Accusés périodiquement de trahison depuis Julien Benda, quand ce n’est pas de complot contre la culture, ballottés entre divers rôles suggérés par la Cité (Cassandre ou Créon), pris dans la tourmente des engagements protestataires ou laudateurs, tour à tour veilleurs contre la raison d’État et conseillers du Prince, les clercs ont perdu le fil d’Ariane qui les identifiait de manière sereine à l’image de l’indignation militante depuis l’Affaire Dreyfus. Ici et là, on se complaît à proclamer la fin du règne des clercs après la fin de l’histoire et sans doute avant la fin du monde. De la mobilisation en faveur du capitaine Dreyfus à Jean-Paul Sartre, la figure de l’intellectuel critique domine la scène française où elle semble s’imposer comme la seule posture intellectuelle possible. Le destin funeste des utopies au 20e siècle ainsi que la technicisation des savoirs, leur parcellarisation à l’écart de tout projet global, ont favorisé la triomphe d’une culture d’expert qui a une forte propension à se substituer au contrôle démocratique et à désapproprier les citoyens de toute maîtrise sur leur devenir. Devant ce danger, qui n’a rien d’un complot, mais semble au contraire la résultante inexorable de la complexité croissante des savoirs requis, une chance nouvelle s’offre sans doute aux intellectuels : celle d’un engagement dans les enjeux réels de la société pour démêler les multiples enjeux du présent et de contribuer ainsi à ce que les citoyens rebâtissent une espérance collective sur de nouvelles bases.
Un retour sur l’histoire des intellectuels est aujourd’hui nécessaire pour clarifier ce qu’on entend lorsque l’on invoque cette figure qui cumule paradoxalement un pouvoir de fascination et d’opprobre dans une confusion grandissante, au point que, comme le fait remarquer Pierre Nora : « on ne sait plus de qui ni de quoi on parle » lorsque l’on se réfère aux silences et aux prises de positions des intellectuels : « On peut aujourd’hui, et du même souffle, pleurer la mort de l’intellectuel et déplorer la prolifération de l’espèce. On peut stigmatiser l’excès de sa personnalisation ou sa fusion dans l’anonymat [1]. » La perte de sens de la notion, liée à une crise généralisée de l’engagement et des appartenances partitaires, a eu pour effet de mettre en crise la posture de surplomb dans laquelle se drapait jusque-là l’intellectuel, considéré comme capable de donner le point de vue de l’universel. L’époque est plus sensible à retrouver les voies d’une unité déchirée de la pensée et de l’existence, cette double question restée trop longtemps séparée entre le « qu’est-ce qu’exister ? » et le « qu’est-ce que penser ? ». La quête de sens qui en résulte privilégie de nouvelles figures qui ont tenté de tisser une unité entre une pensée de la vie et leur vie de pensée. On privilégie alors le jugement de situation prudentiel et des choix éthiques confrontés à leurs obstacles ainsi que le vouloir individuel et collectif. De cette exigence, il ressort sans doute moins d’ambition, plus d’attention aux singularités, une posture plus modeste et un plus grand souci du juste et des champs du possible.
L’histoire des idées n’a pas bonne presse en France, alors qu’elle est pratiquée à visage découvert ailleurs. « Hors de France, remarque François Azouvi, être historien des idées n’implique pas l’indignité nationale [2]. » Plusieurs raisons contribuent à cette exception nationale : d’une part, la place importante qu’occupe l’enseignement proprement philosophique dans la formation de tout le public scolarisé qui a stabilisé un territoire réservé du philosophe campé sur un corpus et son histoire. Par ailleurs, le type de développement qu’ont connu en France les sciences sociales et le succès sans partage de l’histoire des mentalités dans les années 1970 n’ont pas permis l’émergence de ce champ spécifique d’investigation que serait une histoire des idées ou une histoire intellectuelle spécifique, si ce n’est de manière marginale dans le domaine de l’histoire littéraire, notamment sous l’impulsion de Jean Ehrard [3] qui a rêvé et œuvré pour la création d’un enseignement d’histoire des idées.
Il faut dire que dans les années 1960 et 1970, l’histoire de la longue durée et l’histoire sérielle dominaient sans partage. L’histoire intellectuelle était alors considérée comme trop proche de l’individuel, du biographique et du politique, autant d’objets dévalorisés par l’histoire savante. Ce « petit monde étroit » selon la formule de Sartre au lendemain de la mort de Camus, le 7 janvier 1960 restait impropre aux découpages statistiques et aux longues séries quantitatives [4]. Il était donc irrémédiablement relégué à un impressionnisme incapable de se transformer en objet scientifique. De plus, les limites du groupe des intellectuels semblent tellement floues et tributaires des registres d’analyse adoptés que l’objet en devient insaisissable. À ce discrédit s’ajoutait un intérêt plus grand pour les phénomènes massifiants aux dépens des groupes d’élites, si l’on suit le programme défini par l’école historique française des Annales qui a suivi l’injonction du sociologue durkheimien François Simiand en 1903 qui appelait la tribu des historiens à abattre ses trois idoles : l’idole biographique, chronologique et politique.
Il faut donc attendre les années 1980 pour voir émerger en France un intérêt pour cette histoire des clercs. La création du Grhi (Groupe de recherche sur l’histoire des intellectuels) en 1985 dirigé d’abord par Jean-François Sirinelli dans le cadre de l’Ihtp, dessine ainsi les contours d’un domaine d’études spécifique. Une visibilité plus large est donnée à ce champ de prospection en 1986 avec la publication du désormais classique Les intellectuels en France, de l’affaire Dreyfus à nos jours, de Pascal Ory et Jean-François Sirinelli [5]. La publication d’un Dictionnaire des intellectuels français [6] et le succès éditorial de l’ouvrage de Michel Winock, Le siècle des intellectuels en 1997 [7], confirment, parmi bien d’autres publications, le dynamisme de ce secteur dans la discipline historique. Ce dynamisme est sans aucun doute liée au changement de paradigme en cours dans les sciences humaines [8]. Il est peut-être aussi à mettre en relation avec la « beauté du mort », avec la disparition de cette figure de l’intellectuel universel engagé telle que l’avait incarné Zola durant l’Affaire Dreyfus. Cette mutation avait déjà été perçue par Foucault lorsqu’il définissait la modernité de l’intellectuel « spécifique », renonçant à sa vocation universelle : « Être respectueux quand une singularité se soulève, intransigeant quand le pouvoir enfreint l’universel [9]. »
De la même manière que l’on aurait célébré dans les années 1970 une culture populaire d’autant plus magnifiée qu’elle était en train de mourir, la fascination actuelle pour les intellectuels et leur histoire viendrait témoigner de leur disparition. Grâce aux historiens, les intellectuels auraient leur chant du cygne. On s’empresse ainsi de les compter, de les classer, d’en dresser le répertoire, avant de les enterrer définitivement. Objet refroidi, ils seraient devenus objets d’histoire faute d’être un vrai enjeu du présent, payant le prix fort de leurs compromissions au cours du tragique 20e siècle. Mais peut-être n’est-ce là qu’illusion provenant d’une simple projection de la situation présente à l’égard d’une figure qui a pris des formes successives au cours du temps et dont l’effacement ne serait qu’un moment d’une déjà longue histoire.
A côté de cette histoire des intellectuels, s’est développée une histoire proprement intellectuelle, plus liée au projet d’élucider les œuvres des penseurs dans leur historicité. Mais l’on peut aussi se poser la question de savoir quel est donc cet obscur objet que serait cette histoire intellectuelle ? Depuis déjà longtemps l’histoire linéaire d’idées n’occupant que la seule sphère de la pensée est remise en question. La traditionnelle histoire des idées pratiquant une simple exposition chronologique des jeux d’influences d’un auteur à l’autre a été peu à peu remplacée par une émergente histoire intellectuelle. Mais quel est le degré d’autonomie de celle-ci ? Convient-il de chercher à naturaliser un objet « intellectuel » repéré comme invariant à travers le temps, quantifié et assigné à résidence ? Ces questions restent encore largement ouvertes, mais il semble, à la manière dont Foucault l’analyse [10], que l’essentiel ne réside pas tant dans la catégorie sociale « intellectuelle » que dans ses inscriptions concrètes à l’intérieur des pratiques liées au domaine discursif.
Cette histoire intellectuelle s’est développée dans un entrelacs entre l’histoire classique des idées, l’histoire de la philosophie, l’histoire des mentalités et l’histoire culturelle. Cet espace de recherche tend lui aussi à s’autonomiser. Sans visée impériale, cette histoire intellectuelle a simplement pour ambition de faire consoner ensemble les œuvres, leurs auteurs et le contexte qui les a vus naître dans une démarche qui récuse l’appauvrissante alternative entre une lecture internaliste des œuvres et une approche externaliste privilégiant les seuls réseaux de sociabilité. L’histoire intellectuelle entend rendre compte des œuvres, parcours, itinéraires, par-delà les frontières disciplinaires.
On donnera avec Carl Schorske une définition très ample de ce que peut être l’histoire intellectuelle : « L’historien cherche à situer et à interpréter l’œuvre dans le temps et à l’inscrire à la croisée de deux lignes de force : l’une verticale, diachronique, par laquelle il relie un texte ou un système de pensée à tout ce qui les a précédés dans une même branche d’activité culturelle… l’autre, horizontale, synchronique, par laquelle l’historien établit une relation entre le contenu de l’objet intellectuel et ce qui se fait dans d’autres domaines à la même époque [11]. » Tirant les enseignements du moment structuraliste, Schorske conjugue à la démarche diachronique celle, synchronique, de la logique endogène d’un moment, d’une coupure dans le temps saisie à partir de sa transversalité. La volonté de tenir ensemble ces deux dimensions serait l’objet même de l’histoire intellectuelle. La définition que donne Robert Darnton de l’histoire intellectuelle est tout aussi ambitieuse : elle réunit « l’histoire des idées (l’étude des pensées systématiques, généralement dans les traités philosophiques), l’histoire intellectuelle proprement dite (l’étude des pensées informelles, des courants d’opinion, et des tendances littéraires, l’histoire sociale des idées), et l’histoire culturelle (l’étude de la culture au sens anthropologique, incluant les visions du monde et les mentalités collectives) [12]. » À juste titre, Darnton élabore un bouquet multidimensionnel dans lequel il fait travailler ensemble la logique propre aux idées, celle de la vie intellectuelle et la politique culturelle, considérant donc cette histoire, non comme un domaine à part, mais comme la composante d’une histoire totale des formes de la pensée et de ses pratiques.
Cette histoire intellectuelle est déjà riche de débats entre diverses tendances. Certaines privilégient le contextualisme (Skinner), d’autres une sémantique historique (Koselleck) ou l’herméneutique (Ricoeur)… Le pari tenté par ce livre est de montrer la fécondité propre à une approche des œuvres dans l’histoire même de leur production, tout en évitant les pièges de l’historicisme.
Plusieurs voies sont possibles entre l’histoire des concepts d’un côté et une socio-histoire de l’histoire des engagements des intellectuels dans la cité de l’autre. A condition de postuler une forme d’indistinction épistémologique et de renoncer à une posture de surplomb, toutes ces voies apportent leur éclairage spécifique. Il revient à l’histoire intellectuelle ainsi qu’à l’histoire des intellectuels d’interroger la vie des idées par un va-et-vient constant entre le passé et les questions que nous posons au passé à partir de notre présent.