisation de l’automobile. Nous provoquons à travers ce scénario, et en ayant choisi un prix notoirement excessif (six euros) par rapport aux conditions actuelles, la projection dans la « zone d’incertitude » et la mobilisation des connaissances de l’environnement (Crozier et Friedberg 1977). Nous nous pencherons alors sur les conditions d’évolution d’un savoir-faire automobile (Sajous, 2004) vers un savoir-faire plus multimodal et territorial. L’approche selon l’administration d’un scénario se réfère à la méthodologie des enquêtes de réponses déclarées dans sa déclinaison « adaptation déclarée » (Calzada 1999). La « base de faits » (Calzada 1999) est constituée en première partie de l’entretien avec le descriptif de la mobilité quotidienne actuelle. Il est dès lors possible de centrer l’entretien sur les changements éventuels de la mobilité et des activités associées dans le contexte proposé par le scénario. L’intérêt de se tourner vers cette méthode ne repose pas sur la représentativité des déclarations ou l’anticipation de conduite effectivement tenue si le contexte advenait réellement, mais sur l’étude de la « mécanique » cognitive sous-jacente qui éclaire sur les postures déclarées durant le changement, c’est-à-dire durant la phase de « zone d’incertitude ». En outre, c’est une voie alternative aux analyses prospectives marquées par un positivisme certain, le salut passant par l’amélioration de l’infrastructure. Les résultats escomptés ici se focalisent sur l’analyse d’une mécanique cognitive et de son orientation vers l’adaptation du système ou son bouleversement. Dans le contexte francilien, il semble que nous soyons plutôt face à des mesures d’adaptation de la part des ménages. Enfin, cette voie méthodologique est une façon de poursuivre la réflexion sur la contradiction entre actes et discours des ménages, comme nous le verrons en deuxième partie.

Changement dans les mobilités résidentielles, pendulaires et quotidiennes : des modifications importantes depuis 40 ans.

Si l’attirance pour le périurbain est toujours présente, nos terrains dévoilent néanmoins quelques changements concernant la mobilité résidentielle et quotidienne. La mobilité résidentielle, désormais réalisée majoritairement au sein d’un même département, témoigne d’une logique d’ancrage dans le périurbain francilien. Du point de vue des déplacements quotidiens, nous avons constaté une réorganisation des schémas domicile-travail. Avec le développement de pôles d’emplois dans le périurbain, le département de résidence devient progressivement le premier lieu de travail, tendance qui s’accompagne d’une moindre dépendance à Paris se traduisant par une légère baisse des distances parcourues entre 1999 et 2008. La stabilité de la mobilité quotidienne depuis 1990 constitue un changement pouvant en partie s’expliquer par l’arrivée à « maturité » (Berger, Aragau et Rougé 2014) de certains territoires périurbains.

L’ancrage résidentiel dans le périurbain francilien.

L’installation dans le périurbain procède d’un choix de long terme. L’espace francilien se construit désormais d’une part avec l’arrivée de provinciaux, en général lors d’un changement professionnel, et d’autre part à l’échelle métropolitaine, par des mobilités résidentielles principalement internes à la grande couronne (près de 70 % de l’échantillon de notre enquête) et qui, à chaque étape, éloignent un peu plus les ménages du centre de l’agglomération (Tableau 1 et Document 1). Le tableau 1 révèle également la diversité des lieux d’origine et recense des trajectoires résidentielles plurielles dans leurs formes de circulation à la fois internes et externes aux communautés des communes étudiées. Contrairement à l’image archétypale qui lui a été longtemps associée (Nessi, Le Néchet et Terral 2016), le périurbain n’est pas un espace de transit consacré à une étape intermédiaire du projet de vie. C’est un espace d’appropriation auquel correspond une excellente connaissance du territoire environnant et de ses ressources (naturelles, économiques, servicielles, commerciales, mais aussi sociales) acquises au cours du temps, et dans lequel on observe un processus de constitution de réseaux de sociabilité de proximité (Thébert et al. 2016).

« [Après le divorce] Je suis restée ici parce que des voisins gentils, charmants (…) Il y a beaucoup de gens qui restent les mêmes (…). Donc on se connaît très bien » – Josée, CC de la Brie Boisée, Villeneuve-le-Comte, 82 ans, veuve, retraitée.

« Quand on arrive, ou quand on est extérieur, on a l’impression qu’il n’y a pas grand-chose… (…). Moi, ça ne m’attirait pas particulièrement, honnêtement. Mais en fait, quand on y vit, on s’aperçoit qu’il y a plein… plein de petites choses… que ce soit la petite pièce de théâtre locale, que ce soit le petit concert, que ce soit la brocante machin… » Éléonore, CC Haute Vallée de Chevreuse, Dampierre-en-Yvelines, 34 ans, mariée, informaticienne.

Tableau 1 : Lieux de résidence précédents des habitants des intercommunalités. Source : Questionnaire des auteurs. La « non-réponse » est exclue de l’analyse.

Document 1 : Les communes franciliennes antérieures de résidence des habitants des trois terrains.

Une réorganisation des schémas de mobilité domicile-travail.

L’analyse des mobilités domicile-travail sur le temps long, à partir des données de l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) du recensement de 1968-2008, révèle une reconfiguration des échanges des actifs occupés du périurbain. D’abord, les actifs travaillent beaucoup moins aujourd’hui dans leur Epci (Établissement public de coopération intercommunale) de résidence qu’à la fin des années 1960. La proportion d’actifs de la Brie Boisée ayant un emploi dans leur intercommunalité de résidence a ainsi chuté de 59 % à 16 %, et ce en dépit d’un net ralentissement depuis les années 1990 (Graphique 1). La baisse des actifs travaillant dans le périmètre immédiat de leur lieu de résidence a été favorable à Paris, jusque dans les années 1980. Ainsi, un actif sur cinq de Carnelle Pays-de-France travaille dans la capitale, en 1982.

Toutefois, les dynamiques spatiales à l’œuvre en Île-de-France, en particulier la déconcentration des emplois et l’émergence de polarités secondaires (Berroir, Cattan et Saint-Julien 2005), vont modifier la configuration des navettes domicile-travail des actifs du périurbain à partir des années 1990 : la place de Paris se réduit et, dans le même temps, le département de résidence (hors Epci) devient progressivement le principal lieu de travail des actifs des trois intercommunalités (Graphique 1). Les actifs de la Brie Boisée sont ainsi 43 % à travailler en Seine-et-Marne (hors Epci), 38 % de ceux de la Haute Vallée de Chevreuse travaillent dans les Yvelines et 39 % de ceux de Carnelle dans le Val d’Oise (Graphique 1). L’apparition de pôles d’emplois secondaires en petite couronne, comme La Défense, Saint-Denis, Saint-Maur Créteil, Noisy-le-Grand, mais également en grande couronne, comme Versailles, Meaux, Dourdan ou Argenteuil, favorise la polarisation des actifs du périurbain.

Aujourd’hui, les actifs de la Haute Vallée de Chevreuse sont principalement attirés par les pôles d’emplois de Saint-Quentin-en-Yvelines, d’Orsay et de Versailles. De même, Roissy, Saint-Denis et Domont constituent d’importants lieux de travail pour les actifs de Carnelle, alors que Marne-la-Vallée (Val Maubuée, Chessy, Lagny-Thorigny) et Pontault-Combault sont des pôles importants pour les actifs de la Brie Boisée.

L’apparition d’un bassin d’emploi intermédiaire, entre le local et le métropolitain, plutôt polarisé mais plus uniquement par la ville-centre de l’aire urbaine parisienne, constitue un changement significatif des mobilités domicile-travail depuis 40 ans.

Graphique 1 : Dynamique de localisation des emplois des actifs entre 1968 et 2008.

Cette reconfiguration des lieux de travail des actifs périurbains au travers de l’augmentation, puis de la diminution, de la place de Paris et, aujourd’hui, de l’essor des pôles périphériques, a significativement modifié les distances domicile-travail (Graphique 2). La polarisation de nombreux actifs par Paris, entre 1968 et 1982, conduit à une forte croissance de celles-ci : elles passent ainsi de 9 km (distance à vol d’oiseau) à 14 km. La baisse du poids de Paris et le desserrement des emplois occupés dans l’espace métropolitain conduisent ensuite à une relative stabilité des distances domicile-travail des périurbains, entre 1982 et 1999 : avec moins d’actifs travaillant dans Paris mais plus d’individus quittant leur commune de résidence pour travailler dans des pôles d’emplois situés en grande couronne, les distances moyennes domicile-travail stagnent (Berroir, Cattan et Saint-Julien 2005) (Berger, Aragau et Rougé 2014)

Les années 2000 attestent d’un début d’inflexion des distances de navettage, avec une réduction sensible des distances. Les résultats de la dernière Egt (Enquête Globale Transport) convergent avec ces résultats, montrant une diminution des distances moyennes parcourues par les actifs (Bouleau et Mettetal 2014). Encore centrale dans la structuration des déplacements quotidiens pour les actifs (Boulahbal 2001), la distance du trajet domicile-travail enregistre une décroissance qui constitue aujourd’hui une évolution des pratiques de mobilité observées dans le périurbain.

Graphique 2 : Évolution de la distance domicile-travail (km) entre 1968 et 2008.

Une mobilité quotidienne des ménages périurbains assez stable.

Les résidents du périurbain ont aujourd’hui des pratiques de mobilité quotidiennes, pour un jour ouvrable, identiques à celles observées dans les années 1990. Cette nouvelle stabilité constitue un changement tendant à montrer l’arrivée à « maturité » (Berger, Aragau et Rougé 2014) de certains territoires périurbains. Traditionnellement, le desserrement du tissu urbain accroît les distances quotidiennes parcourues par les périurbains. Celles-ci ont pourtant très peu crû en 30 ans dans nos trois Epci, passant de 24.3 km par personne et par jour en 1983 à 24.9 km en 2010 (Tableau 2). Cette quasi-stagnation peut être lue comme l’émergence de polarités internes à la métropole parisienne. Le développement et l’usage de ressources locales périurbaines (emplois, loisirs, commerces, services) semblent aujourd’hui contenir les mobilités quotidiennes dans un périmètre plus restreint. Un autre indicateur tendant à valider cette thèse est la stabilisation, voire même une légère baisse, de l’usage de l’automobile en nombre de déplacements [2] (Tableau 2). Si cette tendance n’est pas dominante dans le périurbain francilien, où globalement le nombre moyen de déplacements en voiture par personne continue d’augmenter, elle semble néanmoins émerger dans certains territoires proches du pôle urbain et de périurbanisation plus ancienne. L’évolution des prix des carburants sur cette période ne constitue a priori pas un argument explicatif de cette stagnation des distances (Ricono, Darbéra et Orfeuil 2000). En effet, depuis les années 1960 jusqu’au début des années 2000, les évolutions des prix des carburants n’ont eu qu’un impact assez limité dans le budget des ménages : « S’il fallait plus de 6 heures de travail au salaire minimum en 1960 (SMIG) pour se payer le carburant pour parcourir 100 km, il n’en fallait plus qu’une seule en 2005 (SMIC) » (Hourcade 2007).

Tableau 2 : Indicateurs de mobilité quotidienne, par personne et par jour, des résidents des trois intercommunalités. Source : Enquête Globale Transport 2010-2011 « STIF-OMNIL-DRIEA ». Calcul des auteurs.

Le changement au sein du système automobile.

Les distances de déplacements domicile-travail ont plutôt tendance à diminuer et l’ensemble de la mobilité quotidienne à se stabiliser depuis 1990. Dans cette seconde partie, nous montrerons que le changement observé ne se situe pas dans le choix du mode de transport, avec toujours la prééminence de l’automobile, mais dans la pratique de celui-ci. Nos résultats, issus des échantillons d’entretiens qualitatifs et d’enquêtes quantitatives, montrent des évolutions de pratique, avec la rationalisation des déplacements, notamment dans le choix des lieux fréquentés à moindre distance, impliquant le recentrage de l’espace de vie autour de la résidence et l’intensification des pratiques de proximité. Notre objectif ici est de comprendre les raisons de ce changement et de repérer les éléments qui l’ont rendu possible.

Un invariant dans la mobilité quotidienne : le recours à l’automobile.

L’analyse de la mobilité quotidienne des ménages périurbains et le retour sur les trajectoires individuelles montrent une certaine inertie, en particulier aux changements de mode de transport. La suprématie de la voiture est toujours présente, comme le montrent les tableaux 3 et 4, avec l’augmentation de 1983 à 2010 du nombre de véhicules par ménage et par individu sur nos terrains d’études, et également en grande couronne francilienne. Les ménages sont prêts à changer leurs activités et les lieux pratiqués selon l’évolution des ressources du territoire, mais ne souhaitent en aucun cas changer le niveau d’individualisation des programmes de mobilité qu’ils ont acquis grâce à la voiture. La voiture permet aux enquêtés de passer moins de temps dans les déplacements, mais surtout de conserver une flexibilité dans l’organisation de leur quotidien. Les enquêtés attachent une grande importance à ne pas rentrer dans un programme routinier. Cet attachement à la flexibilité de leur planning est constitutif de leur mode de vie et s’exprime par : (1) la fréquentation d’une variété de lieux d’achats dans le cadre des courses alimentaires et du shopping, au contraire de la fidélisation à une enseigne ; (2) mais également le fait de ne pas avoir un jour ou un horaire fixe dans la semaine pour réaliser ces activités.

« C’est pareil en termes de fréquence. Ce n’est pas très… ce n’est pas quelque chose de… Oui, ça arrive, mais ce n’est pas… ce n’est pas quelque chose qui est réglé comme du papier à musique, genre, on sort tous les vendredis soirs. » Éléonore, CC Haute Vallée de Chevreuse, Dampierre-en-Yvelines, 34 ans, mariée, informaticienne.

Tableau 3 : Évolution du parc automobile à disposition des ménages. Source : Enquête Globale Transport 1983, DREIF-INSEE ; Enquête Globale Transport 2010, STIF-OMNIL-DRIEA.

Tableau 4 : Évolution du taux de motorisation. Source : Enquête Globale Transport 1983, DREIF-INSEE ; Enquête Globale Transport 2010, STIF-OMNIL-DRIEA.

Hormis les activités de loisir pour lesquelles les répondants sont prêts à s’engager sur une pratique hebdomadaire, à une heure fixe, pour les autres activités, en particulier celles effectuées à l’extérieur de l’échelle de la commune (courses alimentaires, démarches administratives), les habitants sont à la recherche de programmes moins routiniers. Les enquêtés ne témoignent par exemple d’aucun attachement à une enseigne particulière. Ils insistent au contraire sur le fait qu’ils pratiquent plusieurs centres d’achat. L’indicateur privilégié dans le choix du commerce repose sur le rapport coût du produit/distance. L’analyse des programmes d’activités périurbains insiste souvent sur une organisation calquée à partir de l’ossature fixe et déterminante des déplacements domicile-travail. Nos résultats révèlent au contraire des emplois du temps moins rigides en ce qui concerne le travail, avec des horaires décalés, atypiques, partiels ou flexibles, généralisés dans notre échantillon et qui invalident l’image d’un périurbain vidé puis rempli au rythme de migrations pendulaires synchrones (Dodier 2007). L’aspiration de nos enquêtés à la flexibilité qu’offre le télétravail participe également de cette recherche de liberté dans les programmes. Néanmoins, il est important de préciser que l’option télétravail est peu envisagée (et d’ailleurs peu pratiquée) par les employés et les ouvriers enquêtés. Les cadres, pour des raisons à la fois culturelles et de nature de l’activité professionnelle, expriment en revanche des attentes et des pratiques plus marquées : près de la moitié d’entre eux établissent en effet un lien entre le développement des possibilités de télétravail et la réduction de l’usage de la voiture. Le télétravail est vu comme un moyen de mieux concilier vie privée et vie professionnelle, notamment lorsque le trajet domicile-travail est long : les personnes qui voient dans le télétravail une incitation à une baisse de leur mobilité affichent en effet un temps de transport (réalisé aussi bien en transports en commun qu’en voiture) un peu plus élevé que les autres. Il s’agit bien là d’attentes d’une meilleure qualité de vie, le télétravail n’étant pas envisagé seulement comme un outil de réduction de l’usage de la voiture, mais bien comme un moyen de réduire la pénibilité du trajet domicile-travail, la perte de temps associée, qu’on soit en voiture ou en TC – il permet d’ailleurs également de mieux organiser la vie familiale.

Par ailleurs, si les ménages profitent des ressources locales, cela ne signifie pas pour autant qu’ils s’assimilent de manière figée à cet environnement. Cette liberté est observée dans la réversibilité de l’engagement associatif comme dans le mouvement, qui s’organise dans le refus de la routine immuable, dans la multiplicité des lieux fréquentés, essayés, parfois abandonnés puis retrouvés au rythme, décrété changeant, des contraintes et des envies (Thébert et al. 2016).

Nous sommes ici dans le maintien du mode par la mise en place de mesures adaptatives, via l’évolution de la pratique automobile en tant que telle. Ces mesures assurent la permanence du système automobile.

La rationalisation des déplacements automobiles.

Le changement relevé au sein du système est celui des pratiques de l’automobile. On se trouve ici dans la « zone d’incertitude » (Crozier et Friedberg 1977), l’individu refuse le basculement complet du système de mobilité automobile vers d’autres systèmes, mais cherche à maîtriser la diminution de son utilisation (Jones et Gasnier 2003) par la mise en place de mesures adaptatives qui nécessitent des connaissances cognitives de son environnement. On assiste en effet à une rationalisation et une reconfiguration des usages du véhicule particulier, afin d’améliorer sa condition de vie par l’optimisation du temps de déplacement. Cette rationalisation s’oriente essentiellement vers les ressources de proximité. La relocalisation des pratiques à l’échelle de proximité a pu se réaliser grâce à l’évolution des territoires, à l’image de ce qui a été observé pour les déplacements domicile-travail. En effet, trois types d’activités ont connu une relocalisation : les courses alimentaires, le shopping et la culture. Les pratiques liées aux achats alimentaires, vestimentaires et autres ont considérablement évolué avec la « maturité » des territoires périurbains (Berger, Aragau et Rougé 2014). Si l’offre locale (à l’échelle communale) est décrite comme constante, voire améliorée, dans l’ensemble des communes étudiées, hormis Saint Martin-du-Tertre et Seugy (Carnelle Pays-de-France), Lévy-Saint-Nom (Haute Vallée de Chevreuse) et Favières (Brie Boisée) où les habitants déplorent la fermeture de petits commerces ou de cafés, c’est surtout l’apparition de multiples supermarchés de taille inférieure à ceux que les enquêtés fréquentaient auparavant, à « taille humaine », implantés à proximité des communes étudiées qui explique une reconfiguration des comportements de mobilité. Avec ces nouvelles ressources locales, les enquêtés estiment avoir modifié leurs pratiques commerciales sur le territoire, en particulier en ce qui concerne les courses alimentaires.

« Alors en fait non, j’avoue que moi je ne vais pas toujours faire mes courses au même endroit, je vais de temps en temps au Carrefour, mais je vais aussi beaucoup au Casino de Ferrière, autrement je vais chez Leclerc à Montevrain, c’est plus proche. Je varie selon mon humeur et j’avoue que je ne vais pas trop souvent à Carrefour, car c’est trop grand, moi j’aime mieux les petits hypermarchés et pas trop loin, j’ai l’impression d’économiser du temps. (…) Donc en général j’ai tendance à aller vers une surface commerciale plus petite et plus près. » Cécile, CC Brie Boisée, Ferrière en Brie, 42 ans, mariée avec enfants, agent Air France.

La recherche d’optimisation du temps de déplacement (Ampt 2006) passe par une rationalisation des déplacements. Les enquêtés ont amorcé cette rationalisation en modifiant leurs comportements en matière de courses alimentaires, à la fois dans les lieux, les fréquences et les temporalités de ces achats, perçus comme contraignants. Chacun estime que, depuis ces dernières années, il essaie de ne faire qu’une seule grosse course en semaine au retour du travail afin d’« éviter les courses le samedi », et une petite course complémentaire à proximité du domicile. Ces « grosses courses », parfois même mensuelles, sont rendues possibles grâce à la voiture et à la taille généreuse des logements permettant d’entreposer facilement les denrées. Des changements de comportements encore plus marqués sont relevés à Carnelle-Pays-de-France, où la plupart des couples biactifs ont recours aux commandes alimentaires par internet, avec un passage au drive au retour du travail pour récupérer la commande. Ce résultat est à mettre en parallèle avec le caractère isolé et moins fourni sur le plan des commerces de proximité des communes de Carnelle – Pays de France.

L’évolution des comportements concerne également les activités culturelles [3]. Réalisées le plus souvent à Paris lors de l’installation des enquêtés, ces pratiques se sont davantage inscrites à l’échelle locale. La fréquentation de l’offre culturelle de proximité est largement associée au lien social. En effet, ces activités dites « de loisirs » et non « culturelles », comme c’est en revanche le cas lorsque les enquêtés se rendent à Paris, sont l’occasion de se rencontrer et de se retrouver autour d’activités partagées.

« Oui, en matière de loisir c’est eux qui pilotent quand il y a des événements, et en plus comme Ferrières c’est la plus grosse ville… Ils organisent le week-end du rire, il y a des spectacles pour les enfants. » Mireille, CC de la Brie Boisée, Ferrières-en-Brie, 45 ans, mariée, cadre.

Ainsi, les habitants et plus particulièrement les retraités de la Vallée de Chevreuse et de la Brie Boisée ont des activités culturelles à l’échelle locale. Par le biais d’associations, ils participent à des concerts dans l’église de la commune, des expositions de peintures réalisées par l’un des voisins ou une association, ou encore à des cycles de conférences qui sont l’occasion pour certains de partager leur investissement associatif.

Une volonté de changement : « La voiture, avant c’était un plaisir, maintenant c’est presque une corvée. »

Quelles sont les motivations de ce changement ? Comme nous l’avons vu dans l’introduction, le changement est généralement motivé par le gain de quelque chose, l’amélioration d’un état (Crozier et Friedberg 1977) et influencé par les représentations que l’individu se fait de la situation (ibid.). Or la représentation de la mobilité et de l’automobile pour les habitants des trois communautés de communes est similaire. Conscients de vivre dans des territoires moins dotés en ressources que les centres urbains et plus isolés, les résidents estiment être « contraints par le territoire » à se déplacer et soulignent la pénibilité des temps de transport, en particulier lors des déplacements domicile-travail.

« Ben, oui, à Viarmes, c’est indispensable… parce que… autant on est content quand elle ne sert pas, autant on est prisonnier si… si on n’en a pas. Et je vous dis… ne serait-ce que pour aller au cheval [4], j’ai besoin de la voiture. Et puis pour faire tout ce qui est… on va dire… ludique. Aller voir les copains… Nos amis, ils n’habitent pas à Viarmes, donc… Donc, là, on a deux voitures. Moi, j’ai une voiture de fonction. Et puis… ben, le jour où je change de boulot, ben, je n’ai plus de voiture, quoi. On a besoin de notre voiture, on n’a pas le choix » Stéphanie, CC Carnelle, Pays de France, Viarmes, 34 ans, mariée, commerciale.

Alors que pendant longtemps la voiture a été valorisée (Maxwell 2001) (Dupuy 1995) et ce surtout dans les espaces périurbains (Carpentier, 2007) (Kaufmann, Jemelin et Guidez 2001), certaines recherches ont soulevé à la fois son attraction et sa répulsion (Fortin, Villeneuve et Rioux 2008) (Monneyron et Thomas 2006) (Orfeuil et Ripoll 2015) et précisent des rapports à celle-ci inscrits dans un registre affectif ou fonctionnel (Dubois 2004) (Steg 2005). Nos résultats de terrain s’inscrivent dans la lignée de ces derniers travaux, relevant un changement de représentation du mode orienté vers un rapport fonctionnel d’utilité de l’automobile lors de certains déplacements liés essentiellement aux navettes domicile-travail en petite couronne ou à plus de 30 min du domicile, et vers un rapport plus affectif dans le cadre des déplacements de loisirs et d’achats de proximité. La « fatigue accumulée » lors des déplacements routiniers du domicile au travail aux heures de pointe, et ceux ayant pour destination Paris, explique ce rejet de l’automobile. Les ménages interrogés considèrent la voiture comme une « corvée ». Pour compenser les déplacements routiniers domicile-travail, les enquêtés témoignent d’un plus fort ancrage local.

« Quand on rentre chez soi on est bien, pas envie de repartir, de reprendre la voiture pour Paris » Anne, CC de la Brie Boisée, Villeneuve-le-Comte, 42 ans, mariée, femme au foyer.

Ce rapport évolue également selon les caractéristiques des individus (âge, revenu, catégorie socioprofessionnelle, configuration du ménage). Ainsi, cette vision négative de l’automobile se retrouve également chez les retraités, lassés des déplacements réalisés à l’époque où ils étaient encore actifs.

« Maintenant, ça m’énerve de prendre la voiture, avant c’était un plaisir, maintenant c’est presque une corvée. » Christine, CC Carnelle, Pays de France, Viarmes, 64 ans, veuve, retraitée.

L’usage du véhicule particulier est de moins en moins bien vécu sur les longues distances ; en revanche, cet usage reste bien accepté à l’échelle des 10-15 km, lorsqu’il soutient le redéploiement de certaines pratiques quotidiennes dans ce qui est perçu comme de la proximité. Les habitants sont, en effet, moins critiques sur les déplacements réalisés, essentiellement en voiture, à l’échelle communale ou intermédiaire où se situent des pôles spécialisés de loisirs et de commerces. Ces déplacements sont moins sujets aux embouteillages et aux nuisances concernant le stationnement, en raison de la présence de parkings à disposition devant les zones commerciales. Ainsi, malgré le développement d’un fort ancrage local, l’utilisation de la voiture particulière est toujours omniprésente et n’est pas remise en cause. On est bien dans cette « phase d’incertitude » (Crozier et Friedberg 1977), où l’individu s’adapte afin de maintenir le système automobile, mais en rationalisant son utilisation pour diminuer les distances et surtout le temps passé à se déplacer.

« D’accord. Le vendredi, je fais des activités à Conches… une fois… de tapisserie. Donc, toujours en voiture. J’ai noté, je… dans votre… beaucoup, je l’utilise. Je n’utilise que la voiture. Est-ce que je… je pourrais utiliser moins la voiture… ? Oui, certainement, mais… parfois, quand mon mari prend une journée de congé, nous allons à la piscine de Lagny. Voilà, pareil. On y va… C’est pratique, on se gare facilement ». Agath, CC de la Brie Boisée, Ferrières-en-Brie, 48 ans, mariée, femme au foyer.

Les différents facteurs de nuisances (embouteillages, difficultés et coûts du stationnement), éléments dissuasifs avancés par les enquêtés, expliquent d’ailleurs la baisse de fréquentation de Paris depuis quelques années et le découragement de l’utilisation de la voiture pour des distances étendues. Compte tenu de cette image négative, les changements de comportement de mobilité ne concernent pas seulement la diminution des distances par la rationalisation des déplacements, mais également le choix modal et impliquent cette fois une connaissance du contexte (Crozier et Friedberg 1977), et plus précisément des offres alternatives de mobilité automobile. Ce changement se fait le plus souvent au profit des transports collectifs, en particulier les transports ferroviaires, attractivité pourtant non précédée par l’amélioration de l’offre. En revanche, il se fait relativement peu au profit de la marche et du vélo, du fait d’aménagement inadéquats, voire absents dans les territoires périurbains (absence de trottoir, pistes de vélo inadaptées aux trajets des individus). Les enquêtés se rendent ainsi à Paris pour des activités culturelles d’ordre « patrimonial », nommées par certains des activités « touristiques [5] ». Pour s’y rendre, ils prennent généralement d’abord la voiture, la laissent à proximité d’une gare, parfois dans un parking relais, puis se rendent à Paris en train ou en RER. L’offre locale de transport participe ainsi au changement de comportement de mobilité via le changement de mode.

« Sinon, il m’arrive d’aller à Paris, quand je vais à Paris, alors maintenant, car ça n’a pas toujours été comme ça, mais disons que maintenant si je m’en vais pour le loisir à Paris, je la laisse à la gare de Saint Rémy et je prends le RER, je ne vais plus à Paris en voiture, 10 fois par an. » Claude, CC Vallée de Chevreuse, Chevreuse, 65 ans, veuve, retraitée.

Ces résultats témoignent ainsi d’un attachement à une liberté de déplacement, mais non à la voiture. Même si certains disent que le changement passera par une rupture brutale du système, générée par la hausse du prix des carburants et la conscience environnementale, ce n’est pas ce que révèlent nos recherches de terrain. L’analyse des représentations des modes et du territoire nous a permis d’observer ces changements de pratiques spatiales à l’échelle des trajectoires individuelles. Une tension forte apparaît dans les discours, entre une dépendance à l’automobile permettant de maintenir un niveau d’individualisation des programmes et une vision parfois négative des déplacements, et ce même en automobile.

Les apports de la notion de savoir-faire dans le contexte prospectif : des pistes d’adaptations face à une hausse des carburants perçue comme inéluctable.

Avec le scénario prospectif, ce sont ces rôles d’adaptation voire d’innovation du « savoir-faire automobile » (Sajous 2004) que nous souhaitons interroger, pour cerner dans quelle mesure les enquêtés, dans leurs déclarations, le mettent à contribution et pour quels objectifs. La grille du savoir-faire appliquée au mode automobile pour analyser un scénario prospectif d’augmentation du prix des carburants met en exergue trois points.

Tout d’abord, par analogie avec des situations de crise, c’est leur maîtrise des premiers « gestes de secours » que les ménages nous livrent. Ils cherchent en effet une sécurisation par rapport, non pas à une nouvelle situation, mais à une situation atteignant un niveau de gravité nécessitant une adaptation afin d’éviter le bouleversement. Le scénario proposé de hausse du prix des carburants à 6 euros n’apparaît pas comme un scénario de rupture. Nous sommes face à des personnes qui, d’emblée, considèrent cette proposition comme un futur crédible, voire inéluctable. Leur expérience atteste de l’intégration progressive de cette idée, par exemple à travers la surveillance des prix des carburants pour l’ensemble des déplacements, lors de déplacements exceptionnels comme les vacances ou dans le quotidien :

« De toute façon, quand on va à la pompe, on se dit… » Christine, CC Carnelle, Pays de France, Viarmes, 64 ans, veuve, retraitée.

« On est rentré en 2001… de Porto Rico… le minibus, quand on est passé en… à l’euro, je mettais 50 €… mon plein. Aujourd’hui, je suis à plus de 100. » Agathe, CC de la Brie Boisée, Ferrières-en-Brie, 48 ans, mariée, femme au foyer.

Deuxième point, une fois l’idée de l’augmentation intégrée, comment les ménages se projettent-ils ? Les enquêtés optent pour le scénario le moins déstabilisant possible et n’envisagent pas le déménagement. À ce stade, nous constatons que tous les enquêtés, à l’exception d’un seul, se tournent vers des mesures adaptatives pour se maintenir dans leur habitat actuel. Seule Catherine déménagerait.

Troisième point, quelles tendances quant aux conduites à tenir ? Il est plutôt question de réaménagement en recherchant le perfectionnement du savoir-faire selon une double orientation : progression dans la maîtrise du savoir-faire automobile afin d’augmenter l’efficacité de l’usage, et orientation vers d’autres savoir-faire, comme le vélo par exemple.

Les mesures adaptatives proposées partent, d’une part, de la mobilité actuelle effectuée et, d’autre part, considèrent avant tout comme référentiel l’expérience automobile. Le savoir-faire automobile sera le premier actionné en cas de crise. La projection dans le scénario montre qu’est repensée avant tout la capacité de prévoir et remodeler en conséquence sa mobilité sans exclure, mais toujours rationaliser l’usage de l’automobile. Les personnes décrivent dès lors les nouvelles pratiques qu’ils pensent adopter. Il est intéressant de voir comment leur savoir-faire automobile reste au cœur de l’arbitrage habitat / territoire en étant mobilisé prioritairement pour édicter de nouvelles pratiques de déplacements ; ce qui, par là même, le transforme. Notons que les solutions ne sont pas recherchées dans l’appui des institutions, ni même des TIC, mais dans la mobilisation d’un « savoir-réagir » individuel. L’analyse de discours montre que, d’un point de vue cognitif, les enquêtés répondent à partir de ce qu’ils savent et/ou de ce qu’ils connaissent et/ou de ce qu’ils vivent. Nous parlons à cet égard d’un triptyque su / connu / vécu. Ces trois catégories font référence à trois statuts de données mobilisées par les ménages pour envisager les réactions à l’augmentation des prix du carburant.

Le « su » correspond à l’information, un ensemble d’adaptations potentielles mémorisées, mais qui n’ont fait l’objet d’aucune forme d’expérimentation. Certains envisagent ainsi de substituer à la voiture thermique la voiture électrique ou le vélo :

« Mais surtout, on changerait de mode de transport, je ferai le maximum en vélo et puis si le prix des voitures électriques devenait accessible et ben on en achèterait au moins une pour mon mari qui n’a pas le choix, il est obligé de prendre la voiture. » Bernadette, CC Carnelle Pays de France, Baillet-en-France, 65 ans, retraitée.

D’autres se tourneraient vers l’optimisation d’habitudes de vie « en partant moins en vacances » (Vincent, CC Carnelle – Pays de France, Baillet-en-France, 49 ans, marié, informaticien), « faire éventuellement du covoiturage » (Carole, Haute Vallée de Chevreuse, Cernay, 45 ans, mariée, décoratrice d’intérieur) ou « acheter un plus grand frigo » (Jérôme, CC de la Brie Boisée, Pontcarré, 51 ans, marié, agent RATP).

Le « connu » regroupe les expérimentations d’adaptations déjà éprouvées sur des périodes et des circonstances différentes et qui pourraient être remobilisées. Christine rappelle le caractère cyclique de l’histoire :

« C’est déjà arrivé. Nous, on a déjà connu ça. Enfin… Vous, vous êtes trop jeune, mais moi, j’ai déjà eu le choc pétrolier où on est passé de… j’allais dire… de un franc à dix francs… enfin, de un franc à cinq francs. J’exagère un peu. » Christine, CC Carnelle, Pays de France, Viarmes, 64 ans, veuve, retraitée.

Le renforcement des pratiques aujourd’hui ponctuelles domine le « connu ». Ce renforcement passerait par une plus grande fréquence de recours à une solution alternative, et pour plus de motifs qu’actuellement, dans le but d’optimiser le programme de mobilité en vigueur.

« Je grouperai tout ce qui est… tout ce qui est vital, je le ferai parce que… c’est indispensable. Mais le reste j’essaierai ou de grouper, ou de faire du covoiturage, ou de trouver des systèmes. » Marie-Christine, CC Brie Boisée, Pontcarré, 45 ans, mariée, secrétaire.

Le recours au local, dans le sens de ce qui se trouve dans une immédiate proximité, n’est cité en réponse au scénario qu’une fois. Cela apparaît comme une solution peu envisageable et venant à l’encontre de la volonté générale (dans l’échantillon) de maintenir une capacité de mouvements multiscalaires ; autrement dit, maintenir des « proximités », à l’image de ce que l’automobile a permis de construire.

« Je crois que je me rabattrais beaucoup plus sur les ressources du village. Bon, il n’y a pas, évidemment, de quoi acheter des livres ou de quoi s’habiller, mais pour tout ce qui est alimentation, je pense que je vivrais sur le village. » Joëlle, CC Brie Boisée, Villeneuve-le-Compte, 68 ans, mariée, retraitée.

Le « vécu » se confond avec les habitudes déjà installées dans le programme de mobilité.

« Le rythme de vie a déjà changé depuis deux ans pour bénéficier d’autres choses, faire attention au quotidien sur des choses, c’est un état d’esprit (…) » Carole, Haute Vallée de Chevreuse, Cernay, 45 ans, mariée, décoratrice d’intérieur.

Des enquêtés estiment avoir anticipé de telle manière à être dans un système déjà optimal. Nous constatons qu’ils ont, plus que le reste de l’échantillon, mis en place des stratégies d’adaptation, comme le choix d’une localisation résidentielle dans une commune dotée d’un minimum de commerces et de services…

« La grande idée c’est déjà d’être allé habiter à Ferrières, parce que ça rentrait déjà dans notre ligne de compte, si on s’éloigne dans la Brie et tout, les coûts de la voiture et de l’essence ne feront qu’augmenter. » Mireille, CC de la Brie Boisée, Ferrières-en-Brie, 45 ans, mariée, cadre.

… ou encore le covoiturage, le chaînage, la multimodalité.

Ils sont rejoints par trois enquêtés pouvant maintenir leurs pratiques actuelles du fait d’une utilisation déjà faible de la voiture, due à leur situation de vie : retraité et/ou célibataire.

« Je ne sais même pas, je pense que je ne changerai pas vraiment mes habitudes parce que je n’ai pas un usage fréquent de mon véhicule » Claude, CC Vallée de Chevreuse, Chevreuse, 65 ans, veuve, retraitée.

Après confrontation du « vécu » avec le « su » et le « connu », cinq enquêtés se projettent dans le maintien global, ou presque, du niveau actuel de mobilité automobile, du fait de la contrainte, de la faiblesse ou de l’absence des transports en commun, ou encore de la présence des enfants en bas âge :

« Malheureusement tant que les transports en commun me font perdre quatre heures par jour, ça changera sur mon budget, certes il y aura des loisirs que je ferai moins, mais ça ne m’empêchera pas de prendre ma voiture parce qu’avec des enfants en bas âge, je ne peux pas me permettre de passer des heures dans les transports en commun, sinon après je ne vois plus mes enfants la journée. » Élisabeth, Haute Vallée de Chevreuse, Cernay, 48 ans, mariée, sage-femme.

Le regard porté par la recherche sur les espaces périurbains s’est sensiblement modifié au cours de la dernière décennie (Nessi, Le Néchet et Terral 2016) (Berger, Aragau et Rougé 2014) (Morel-Brochet et Ortar 2014) (Vincent-Geslin, Ravalet et Motte-Baumvol 2013) (Rougé et al. 2013) (Dodier et al. 2012) : à la condamnation sans appel au nom de la durabilité environnementale mais aussi sociale a succédé une forme de réhabilitation, qui prend acte de l’attractivité non démentie de ces territoires, mais aussi de la diversité des évolutions qui les affectent. Notre étude, avec ses dimensions rétrospective et prospective, permet d’apporter des précisions sur l’effectivité et le potentiel à plus long terme de certains de ces changements, qui ne peuvent s’appréhender que sur le temps long. En abordant la mobilité en tant que dimension de l’habitabilité, elle permet aussi de considérer le sens que revêtent ces changements, aussi minimes soient-ils, en tant qu’ils affectent non seulement le système de mobilité mais aussi le rapport des individus à leur territoire habité.

Ces changements sont ainsi progressifs et peu spectaculaires, car ils concernent le système sociospatial périurbain, c’est-à-dire un contexte territorial fait de ressources et de contraintes, une population dans son ensemble et des individus qui pratiquent ces lieux de vie. Habiter en milieu périurbain est en effet le choix d’un espace de vie, mais aussi d’un « mode d’usage » de cet espace (Ortar 2005). Le potentiel d’évolution de cet usage supposerait, pour être évalué, d’avoir l’approche la plus systémique possible de l’ensemble des pratiques qui sont autant de dimensions du quotidien, des « différents espaces, temps et activités » des sphères domestique, professionnelle, sociale, etc. (Morel-Brochet et Ortar 2014). Rentrer dans le vaste champ des pratiques par la question, certes encore partiellement sectorielle, des mobilités résidentielle et quotidienne, constitue toutefois l’opportunité d’aborder beaucoup des sphères qui régissent le quotidien, ainsi que l’évolution (fondamentale) de la relation à l’espace et au temps (ibid.). Ainsi, cette analyse des mobilités sur le temps long révèle (ou plutôt confirme) le changement majeur que représente le renforcement des logiques de proximité dans l’organisation des stratégies résidentielles, comme dans la logistique quotidienne. Elle révèle surtout la façon dont les ménages construisent et investissent, par l’usage de l’automobile, cet espace du proche.

La proximité est ici relative et multiscalaire, puisqu’elle imbrique les environs immédiats du domicile et un réseau de lieux inscrits dans un rayon de dix à quinze kilomètres autour de la commune de résidence. Ce périmètre est marqué par l’intensification des pratiques de loisirs, d’achats et de sociabilité, à mesure que les ménages s’ancrent dans un territoire lui-même en évolution (Thébert et al. 2016). L’unité de cet espace du proche repose sur la possibilité de passages par le domicile beaucoup plus fréquents (et revendiqués) qu’attendu dans un contexte périurbain, souvent caractérisé par la prégnance du chaînage. Cette flexibilité, offerte par l’automobile et par le renforcement du maillage des opportunités territoriales, conduit à un recentrage des pratiques habitantes, mais aussi à leur reconfiguration : en faisant varier à volonté les lieux et les temporalités de la fréquentation, les ménages investissent le territoire habité selon des modalités de pérégrination qui rappellent, prédominance du mode automobile mise à part, des modes d’habiter plus centraux (Cailly 2008).

Le savoir-faire automobile s’est ici conjugué à la connaissance approfondie des opportunités locales pour faire évoluer les pratiques de mobilité : la rationalisation opère dans le choix de lieux d’activités à moindre distance, dès lors que l’évolution de l’offre aux alentours le permet. Les habitants mettent notamment à profit la maturité de l’offre commerciale située dans le rayon des dix à quinze kilomètres du lieu de résidence, pour satisfaire une aspiration à l’ancrage. En conséquence, cette stratégie d’adaptation (relocaliser les lieux d’activité), déjà mise en œuvre, est moins convoquée par les ménages lorsqu’ils sont confrontés aux scénarios de forte augmentation du coût du carburant. C’est plutôt dans un autre registre de rationalisation, celui du chaînage et de l’agrégation des motifs de déplacement, mais aussi du covoiturage et des modes alternatifs, que les enquêtés trouvent des marges de manœuvre encore exploitables.

Ces analyses confirment que l’ancrage ne s’oppose pas à la mobilité (Ortar 2005) : il repose sur la mise en œuvre d’un savoir-faire automobile et d’un savoir-faire territorial (Thébert et al. 2016), c’est-à-dire d’une connaissance des ressources du territoire. Il s’accompagne d’une modification des usages de l’automobile, dont l’objectif est le maintien du système sociospatial périurbain propre à chaque individu, de la localisation résidentielle et du mode de vie adopté par les ménages. L’automobilité est ainsi au service de l’ancrage et du refus des programmations complexes et tendues, qui caractérise le recours aux espaces plus lointains de l’agglomération.

D’ores et déjà repérable, même si peu spectaculaire, le changement dans les pratiques des mobilités signale et accompagne l’évolution des modes d’habiter, et l’émergence de nouveaux usages de l’espace. Il reste difficile de traduire collectivement ce changement en opposant un état antérieur et un état renouvelé, compte tenu de l’individualisation des stratégies et des schémas de mobilité : à la recherche de flexibilité et d’indépendance, les enquêtés reconfigurent perpétuellement l’archipel de leurs territoires vécus. Mais le renouvellement et la mutation de l’offre du territoire jouent un rôle notable dans ces réorganisations, ce qui ouvre des perspectives en matière d’aménagement local. Dans une couronne périurbaine qui s’« épaissit » en matière d’offre territoriale, les ménages investissent une échelle de 10-15 km de rayon comme étant celle de la proximité. Si l’usage du véhicule particulier est de moins en moins bien vécu sur les longues distances, il reste bien accepté à cette échelle, lorsqu’il soutient le redéploiement de certaines pratiques quotidiennes dans cet espace. Compte tenu du manque de compétitivité des transports collectifs entre communes périurbaines, cette étape du changement de la mobilité périurbaine, qui n’est pas forcément propice à la réduction des kilomètres automobiles, appelle au franchissement d’autres étapes. Il s’agira alors de modifier certains éléments du système en se fondant sur la connaissance de l’ensemble des pratiques habitantes, des représentations qui sous-tendent les reconfigurations de la mobilité, mais aussi des effets de compensation qui incitent les ménages à changer leurs pratiques d’habiter pour les rendre plus durables (par exemple en s’investissant dans le tri sélectif ou les travaux d’isolation), et ceci sans toucher profondément à ce qui fonde encore le dit système : l’usage de la voiture.

Abstract

Is there an effective change in the mobility system of the suburban area in the Île-de-France ? How to identify it ? This article aims at updating the evolving (or not evolving) residential and daily mobility patterns through three case studies in the Île-de-France. Results show that change doesn’t challenge the whole system but rather consists of adaptive measures. Evolution in the use of car ensures the global system’s stability. Those adaptive measures are nevertheless the source of new spatial usages and the daily living areas’ shrinking.

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Notes

[1] L’échantillon des personnes rencontrées dans la phase qualitative comporte plus de femmes que d’hommes, et les familles nombreuses y sont surreprésentées. On y trouve néanmoins des ménages de petite taille et des familles monoparentales. L’échantillon est composé de 8 hommes et 23 femmes. La surreprésentation des ménages de plus de quatre personnes y est de 18 %. On note aussi une légère surreprésentation des 31-50 ans au détriment des 51-64 ans (écart = 5 %) et des plus de 60 ans (1 %). En termes de CSP, l’échantillon est composé de 5 cadres et professions intellectuelles supérieures, 10 professions intermédiaires, 4 employés, 9 retraités, 1 chômeur, 2 personnes sans activité professionnelle. Les inactifs/chômeurs et les actifs (écart de 2 et 3 %) sont légèrement surreprésentés au détriment des retraités (-4 %). Les populations rencontrées dans le cadre de nos enquêtes quantitative et qualitative reflètent la diversification des profils périurbains et l’atypisme moins marqué de ces territoires par rapport à l’agglomération (Aragau, Berger et Rougé 2012).

[2] Cet indicateur s’explique également par une plus grande utilisation qu’auparavant des transports collectifs pour des grandes distances.

[3] Nous n’incluons pas ici les activités sportives ou artistiques (cours hebdomadaire de musique ou modelage, peinture, etc.), mais plutôt les manifestations culturelles du type : expositions, concerts, projections de films, conférences.

[4] À l’équitation.

[5] Ces résultats rejoignent les résultats de N. Brévet (2009), sur la fréquentation occasionnelle de Paris par les habitants de Marne-la-Vallée.

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