Bruno Latour. 2021. Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres. Paris : La Découverte.
« Tout se passe comme si le confinement imposé par le virus pouvait me[1] servir de modèle pour nous familiariser peu à peu avec le confinement généralisé imposé par ce que l’on appelle d’un doux euphémisme, la “crise écologique”. Tu sens bien qu’il ne s’agit pas d’une crise, mais d’une mutation : tu n’as plus le même corps et tu ne te déplaces plus dans le même monde que tes parents. »
En première lecture, cette phrase extraite de Où suis-je ?, livre de Bruno Latour (2021, p. 53) happe le lecteur, tout autant qu’elle l’interpelle : virus, confinement, « crise écologique », les mots parlent. Associés, ils donnent une perspective compréhensive à ce que les confinements des années 2020-2021 font vivre aux habitants du Monde. Chacun et chacune peut ainsi se retrouver dans ce Monde actuel, à la fois tellement sûr et si incertain, et, le cas échéant, s’y orienter. Pour autant, n’y aurait-il plus rien à dire face à cette vérité d’autant plus universelle qu’elle se télescope avec des interrogations peut-être aussi vieilles que l’homo sapiens lui-même : mais où suis-je ? Et, au passage, mais cette fois pour son plus grand bonheur, l’humanité serait-elle en train de s’éveiller en cancrelat, à la manière dont le fit le Gregor Samsa, figure inaugurale du texte, tout droit ressuscitée de la Métamorphose de Franz Kafka ?
Pour rassurante que soit cette lecture, elle pourrait cependant buter sur quelques formulations. Entraînantes pour les lecteurs, elles aiguillonnent aussi la critique de l’esprit attentif. Ne retenons qu’un exemple. Pourquoi, donc, passer du « me » (pouvait me servir de modèle) au « nous » (nous familiariser), puis au « on » (que l’on appelle) pour finir sur le « tu » (Tu sens bien) ? Mais qui représentent tous ces pronoms ? Qui leur parle ? Un observateur soucieux de réflexivité délivrant une hypothèse parmi d’autres ? Un acteur engagé de la conversion écologique ? Un angoissé qui écrit pour se rassurer sur toutes les incertitudes de son époque en leur donnant un sens dont le seul but serait de les « domestiquer » ? Et à qui s’adressent ses mots ?
Dès lors, des doutes s’immiscent à propos d’un texte qui, tout à la fois, traite d’un sujet extrêmement sérieux, sujet que l’auteur a lui-même participé à rendre comme tel, et les quelques flous d’écritures qui, ça et là, le parsèment.
Un conte, ça raconte.
Pour un peu, le lecteur circonspect pourra se rassurer en considérant le mode d’écriture. Placé dans l’aura du livre biblique de Job (38, 18), juste avant, donc, le 38, 19 : « Où est le chemin qui conduit au séjour de la lumière ? », le livre est composé à la manière d’un conte philosophique (2021 : 167). Pour commencer, et comme un (2021, p. 9) « héros de roman », l’auteur se réveille, donc, mais sans plus savoir où, parce que les repères acquis semblent bien s’être dérobés : métamorphose ? Peu à peu, voici donc l’enjeu : l’habitabilité de la terre, avec ses questions d’engendrement et de subsistance, comprenons la survie de l’humanité, voire au-delà, la survie de la vie. Alors, le confinement dans tout cela ? Un signe avant-coureur. Le monde est en mutation. Il traverse une crise universelle, une crise cosmologique, de celle qui laisse peu d’alternatives : il faut changer. Puisqu’on ne peut s’échapper du monde, il faut donc l’habiter autrement et, pour cela peut-être, sortir de la religion laïcisée. Dans le même geste, il faut renoncer à l’Économie, si superficielle. Et tant qu’on y est, il faut renoncer à être un « individu moderne » pour devenir des Terrestres. Des Terrestres ancrés dans un territoire mis à l’endroit, celui qui unit aux ascendants et aux descendants, celui des interdépendances. Ainsi donc, entre le bien et le mal, il faut choisir. Et transformer les « mauvais » habitants en « bons » Terrestres. C’est ainsi que Terre, ou Gaïa, délivre sa leçon, inspirant du coup (2021, p. 132) : « ce que veut dire être humain avec Terre ». Ainsi sera brisée la chaîne mimétique et apocalyptique des Extracteurs en faisant émerger un nouvel homme, le Ravaudeur. Jésus n’aurait pas fait mieux.
Tel est l’enjeu de la révolution contemporaine, celle que désigne le mot anthropocène. Et ce basculement pourrait bien passer par une guerre, mondiale au sens propre, autrement dit une guerre dont le monde est l’enjeu (2021, p. 149-150) : « Ce qui rend toutes les batailles actuelles si étranges, c’est que nous sommes bel et bien en guerre, et c’est une guerre à mort, une guerre d’éradication […]. »
Le bien, le mal et l’Autre.
À sa manière, l’ouvrage aborde une question, centrale de multiples manières : habiter. Pour s’en convaincre, il suffit du reste de considérer le titre : « Où suis-je ? ». C’est donc acté, le « où je suis » implique et engage explicitement le « qui je suis » (Lazzarotti, 2006). Restent toutefois à découvrir les fondements de l’analyse. Ils reposent sur un constat en forme d’annonce : l’émergence d’un Nouveau Régime Climatique et des nécessités qui en découlent dont celle d’un Nouveau Régime Politique (Latour, 2015), et même si (2021, p. 158) : « […] la source scientifique de cette compréhension du sol reste obscur. » On comprend donc le choix du conte philosophique ou, plus précisément, moral si l’on en juge au ressort dramatique du récit (2021, p. 186) : « […] choisir entre le bien et le mal. » Qu’il soit donc permis de l’aborder comme tel.
Donc, il était une fois le « mal ». Il prend ici les traits de l’« individu moderne ». L’Économie superficielle et destructrice, c’est aussi lui. Pire encore et lourde erreur, sans doute (2021, p. 88) : « […] l’individu distinct était une illusion. » Lui, toujours (2021, p. 88) : « L’individu idéalement égoïste. » La liste des maux qu’il a portés et transportés est à dresser : les mobilités (2021, p. 91-92), la propriété exclusive (2021, p. 62). Historiquement, il devient facile de l’identifier : l’habitant moderne s’incarne dans (2021, p. 57) : « les célèbres et si encombrants baby-boomers ». Peu à peu, sortent alors les fantômes : René Descartes, le principal, inventeur de l’humanité bipartite, de la res extensa à son corollaire, le (2021, p. 62) : « cogito de théâtre ». Et ce n’est pas tout. Car porté par son ambition de devenir dieu, l’individu pourrait bien être diable (2021, p. 116). Assoiffé de jouissance (2021, p. 156) au point de brûler ce qui le fait vivre, l’individu moderne fait ainsi inexorablement plonger l’humanité vers sa mort programmée. Heureusement, le mal a sa figure antonyme, son antithèse constructive, la figure du bien : l’humanité sera-t-elle sauvée ?
Car voici les Terrestres. Tous, ils sont réunis en un seul et même collectif : Terre. Ils sont ceux qui, dans son sacre, acceptent de vivre « avec Elle ». Ce qui les distingue des mauvais, c’est, entre autres, qu’ils ont une autre métrique. Eux, se reconnaissent (2021, p. 37) : « […] dans ses prédécesseurs, ceux qui ont créé les conditions d’habitabilité dont ils bénéficient. » Du coup (2021, p. 38) : « On ne dira donc pas que les terrestres sont sur la terre, nom commun, mais avec Terre ou Gaïa, noms propres. » Ainsi, contrairement aux individus modernes, les Terrestres ne veulent pas se projeter hors de la terre, mais ont pour projet de (2021, p. 70) : « […] revenir chez soi, là où l’on est, là d’où l’on n’est jamais sorti. » Et, peut-être là, là où l’humanité n’aurait jamais dû sortir : l’Économie, toujours. Vertu de l’ancrage, donc, quand le monde où l’on vit se confond avec le monde dont on vit. Et, ainsi, est reconstruite, cette relation d’identité rompue par l’individu moderne (2021, p. 107) : « Le territoire n’est pas ce que vous occupez, mais ce qui vous définit. » Le Terrestre sera donc aussi celui qui a été libéré par ce confinement. Mal pour un bien ? Ce confinement aura participé à lui faire saisir à quel point il était relié à la terre.
Cela dit, le mal et le bien ne s’opposent pas seuls. Ils ont le même témoin. Il les juge et donne tout son poids à la fable. Voici le grand maître du moment. Il voit en même temps qu’il pèse (2021, p. 100) les consciences et les actes. Vous l’avez compris maintenant, voici Terre (2021, p. 33) : « De Terre, on peut dire que c’est la liaison de tous ceux qui ont des soucis de subsistance et d’engendrement. » Terre, donc, comme ce qui rend toutes vies possibles et qu’il convient de bien distinguer de la terre (2021, p. 38) : « On ne dira donc pas que les terrestres sont sur la terre, nom commun, mais avec Terre ou Gaïa, noms propres. » Mystère sacré de toute vie, principe divin de tout ce qui s’anime, perfection de ce qui est autotrophe – entité qui se nourrit d’elle-même et ne laisse aucun déchet –, Terre est ainsi le cœur du vivant. Pour ainsi dire, il ne lui manquerait que la parole. Qu’à cela ne tienne. Terre a désormais son intercesseur éclairé. À bien y regarder, on pourrait même finir par le reconnaître. Regardons, par exemple, la photographie du bas de la page 105. Deux cercles, deux flèches : une marelle. La figuration du monde et de ses conditions d’habitabilité. Une fois entrés dedans, les gens qui se prêtent à l’expérience peuvent choisir d’aller ici ou là et d’améliorer ou de dégrader cette habitabilité. Exposés ainsi, ont-ils raisonnablement le choix ? Qui, consciemment et sans provocation, peut vouloir agir directement pour la destruction de la planète ? Et même si, comme cela semble bien être le cas, la planète est ici considérée comme figée, le cas échéant en contradiction avec ce qui en a été dit comme entité vivante.
De fait, la marelle est assez conforme à tout dispositif : une manière de contrôler, d’orienter (Chartier, 2017). Car le parcours ne vise pas tant à faire réfléchir qu’à orienter ceux qui s’y engagent. Dits et non-dits, la photographie montre aussi autre chose. Au milieu de ces personnes, un homme un peu plus grand de silhouette. On ne le remarque qu’après : sa main droite est équipée d’un micro. Amplifie-t-il sa parole ou désigne-t-il le seul qui y a droit ? De quoi s’assurer, en tout cas, que le chemin vers Terre est bien suivi : convertissez-vous, bonnes gens, ou craignez la fureur de Dieu. Elle s’abattra sur Terre, brisera ses pécheurs… On connaît la suite. Cela fait maintenant deux mille ans, et peut-être bien plus, que l’humanité (l’) attend. Pour mémoire, ce processus porte un nom en droit canon : l’attrition. Autrement dit la conversion par peur de Dieu plus que pour son amour.
Habiter ?
Pour qui considère que l’habiter est une intéressante entrée pour prendre acte, rendre compte, mais aussi pour penser les (dys) fonctionnements et dynamiques du Monde contemporain, les travaux de Bruno Latour s’imposent. Ils le font d’autant plus que lui-même fait des conditions d’habitabilité l’un des centres d’une réflexion dont on se dit que l’habiter pourrait bien être l’un des cœurs de plus en plus explicite.
Faire apparaître, comme une nécessité, la solidarité terrestre qui lie tous les habitants, – humains et non-humains –, poser comme impératif de repenser la notion même de limite, interroger, à la lumière des événements et connaissances les plus récents, les relations entre « nature et sociétés » pour reprendre une terminologie sans doute un peu trop simple, mais parlante, est une série de chantiers dont chacun et chacune pourront comprendre qu’ils s’imposent, a fortiori dans le contexte mondial contemporain. Cela étant dit, de tels questionnements doivent-ils à la seule pandémie et aux confinements du moment le fait d’être posés ?
Tenez, par exemple, la question de la propriété privée et de sa légitimité est posée, au tout début de la seconde partie du Discours sur l’origine des inégalités, par Jean-Jacques Rousseau (1964, p. 164) : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » Et voilà un premier geste de rupture avec l’état de nature. Exactement dans la même lignée, B. Latour reprend à son compte l’analyse du geste (2021, p. 115) « Ce genre de boussole ne fait pas qu’orienter celui qui s’y place, elle répare un principe d’engendrement qui avait été rompu. »
Considérons maintenant l’opposition entre les « Extracteurs » et les « Ravaudeurs ». Ne serait-elle pas, déjà, un peu présente dans le rapport que Frederick Law Olmsted rédige en vue de la conservation du parc de Yosemite ? Au milieu des années 1860, travaillant au rapport préliminaire que lui a demandé l’État de Californie, il argumente, entre autres, autour d’une logique assez simple : les bûcherons et mineurs n’exploiteront les richesses qu’une fois. Les touristes, chaque fois qu’ils viendront… Et s’il n’est pas sûr que les habitants-touristes fassent partie des Ravaudeurs de B. Latour, reconnaissons que, en l’occurrence, ils jouent le principal rôle dans l’argumentaire de ce qu’il faut considérer comme l’acte de conservation du lieu, classé State Park de Californie le 30 juin 1864. Mais au fait, F.L. Olmsted est-il l’inventeur du raisonnement que décline B. Latour ? Pas sûr non plus, car Victor Hugo, dans son « Guerre aux démolisseurs » de 1832 soulève des idées finalement assez proches : ([1832] 1967, p. 506) : « À quoi servent ces monuments ? disent-ils [les démolisseurs]. Cela coûte des frais d’entretien, et voilà tout Jetez-les à terre et vendez les matériaux. C’est toujours cela de gagné. Sous le pur rapport économique, le raisonnement est mauvais. Nous l’avons déjà établi dans la note citée plus haut, ces monuments sont des capitaux. Un grand nombre d’entre eux, dont la renommée attire les étrangers riches en France, rapportent au pays au-delà de l’intérêt de l’argent qu’ils ont coûté. Les détruire, c’est priver le pays d’un revenu. »
Cela dit, il pourrait être plus difficile encore de suivre B. Latour quand il catégorise l’ensemble des habitants du Monde en une dichotomie, facile à saisir certes, mais peut-être un peu réductrice. Modernité ou non, le commun implique aussi ses différences, de même qu’il n’est pas de différences qui ne s’évaluent en perspective d’un universel. Ce constat rend d’autant plus problématique cette amputation du politique à une seule, unique et radicale opposition, guerrière à l’occasion, tout autant que sa réduction à deux figures prêtes à en découdre (2021 : 64) : « Confinés de tous les pays, unissez-vous ! Vous avez les mêmes ennemis, ceux qui veulent s’échapper dans une autre planète. » C’est que si la violence fait bien partie des modalités des cohabitations (Lazzarotti et Mercier, 2009), il n’est peut-être pas absolument judicieux, ni vraiment utile du reste, d’en faire un horizon de solidarité pour unir les uns contre les autres (Pelletier, 2017).
« Confinés de tous les pays… » : après Rousseau, Olmsted et Hugo, sans oublier la Bible, Marx ferait-il aussi partie du voyage ? Tout cela pour dire qu’il ne suffit pas d’articuler une idée à un événement, fût-il des plus spectaculairement contemporain, à une expérience faite par la plupart des habitants du Monde, pour qu’elle soit nouvelle. Je veux dire pour que sa nouveauté soit directement, si ce n’est exclusivement, liée à celle de l’événement et inspirée par la seule inventivité de celui ou celle qui l’énonce. Dans ces deux exemples précis – deux parmi d’autres possibles – ce qui apparaît plutôt est l’actualisation de pensées déjà anciennes, de pensées déjà là. Comment, dès lors, nommer de telles idées, quand à ce point elles traversent lieux et âges ? Plus qu’à des analyses de circonstances, ne s’apparenteraient-elles pas à des positions idéologiques, le cas échéant mises à jour par l’actualité ? Dès lors, il est difficile de ne pas lire « Où suis-je ? » comme le texte d’un auteur soucieux d’utiliser les événements du Monde contemporain comme autant d’actes de confirmation de ce qu’il pense déjà que de les aborder comme des singularités inventives.
Mais peut-être y a-t-il un malentendu sur l’intention de l’étude elle-même. Texte métaphysique, appuyé sur une eschatologie apocalyptique de l’histoire de l’humanité, il résonne immanquablement – et pour cela même – dans des oreilles occidentales préparées à l’entendre par des siècles d’annonce. Après tout, cela fait bien plus de deux siècles – en tout cas à ce jour – que Malthus se trompe, mais qu’il continue de faire référence.
Au-delà encore, l’auteur est présenté en 4e de couverture comme professeur et chercheur. Vu ainsi, son discours relève, un tant soit peu, des sciences sociales – l’expression mériterait réflexion –. On peut, de fait, constater que son orientation est non seulement morale, mais aussi performative. Comme souvent lorsqu’il s’agit de nature – a fortiori quand le mot sert d’entrée exclusive dans la compréhension du Monde, le projet est bien de changer les hommes et les femmes. Il est ici de les convertir vers le bien. Ou, plus précisément, vers un bien. Bien de qui ? Bien de quoi ? Passons. In fine, il est temps de sauver un Monde que les prémisses de l’ouvrage ont posé comme assurément perdu… Si rien n’est fait.
Appliquée à l’habiter, entre autres, une autre option serait de faire de cesdites sciences, sans illusions, mais sans cynisme, des outils d’analyse. Mettre en mot l’humaine expérience, silencieuse, mais pas muette des lieux et territoires du Monde, faire comprendre toute l’importance de se soucier des dimensions physiques de la planète, parmi d’autres, viserait alors à donner à tous et toutes, les moyens conceptuels aussi bien que les outils opérationnels pour mieux définir – chacun choisissant les termes de ce « mieux » en respect avec les autres – les conditions d’habitabilité du Monde et, ce faisant, de mieux l’habiter. Il s’agirait alors, de libertés en responsabilités, de dénouer – ou de tenter de le faire dans des vies renouvelées – le lourd et énigmatique dilemme de l’habiter. Dans les savoirs plus que dans les peurs : où et comment être soi-même dans le Monde, autrement dit parmi les autres ?