Avec La fabrique du droit, Bruno Latour poursuit son anthropologie du monde moderne dont il écrit que la tâche consiste « à décrire de la même manière comment s’organisent toutes les branches de notre gouvernement, y compris celle de la nature et des sciences exactes, et d’expliquer comment et pourquoi ces branches se séparent, ainsi que les multiples arrangements qui les rassemblent » (Latour, 1991, p. 25)
L’auteur, ethnologue ignorant de la chose, accompagne le lecteur tout aussi ignorant, dans une description à la fois minutieuse et vivante de ses étonnements, et des arcanes de l’organisation du Conseil, de ses langages, et procédures : les niveaux de décision, en sections ou sous sections, toutes sections réunies ou en assemblée, les rapports entre sections administratives et de contentieux, les rôles du commissaire du gouvernement, du rapporteur et du réviseur dans la formation du jugement, les « moyens soulevés », les affaires évoquées, et renversements de jurisprudence, le cheminement d’un dossier depuis le stade « de fruit vert jusqu’à la maturité », « véritable sabir » dans lequel il faut entrer pour y comprendre quelque chose !
Si la société est au coeur du laboratoire (Latour, 1988), avec ses objets, ses intérêts, ses acteurs, ses associations, ses réseaux, ses systèmes d’autorité et de crédit ; et si Bruno Latour a démontré qu’il n’y a pas d’autonomie de la science, la question de la fabrique du droit est plus complexe. En effet le contexte social n’est présent qu’à travers les faits soulevés par un « requérant », mais ceux-ci n’ont qu’une très faible importance dans le travail du Conseil d’État, c’est le cas par exemple, de questions sociales d’importance comme l’usage de la pilule du lendemain, ou la menace de peine de mort en Irak pour des sans papiers s’ils sont expulsés : le conseil d’État juge en droit et non comme question sociale ou morale ! Par contre, dans une affaire de nomination d’un haut fonctionnaire par le président de la république, il est fait mention du contexte politique « l’esprit du temps » (Latour, 2002, p. 175 ; toutes les citations sans références, sont extraites de cet ouvrage).
Le droit et le seul droit « est au fondement de tous leurs actes de langage » : faire le droit, dire le droit, rester dans les limites du droit. Même si se rejouent, là aussi, mais de moindre façon que dans le laboratoire, les questions d’autorité et de réputation.
On ne peut pas dire que le social est au coeur du droit, ni qu’il lui préexiste mais que le droit « mouline » à lui seul plus de social que la notion même de société, qu’il la pétrit, l’agence, la désigne, l’impute, la responsabilise, l’enveloppe (p. 181). « Le droit juridicise toute la société qu’il saisit comme totalité » ; il en est le résultat et la conséquence ; il n’est pas un sous système du social, il est autonome par rapport à lui puisqu’il est un des moyens de le produire. il tient tout dans la société. « Faire la liaison, faire l’association entre différents éléments (décisions, arrêtés, lois…) tisser le social, c’est cela le droit même » (p. 280). L’analyse du droit confirme la nécessité d’ « abandonner la sociologie du social pour celle de l’association » (p. 280). L’auteur prend plutôt le parti des internalistes « dont il vaut mieux tout compte fait prendre le parti ! » « partisans d’une autonomie constitutive de la chose juridique que des externalistes qui refusent toute autonomie au droit le faisant naître d’un ensemble de rapports de forces » (p. 277). « Le droit sécrète lui-même une forme originale de mise en relation contextuelle de personnes, d’actes et d’écrits », « Si bien qu’on aurait du mal à définir la notion de contexte social sans recourir aux véhicules du droit » (p. 278).
Une comparaison avec La vie de laboratoire (Latour, 1988) oppose ainsi de façon heuristique, le doute du conseil d’État aux certitudes du laboratoire, la distance des conseillers vis-à-vis de leur objet à l’implication des chercheurs. En outre il apparaît plus difficile « d’ouvrir la boîte noire » du droit que celle des sciences, peut être à cause de la nécessité du secret ?
À travers cette ethnographie du Conseil d’État, Bruno Latour montre comment se construit le droit en France, au jour le jour, par doutes et tâtonnements, à travers des procédures complexes, faisant intervenir un grand nombre d’acteurs, dans un temps long : « comment de simples interactions parviennent à fournir en tâtonnant des décisions à la fois fragiles et finales » il faut délier et relier tout le droit, il faut bien hésiter, douter : « pour parler juste il faut qu’elle (la justice) ait douté : le droit est un fragile château de cartes et non une transcendance. C’est un cheminement, à travers la multiplicité des interprétations et la flexibilité des solutions » ! (p. 163).
La fabrique du droit est en effet prise dans une tension entre défendre l’administration, « avec laquelle on a tant de liens » ! (p. 38) ne pas gêner sa bonne marche, mais la contrôler notamment dans le respect du droit. En effet, une loi inappliquée, évoquée par un requérant minuscule peut faire trembler l’État !
Avec cet ouvrage Bruno Latour avance encore dans « les études de laboratoire », répond à quelques critiques et résout nous semble-t-il quelques problèmes posés par cette approche sociologique : en effet si on est encore dans une description empirique des pratiques, et dans un constructivisme relativiste, c’est dans un domaine, la fabrique du droit, dans lequel le relativisme est intrinsèque au modèle normatif de l’ethos juridique lui-même. On ne peut donc plus le reprocher au sociologue comme on l’a fait pour la sociologie des sciences ! (Cahiers Internationaux de sociologie, 2000). Le lecteur perçoit bien le droit en train de se faire, par ses coulisses, ses réseaux, intérêts, rapports de force et traductions, mais ceux-ci sont assez explicitement énoncés par les acteurs eux-mêmes ! Et ceci va paradoxalement de pair avec très peu de réflexivité des acteurs sur leur pratique ! On s’étonne aussi, du peu d’importance des objets ou du peu d’objets (par rapport au travail scientifique) : des dossiers, des trombones et surtout du papier car le grand moyen est l’écriture.
L’écriture de l’ouvrage rend visible et accessible ce domaine qui pourrait paraître rébarbatif. On pourrait reprocher à l’auteur un peu trop d’empathie, d’avoir un peu trop endossé non seulement l’allure des conseillers mais la mentalité au point de tout justifier.