Les acteurs impliqués dans la fabrique urbaine et territoriale reconnaissent volontiers la nécessité d’improviser au quotidien dans la gestion de projet. Mais considérer l’improvisation comme une caractéristique positive, voire recherchée, dans la conduite des projets de territoire, il semble y avoir là un Rubicon à ne pas franchir. Im-pro-visere, c’est en effet d’abord ne pas pré-voir. Abandonner la prévision et la vision prédéfinie, totalisante, surplombante (voire démiurgique) ; laisser là toute conception téléologique, abandonner jusqu’à l’idée de finalité, en comprenant l’avenir comme non seulement imprévisible, mais profondément indéterminé, et opter pour une forme ouverte dans sa signification comme dans le temps, toujours inachevée, en devenir. Im-provisere, c’est aussi ne pas se préparer, ou plutôt ne se préparer qu’à une chose : saisir l’occasion. Abandonner le plan d’action et sa temporalité linéaire et comprendre l’action, son sens et ses modalités, non plus comme donné a priori mais comme construit in itinere et a posteriori.
Ces éléments de définition peuvent sembler bien éloignés du monde du projet de territoire. Et pourtant, les dernières décennies ont vu se multiplier les « objets territoriaux non identifiés » (Béhar 2007), associés à des dispositifs de gouvernance qui se développent entre les cadres institutionnels et parfois hors de ceux-ci. Ils mettent en œuvre une action ouverte aussi bien dans ses objectifs et ses modalités que dans sa temporalité, suivant des logiques et des pratiques bien différentes de celles associées à la planification territoriale réglementaire (Lévy 2018). Nous proposons ici d’entrer dans la boîte noire de la fabrique de ces objets territoriaux non identifiés, au moyen d’une rythmanalyse des projets de territoire qui les animent, c’est-à-dire à la fois les incarnent et les mettent en mouvement. La rythmanalyse doit nous servir à mettre en évidence la marque que l’improvisation imprime au projet, considéré comme un processus autant que comme un produit. En quoi l’improvisation, au-delà de la métaphore, qualifie leur fabrique ?
Quatre projets nous serviront de cas d’étude pour réaliser cette analyse. Le premier est français, intitulé « Pôle d’Orly », il a fait l’objet d’une participation observante pendant quatre ans (entre 2007 et 2012), dans le cadre d’un travail de thèse au sein du conseil départemental de l’Essonne. Les deux autres sont suisses, liés à la politique des agglomérations portée par la Confédération helvétique : le projet du Grand Genève, d’une part, et celui de Lausanne-Morges de l’autre (PALM), avec en son sein le Schéma Directeur de l’Ouest Lausannois (SDOL). Ils ont fait l’objet de recherches documentaires et d’entretiens réalisés auprès des chefs de projets, qui ont eu ou ont présentement en charge leur conduite.
En interrogeant leur dimension rythmique, nous nous efforcerons d’éclairer les mécanismes propres à la construction de ces projets que nous qualifions d’improvisés. Quel est le rythme propre au projet improvisé, d’une part ? Comment est-il mis en rythme, d’autre part ? Ces deux questions correspondent à deux points de vue : d’un côté celui du projet vu comme un processus, interrogeant le rythme des acteurs de sa gouvernance ; de l’autre celui du projet en tant que produit, notamment d’une mise en récit dont le chef de projet est le principal artisan. Deux points de vue intimement liés, le second travaillant au service du premier. Mais pour commencer, un bref détour par les notions de rythme et d’improvisation s’impose.
Rythmanalyse et improvisation.
Nous empruntons la notion d’improvisation aux recherches sur l’improvisation organisationnelle qui se sont développées depuis les années 1980, notamment sous l’impulsion de Weick (1998), Barrett (1998), Ciborra (1999), Cunha, Cunha et Kamoche (1999) [1]. Les sciences du management se sont les premières emparées de ce que certains considèrent comme un véritable concept, dans le prolongement des réflexions de Mintzberg (1994) sur la planification émergente ou des penseurs de l’émergence comme Dawkins et Edelman (1986). Encore peu utilisée par ailleurs, il nous semble que la notion pourrait utilement venir éclairer d’autres domaines marqués par l’esprit et les méthodes de la planification, tels que l’urbanisme et l’aménagement (sans être réservée aux contextes des pratiques informelles et de bricolage, propres aux pays du Sud). Elle peut également être appliquée à des contextes autres que celui de l’entreprise, et proposer un autre regard sur l’action publique, en s’inscrivant dans une tradition issue de Lindblom (1979) et March (1991) sur les organisations.
Revenons brièvement sur les caractéristiques de l’improvisation qui nous semblent les plus pertinentes pour notre analyse de l’action aménagiste et urbaine [2], centrée sur sa dimension temporelle et rythmique. La métaphore de l’improvisation musicale et jazzistique est pour ainsi dire omniprésente dans les écrits sur l’improvisation organisationnelle, et présente un intérêt indéniable en ce qu’elle permet de décrire et qualifier les modes de coordination entre partenaires d’un projet et ses effets de rythme.
Convergence entre conception et exécution : dans le temps plutôt que dans l’instant.
Nous partirons ici de la définition proposée par Cunha, Cunha et Kamoche de l’improvisation organisationnelle comme « conception of action as it unfolds, by an organization and/or its members, drawing on available material, cognitive, affective and social resources » (Cunha, Cunha et Kamoche 1999, p. 302). Cette définition est d’autant plus importante pour nous que l’une des caractéristiques premières de l’improvisation, présente chez un grand nombre d’auteurs (Hadida, Tarveinen et Rose 2015), pointe la convergence de la conception et de l’exécution. Mais il est essentiel de considérer cette convergence dans la durée. Nous voulons en effet nous démarquer d’emblée d’une vision qui considère l’immédiateté et l’instantanéité comme la caractéristique principale et primordiale de l’action improvisée, réduisant son utilisation à des situations elles-mêmes marquées par la fulgurance, qu’il s’agisse de l’urgence ou de l’inspiration de la création. De fait, l’improvisation est le plus souvent légitimée par l’urgence d’une situation qui, éliminant la possibilité du recours à l’action planifiée et préalablement délibérée, autorise d’y recourir. Cela conduit alors à l’observer en négatif de la planification, comme une situation d’abord synonyme de perte de contrôle, qui nous échappe et nous effraie, l’urgence devenant tant une condition d’émergence que de légitimité de l’improvisation. Cela nous empêche, finalement, de la considérer pleinement comme une alternative, une autre façon de penser l’action dans le temps, avec son mode de fonctionnement et sa légitimité propres.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit pour nous : voir l’improvisation d’abord comme un processus qui se déroule dans le temps long et parfois même lentement, afin de la resituer dans une temporalité qui se déploie plutôt qu’elle ne se dissout. La convergence entre conception et exécution s’inscrit dans un processus de construction collective du sens, qui se déroule dans le temps. Pour ce faire, il nous faut sortir l’improvisation des oppositions binaires : temps long/instant, préparation/impréparation, composition/exécution – non pour supprimer complètement ces catégories, mais pour reconsidérer le rapport qu’elles entretiennent entre elles. Des rapports d’entremêlement, d’échanges et d’allers-retours plutôt que de succession et de hiérarchie. En dehors d’une telle définition, il serait difficile de comprendre comment parler d’improvisation dans l’action publique, au sein d’administrations, plus souvent associées à la lourdeur des procédures et à la lenteur de l’action qu’aux situations d’urgence ou du moins à leur capacité d’y faire face.
Du rythme comme différence et répétition.
Pour Hatch (1999), l’attention portée à la temporalité de l’action est un des intérêts majeurs de l’improvisation [3]. On rejoint ici le travail de déploiement de l’action dans le temps de la rythmanalyse. Dans sa définition la plus commune, le rythme est la combinaison d’un tempo (soit une vitesse) et d’une périodicité (soit un temps de retour) [4]. Pour les grands théoriciens du rythme, tels Pablo Casal, Paul Sauvanet, Emile Benvéniste et bien sûr Henri Lefebvre, auteur d’Eléments de rythmanalyse, la périodicité est au cœur de ce qui fait l’intérêt problématique du rythme (Citton 2011) :
« Pas de rythme sans répétition dans le temps et dans l’espace, sans reprise, sans retours, en bref, sans mesure. Mais il n’y a pas de répétition absolue, à l’identique, indéfiniment. […] Qu’il s’agisse du quotidien, des cérémonies et des fêtes, des règles et des lois, il y a toujours de l’imprévu, du neuf qui s’introduit dans le répétitif : de la différence. » (Lefebvre 1992, p. 14).
Le rythme est ainsi caractérisé par sa dimension cyclique organique, par opposition à la répétition mécanique et linéaire du même (tels que les gestes répétitifs réalisés à la chaîne, ou les routines).
Cette dimension cyclique, conçue comme différence dans la répétition, parcourt toutes les caractéristiques de l’action improvisée. L’improvisation est tout d’abord toujours une forme de reprise, ancrée dans l’expérience de chacun, nourrie par les savoirs antérieurs (théoriques, pratiques, sociaux), les routines incorporées, les représentations (Berliner 1994) (Kamoche, Cunha et Cunha 2003). Elle n’émerge pas de nulle part et s’ancre aussi bien dans le passé que dans le futur.
« In the strict present of playing jazz, the past has not simply passed. It is re-played, and thus re-established in the present by the musicians and audience members. […] Via recollection, structure evokes emotional connections with the past, which, in anticipation, can cast emotional anchors into the future raising both expectations for and the intensity of the present moment » (Hatch 1999, p. 93-94).
Le rythme et sa cyclicité sont également présents dans la dynamique centrale de « call and response » :
« The actor’s involved in this process respond to the results of each other’s actions based on the resources available to them, similar to jazz musicians drawing from their individual repertoires (…) a pattern of call and response where musicians engage in a dialogue, responding to each other’s expression » (Offenhuber et Schechtner 2018, p. 330-331).
Dynamique à laquelle s’ajoute l’alternance des rôles entre solo et accompagnement, qui structure le développement d’un morceau et, dans notre cas, la construction collective du sens de l’action. La dimension organisationnelle et même politique de ces dynamiques est forte, ouvrant vers une conception distribuée des savoirs ainsi que du pouvoir (Vera et Rodriguez 2007).
Enfin, la répétition joue un rôle central dans la construction du sens de l’action improvisée. Pour Jankélévitch, du point de vue musical, « la réexposition n’est pas une redite, mais au contraire, le principe d’un ordre […] la réitération peut être innovation » (Jankélévitch 1983, p. 32-33). Il s’appuie sur ce principe pour définir une forme de rationalité du discours musical, différente de celle du discours argumentatif : non linéaire, non causale, non démonstrative. Elle ne pointe pas vers un but prédéfini mais fait émerger son sens chemin faisant, en développant sa force et son évidence à travers la répétition et en construisant rétrospectivement sa cohérence. Nombre d’auteurs reprennent cette notion centrale de construction rétrospective que nous développerons en dernière partie. À cette construction du sens chemin faisant est étroitement liée une esthétique de l’imperfection (Gioia, 1988), l’ouverture induite par l’inachèvement devenant une composante assumée et recherchée de l’action.
Vers une rythmanalyse du projet improvisé.
Tout projet a son rythme propre. Le travail du rythmanalyste consiste alors à repérer tout d’abord les grands cycles qui se succèdent, à travers l’enchaînement de périodes faisant alterner émergence et déclin, intensité et disparition – pour reprendre des couples mis en avant par Lefebvre (1992). Ces grands cycles tracent comme les ondes d’un électrocardiogramme, qui le caractérisent en propre : ils sont pour ainsi dire sa marque de fabrique. Puis, à l’intérieur de chaque cycle, il s’efforce de repérer le mouvement dans la répétition, observant comment chacun de ces cycles participe à la fois de la stabilisation du projet (par la répétition) et de son ouverture (par l’introduction de la différence). Il s’agit finalement de retracer la trajectoire dessinée par le déploiement du projet dans le temps. Dans le cas du projet improvisé, cette trajectoire est d’autant plus significative qu’en tant que processus, avant même d’être un produit, il ne tient que dans l’action et l’interaction : « Si on débranche la prise, tout s’arrête… », pour reprendre l’image parlante de la directrice du Schéma Directeur de l’Ouest Lausannois (SDOL).
Nous voulons retracer ici la trajectoire rythmique particulière du projet improvisé et montrer en quoi elle se détache de l’organisation linéaire et séquentielle de l’action planifiée. Nous nous intéresserons, dans un premier temps, à la trajectoire temporelle de nos projets, c’est-à-dire à leurs modalités d’émergence et de déploiement dans le temps ainsi qu’aux dynamiques de collaboration entre acteurs qu’elles impliquent. Nous examinerons, dans un second temps, leur trajectoire « dramatique » d’un point de vue narratif, considérant la mise en récit des projets comme le principal vecteur de construction de leurs rythmes propres.
Impulser et donner le rythme.
Pour ouvrir la boîte noire du rythme, il nous faut tout d’abord interroger les conditions et les modalités d’émergence de nos trois projets. Quels sont les éléments caractéristiques de l’impulsion, cette pulsion première, dans le cadre d’une action improvisée ? Quelle est en particulier la place de l’intention, qui peut sembler de prime abord antagonique avec l’improvisation ? Que devient le volontarisme cher aux démarches de projet ?
Un premier temps entre ancrage et occasion.
Dans les documents officiels autant que dans les discours, l’émergence du projet est rattachée à une dynamique endogène, propre au territoire, autant qu’à une dynamique hétérogène, propre à l’institution. Le territoire de l’action à venir est présenté comme un « objet désirant » (Labussière 2007, p. 96), confronté à un manque, dans l’attente de l’action des protagonistes. La crise économique que traverse le territoire, comme c’est le cas pour le Pôle d’Orly – liée notamment à la faillite d’Airlib et au départ d’Airfrance vers Roissy –, ou la crise environnementale pour l’Ouest lausannois – liée au dépassement des seuils de pollution imposés par la Confédération, qui oblige le canton à fixer un moratoire sur la construction de nouveaux équipements dans l’Ouest lausannois – sont décrites non seulement comme des raisons motivant l’action mais comme des appels directs à celle-ci.
Au « vide » existant sur le plan institutionnel correspond bien souvent un vide sur le plan de la vision territoriale. Combinés, ils créent un appel d’air, occasion de créativité pour celui qui s’en saisit.
« En fait, on est arrivé dans un énorme vide, il fallait rattraper le retard de planification dans le développement de l’Ouest lausannois, il y avait un manque à combler (…) On s’est créé cet espace entre les institutions, un espace vide, on a été expansif… On s’est installé dans un espace qui était indéfini, et c’était du coup un espace de créativité, il n’y avait aucune norme, aucune prescription qui nous guidait » (Directrice du SDOL).
Le projet s’introduit dans « l’espace entre » les cadres institutionnels, introduit une action entre les actions existantes. Il y ouvre un espace indéterminé, à la fois flou et ouvert à l’imagination. Dans les cas étudiés, de façon significative, les institutions qui donnent l’impulsion n’ont que très peu de compétences en aménagement. Elles sont alors d’autant plus enclines à créer cet espace « entre ».
Les projets étudiés montrent en effet que la posture volontariste ne disparaît pas avec l’improvisation, au contraire. Car l’appel du territoire ne serait rien sans quelqu’un pour l’intercepter. Le premier temps est ainsi le fruit de la rencontre entre le rythme d’un territoire et une occasion, saisie tout autant que provoquée. Le leader est bien là pour proposer un thème ou saisir l’occasion, et donner le rythme. Dans le cas du Pôle d’Orly, ce sont les deux conseils départementaux de l’Essonne et du Val-de-Marne qui prennent l’initiative de travailler sur un périmètre qui n’existe au préalable sur aucune carte, à cheval sur leurs frontières et sur plusieurs intercommunalités. Ils invitent, à l’issue de premières études (sur l’économie, le bruit…), un large panel d’acteurs du territoire et lancent la dynamique des Assises d’Orly, rebaptisées plus tard Pôle d’Orly. Pour les projets d’agglomération suisses, la Confédération propose un soutien financier aux communes qui choisiront de travailler de façon coordonnée, à l’échelle de l’agglomération, à l’articulation entre transports et urbanisation. Elle lance ainsi le premier appel d’une série à venir pour l’élaboration de projets d’agglomération en vue d’un co-financement des infrastructures métropolitaines.
Les projets ainsi créés ont pour particularité de ne pas générer une nouvelle structure, mais constituent un terrain d’action partagé entre plusieurs institutions. En s’introduisant « entre », ils introduisent une bifurcation et impulsent un rythme nouveau. Rythmiquement, l’action prend ainsi la forme d’un contretemps ; contretemps qui ne se pose toutefois pas « contre » les dynamiques existantes mais s’appuie sur le rythme endogène du territoire et notamment de ses institutions, et cherche à lui faire écho, à lui répondre.
Cadre sans diriger.
« En musique improvisée à plusieurs, le rythme coordonne sans commander, il est fédérateur des mouvements sans être aliénant. Faut-il déjà y voir une analogie possible avec l’ordre politique ? En tous cas, le groupe de compositeurs-improvisateurs que représente tout ensemble de jazz digne de ce nom n’est peut-être pas si éloigné d’une sorte de micro-utopie sociale dans laquelle l’écoute de l’autre passant d’abord par le silence imposé à sa propre virtuosité, le batteur n’est pas le chef, mais le simple médiateur du temps commun » (Citton 2010) [5].
Nos leaders, les conseils départementaux comme la Confédération, sont d’emblée placés dans une position ambiguë lorsqu’ils affirment leur intention d’agir. Ils dépassent, en effet, leurs prérogatives et inventent un nouveau cadre, sans capacité prescriptive.
« J’allais faire des conférences, notamment en France, et on me demandait quelles étaient les bases légales. Je disais qu’on n’en avait pas encore. Les gens étaient stupéfaits. C’est vrai qu’on a travaillé au moins deux ans avec toutes les agglos sans que le Conseil Fédéral ait vraiment donné son aval. » (Pierre-Alain Rumley, instigateur des projets d’agglomération).
La Confédération laisse par ailleurs aux communes la tâche de créer elles-mêmes le cadre de réflexion et de négociation support de l’élaboration de leurs projets. Elle définit néanmoins des périmètres statistiques, élaborés selon des critères qu’elle a préalablement fixés, qui serviront de référence pour le financement des mesures. Mais rien n’interdit aux acteurs locaux de penser leur projet en suivant d’autres logiques territoriales et politiques : à Genève on repousse la limite jusqu’à passer la frontière, à Lausanne on choisit de se concentrer sur le périmètre resserré de la zone dense. L’impulsion prend finalement la forme d’un « geste » initiateur, un élan de départ, elle affirme un portage politique en même temps qu’elle ouvre un partage de l’intentionnalité associée au projet [6].
Sans fixer les finalités de l’action ni ses modalités définitives, l’impulsion offre un cadre pour la réflexion, en particulier temporel. Pour le Pôle d’Orly, ce sont les Assises qui battent annuellement (ou presque) la mesure du projet. Les conseils départementaux qui les organisent se donnent ainsi à eux-mêmes, ainsi qu’à leurs partenaires, cette contrainte nécessaire pour avancer. Pour les projets d’agglomération, le calendrier des échéances de soumission, fixé par la Confédération, impose une limite qui devient le principal facteur d’organisation des équipes de projet. Si l’ambition volontariste et possibiliste ne dicte pas d’un trait de plume le sens et les finalités de l’action, elle donne le rythme en posant une contrainte dans le temps qui oblige à arrêter les discussions et les négociations et à se fixer (momentanément) pour repartir. Le pilotage de l’action, à travers la fonction de cadrage temporel qui lui est attachée, apparaît ainsi tout à fait central.
L’analyse de ce premier temps montre finalement que l’indétermination au cœur de la temporalité ouverte de l’improvisation, qui peut paraître de prime abord particulièrement problématique, ne condamne pas l’intentionnalité et la volonté au départ de l’action. Elle a toutefois l’avantage d’autoriser le partage de ces dernières, en laissant les finalités et les modalités de l’action largement ouvertes. À partir de là, la rythmanalyse doit nous permettre d’entrer à l’intérieur de la construction d’une trajectoire qui prend forme chemin faisant et d’observer comment se construisent les cycles du projet.
Les grands cycles du projet : se mettre en rythme et gérer son partage.
La perspective rythmanalytique a pour principal intérêt de déplacer la focale dans l’analyse de la gouvernance, en s’intéressant à la recherche de la convergence des rythmes plutôt qu’à celle du consensus. Cette convergence implique la mise en rythme collectif, qui repose sur la mise en place d’une dynamique d’alternance entre leader et accompagnant et sur les grands cycles du projet qui emportent l’ensemble des acteurs.
Alternance solo/comping au cœur du rythme.
Pour que l’improvisation ensuite se déploie, une dynamique d’alternance entre soloing and comping (Hatch 1999, p. 79) doit se mettre en place, dans laquelle chacun assume successivement les rôles de pilote et d’accompagnant. L’enjeu pour les pilotes de projets est alors de construire un dispositif fondé sur cette dialectique, offrant aux partenaires l’espace nécessaire pour devenir force de proposition et contribuer à l’évolution du thème et du cadre proposés en fonction de leurs propres agendas. La première ouverture est toujours risquée et sans doute la plus difficile. Pour le pilote qui n’a aucune certitude sur le degré d’intérêt et d’engagement des partenaires, il faut dépasser la peur du silence d’une part, ainsi que de l’inconnu relatif au contenu de ce qui va surgir, d’autre part.
Pour les projets d’agglomération par exemple, il revient aux partenaires de s’emparer de l’incitation donnée par la Confédération. Les cantons émergent petit à petit et plus ou moins volontairement comme chefs de file, portés ou supportés par les acteurs locaux qui y trouvent un lieu où se retrouver et un référent autour duquel se coordonner. Le cadre légal sera défini au fil des échanges avec les acteurs, précisant à la fois le contenu des projets attendus et les moyens de financement [7]. Lors du premier appel à projets d’agglomération, le projet genevois est ainsi remarqué et salué pour son effort de construction d’une vision à l’échelle du territoire transfrontalier et pour l’attention accordée au dispositif de gouvernance. Alors que le premier appel consistait pour beaucoup en un simple exercice de mise en perspective des projets de construction avec les besoins induits en transports, la Confédération renforce, dans le second, ses exigences sur les dimensions stratégique et politique associées aux projets.
L’alternance soloing/comping implique finalement une indétermination des rôles qui permet aux partenaires de s’approprier le projet et de s’y engager pleinement. Bastien et Hostager (1988) parlent d’un « rotating leadership style », qui résonne pour nous du point de vue rythmanalytique. Le cas du bureau du PALM, mis en place en 2007 pour piloter et coordonner la mise en œuvre du premier projet d’agglomération, permet d’illustrer ce phénomène. Lorsque le chef du Bureau quitte ses fonctions sans être remplacé en 2012, quelques mois avant la soumission du deuxième projet, l’activité continue, les chefs de projet des principaux secteurs du PALM reprenant la conduite dudit projet, en coordination directe avec le canton.
Les partenaires découvrent ainsi qu’ils peuvent fonctionner en coopération directe, se retrouver pour travailler à l’échelle de l’agglomération sans que personne ne la représente en propre. Ce mode de fonctionnement est finalement entériné quelques années plus tard : chacun assure une part du pilotage et le canton se fait porte-parole officiel auprès de la Confédération. C’est à travers la répétition des différents projets et événements et de leur préparation que se stabilisent semaine après semaine, année après année, les cadres organisationnels comme le sens de l’action (sa signification et sa direction).
L’alternance soloing/comping est ainsi directement génératrice de synergies qui font le rythme du projet, au gré des opportunités saisies par les uns et les autres de contribuer et des dynamiques qui naissent de la collaboration entre acteurs. L’attention au rythme des partenaires et à leur engagement au service du projet est alors au cœur du travail des chefs de projet et des cellules-projet, qui y ajustent leur action au quotidien.
Sentir le rythme : Rôle des chefs de projet et des bureaux d’experts.
Pour qu’un rythme collectif se développe, l’écoute et la confiance sont deux conditions incontournables (Crossan et al.1996) (Kamoche, Cunha et Cunha 2003). La sensibilité des chefs de projet comme des bureaux d’étude impliqués au fil de la démarche apparaît déterminante pour construire la mise en rythme collectif.
On entre ici dans le travail de l’ombre des chefs de projet (« j’ai beaucoup travaillé dans l’ombre », nous confiait un chef de projet du Canton de Genève), par lequel ils aiguisent leur sensibilité à l’égard des rythmes de chacun comme de celui du projet. La familiarité avec les rythmes des partenaires se construit notamment dans leur travail de terrain, lors de visites et réunions plus ou moins informelles, dans l’échange direct avec eux, alternant avec l’analyse « en chambre ». Dans ce travail, ils construisent une connaissance sensible avant d’être stratégique.
« Ce que je sens très fort aujourd’hui, c’est la façon dont les acteurs sont en attente de cet enclenchement vers l’opérationnalité, […] je suis en train de percevoir chez les différents partenaires… comment dire… je sens de façon très forte cette attente. » (Chef de projet Pôle d’Orly n°3)
Ce travail de terrain traduit un choix qui peut s’avérer difficile à valoriser auprès de leurs directions, le temps consacré à l’écoute n’apparaissant pas directement comme productif – mais il est considéré comme central par les chefs de projet, nécessaire pour disposer des informations sur les projets de chacun et bâtir un réseau d’interconnaissances. C’est sur la base de ces informations, de ce réseau, qu’ils vont pouvoir organiser le croisement des temporalités au fondement de la dynamique du projet et ajuster son action au rythme collectif.
La capacité d’un bureau d’étude à percevoir le rythme de chacun est tout aussi centrale pour amener progressivement l’ensemble des partenaires à entrer dans le processus collectif. Leur compréhension du rythme du projet et l’attention qu’ils prêtent à celui de leur mandataire sont décisives. Les incompréhensions peuvent générer des tensions et justifier l’arrêt de la collaboration, comme le montre les débuts de l’assistance à maîtrise d’ouvrage sur le Pôle d’Orly.
« Le (premier bureau) nous a apporté beaucoup. C’était un grand spécialiste du transport aérien, ils nous ont apporté beaucoup là-dessus. Mais ils ont été assez surpris de la lenteur des choses. Ils n’ont pas compris la retombée de dynamique après les premières Assises. Ils auraient aimé avoir des élus beaucoup plus réactifs, et plus punchy. » (Chef de projet Pôle d’Orly n°1).
L’attention portée ensuite au rythme de chacun des partenaires est une clé de l’émergence de synergies. À Orly, le second bureau recruté, seulement quelques mois avant les secondes Assises du Pôle d’Orly, produit rapidement une première esquisse de schéma d’aménagement, mais qui sert ensuite de base pour engager les échanges. Il prend ainsi le temps, à l’issue des Assises, de la soumettre à la discussion avec chacun des maires.
« Chaque maire a été vu individuellement, donc chacun a pu apporter son petit projet. On a essayé de faire que chacun s’y reconnaisse et en même temps d’amener à prendre conscience d’une autre échelle… et doucement, y’a eu quelqu’un à leur écoute… et c’est pas venu d’en haut. Bécard est allé les voir, et puis y’a eu le diagnostic, et il y est retourné…. C’est du temps, y’a eu du temps de pris. Là, quand même, y’a un projet visionnaire, partagé… mais qui vient quand même de la base, et ça permet quand même aux élus de se l’approprier plus facilement et donc potentiellement de le réaliser » (Chef de projet Pôle d’Orly n°2).
L’image du schéma directeur prend forme doucement, amendée par les discussions avec les acteurs locaux, qui ont ainsi à la fois le temps de se l’approprier et de la faire évoluer. L’histoire de la première image du SDOL est tout à fait comparable.
À côté de ce travail de terrain, le travail en groupes restreints est le second instrument des chefs de projet pour travailler à l’ajustement des rythmes. Il s’agit de s’assurer de la capacité de chacun à suivre le rythme du projet et à se l’approprier. Les rencontres en comité restreint sont, en effet, le lieu de l’appropriation par les partenaires des espaces de liberté laissés par le pilote, ainsi que le lieu de maturation progressive du thème. Ce travail d’ajustement préalable permet finalement qu’émerge un rythme collectif, que chacun est en capacité de suivre lors des séances plénières.
L’attention au rythme des partenaires et du projet, assurée par les chefs de projet ainsi que par les bureaux d’étude, s’avère déterminante pour assurer l’ajustement des cycles du projet aux rythmes des partenaires et réciproquement.
« Moi je pense que ça serait assez intéressant que (la structure de gouvernance) monte en puissance et devienne opérationnelle, pour porter certaines ZAC par exemple, mais je pense que c’est un peu tôt. On en est là à une prise de conscience, en douceur, par les communes. […] Mais on sent que ça commence à prendre, qu’ils commencent à y croire » (Chef de projet Pôle d’Orly n°3).
Mary Jo Hatch (1999) pointe ainsi le caractère stratégique que recouvre la capacité à rythmer l’action : il faut savoir quand donner des coups d’accélérateurs, quand ralentir ou encore quand laisser un temps de maturation. Cette attention permet l’engagement des partenaires dans la durée et le déploiement d’une dynamique d’alternance entre pilote et accompagnant.
Les cycles du projet.
La trajectoire des projets est sous-tendue par une dynamique cyclique endogène, rythmée en premier lieu par les cycles de leurs productions. Le travail des bureaux d’étude constitue un cadre privilégié pour la construction du rythme propre au projet.
« Le rythme d’avancement de la démarche [est marqué par] les prestataires, les bureaux d’étude et l’AMO (qui est quand même censé aider à faire avancer, vite ou moins vite, de telle manière) […] C’est ce qui fait que ça donne une vie au Pôle d’Orly, des cycles, de construction, production, réflexion, communication, puis redescente… on revient sur les fondamentaux, on se repose la question sur les thèmes, sur comment on travaille, et on reconstruit quelque chose… » (Chef de projet Pôle d’Orly n°1).
Les grands rassemblements collectifs, tels que les Assises du Pôle d’Orly, du PALM, du Grand Genève, les occasions de bilan, de fête, de cérémonie… jouent également un rôle important pour donner la mesure du projet. Ils battent la mesure et montrent l’engagement des partenaires en rendant tangible la réalité des liens qu’aucun contrat ou statut ne vient obliger, et ils posent les jalons sur lesquels les acteurs prennent appui pour poursuivre. À l’effervescence qui accompagne la préparation et la tenue de ces grands événements, succède très souvent une période de repli, lorsque le soufflé retombe (l’engagement des élus et des partenaires s’affaiblissant assez naturellement à l’issue de ces événements).
Le projet subit par ailleurs l’influence de cycles exogènes (dont les élections sont sans doute l’exemple le plus parlant) qui entraînent souvent un ralentissement, voire une suspension de l’action. Les périodes électorales mettent ainsi (parfois durement) à l’épreuve des projets qui ne tiennent précisément que dans et par l’interaction. Ces périodes de pause peuvent toutefois également offrir des temps de respiration salutaires, selon le moment auquel elles rencontrent le rythme propre au projet. Ces périodes peuvent enfin servir d’opportunités, en permettant au projet de devenir objet de discours et de promesses, créant une ligne de désir vers l’avenir.
Certains moments charnières témoignent de la nécessité pour le projet de se renouveler. Arrivé à un point d’étape, c’est tout d’abord la volonté du leader de porter le projet qui est testée, mais aussi la capacité des partenaires à se réinventer collectivement et à inventer la suite, comme en témoigne le chef de projet du Pôle d’Orly n°2 :
« Ensuite, y’a eu le premier temps d’arrêt, où on avait un peu dit tout ce qu’on avait à dire au niveau du constat, des grandes orientations, avec des productions qui avaient été faites, etc. Donc il fallait trouver d’autres angles d’attaque et passer à une autre étape. Et ça a été l’étape gouvernance. Et ça a quand même mis un peu de temps […]. Et si on rajoute un peu d’élections… […] Et c’est aussi parce qu’il y avait pas de modèle, il fallait inventer quelque chose, est-ce que les élus [locaux] allaient suivre ?… »
L’intervention d’un événement extérieur, redonnant au projet un caractère d’actualité, peut servir au rebond ou au contraire le ralentir.
Savoir identifier les grands cycles du projet, percevoir le tempo global, interroger son appropriation et ses effets sur les pratiques collectives est un enjeu central du travail des chefs de projet ou des cellules-projet constituées autour de lui. Réunissant les référents du projet des diverses institutions partenaires, ces dernières veillent aux échéances et s’efforcent d’y faire entrer les cycles du projet. Souvent centrales pour lancer la dynamique, partageant la créativité avec les politiques et les bureaux d’étude, ces cellules-projet jouent également un rôle crucial pour donner le rythme au quotidien (Eisenberg 1990). Il leur revient également de tenir le rythme sur la distance, c’est-à-dire d’assurer la pérennité de la dynamique et de maintenir les liens dans la durée. En leur absence, le rythme se détend visiblement, au risque de ne pas tenir les échéances fixées. L’urgence qui caractérise les mois précédents les grandes échéances met en lumière leur rôle central et constitue un prétexte ou une occasion pour leur émergence. La mise en place d’une « équipe pompier », dédiée à l’élaboration du premier projet d’agglomération à Genève et du second projet à Lausanne, en est une illustration. L’urgence agit ici non pas en tant qu’elle créerait le milieu nécessaire au déploiement de l’improvisation, mais en tant qu’elle fixe une échéance, imposant mobilisation et efficacité. Ce faisant, elle pointe encore une fois l’importance du cadre temporel de l’action.
Les grands cycles du projet rendent sensible la convergence issue de la mise en rythme collectif progressive. À travers les cycles du projet, les partenaires convergent également vers une histoire collective. Il nous faut donc examiner à présent comment la mise en rythme se joue sur le plan narratif.
La mise en récit comme outil de mise en rythme collectif.
Comment opère la construction collective du sens à travers un processus de coproduction in itinere ? Comment les acteurs se fédèrent-ils progressivement autour d’un projet construit lui-même chemin faisant ? Pour répondre à ces questions, il nous faut examiner comment se conjuguent répétition et ouverture, stabilisation, reprise et émergence, au fil des cycles du projet. Les mécanismes de mise en récit ou de configuration mis en avant par Ricœur (1998a) (1998b) [8] offrent ici une grille de lecture intéressante pour analyser la trajectoire narrative du projet de territoire. Nous examinerons, dans cette partie, le travail de mise en récit à la lumière des trois grandes opérations qui composent selon lui le travail de configuration : la mise en intrigue, l’intelligibilité et l’intertextualité.
Les briques du projet : répétition, stabilisation et ouverture.
« L’improvisation mérite moins d’apparaître comme relevant d’une puissance d’expression que d’une puissance de constitution : non seulement elle favorise la production collective de singularités, mais elle promeut une solidarité active entre ces singularités » (Citton 2010, p. 12).
Alors que les liens qui unissent les partenaires de nos projets de grands territoires ne sont obligés par aucun texte légal ou réglementaire, la poursuite des échanges est la seule garante de la solidarité et de la pérennité de l’action. Pourtant, progressivement, le sens de l’action se précise, une histoire collective prend forme, la collaboration s’installe dans le temps. Ce processus de structuration-fixation opère en particulier à travers les produits et événements collectifs qui structurent les cycles du projet : les schémas directeurs (schéma d’aménagement et de développement durable pour le Pôle d’Orly, schéma directeur pour l’Ouest Lausannois), les différents projets d’agglomération successifs pour le PALM et le Grand Genève, ainsi que les chartes (de développement durable pour Orly, d’engagement pour les projets d’agglomération) ou encore les guides (pour la valorisation des paysages sur Orly…). Ceux-ci constituent de véritables « informels manifestes », incarnant le projet et servant de briques stabilisatrices.
Les schémas et les chartes constituent en eux-mêmes des formes de mise en récit du territoire et du projet. Leur élaboration mobilise une véritable ingénierie de la mise en récit, associant experts mandatés et chefs de projet (il n’est pas rare que ces derniers participent à l’écriture des documents). Ils sont également des occasions privilégiées de construction collective du sens, en impliquant une négociation avec l’ensemble des partenaires :
« On a commencé à parler vraiment du “Pôle d’Orly” à partir du moment où on a pu faire mesurer aux acteurs des Assises… pour moi, c’est peut-être les deuxièmes Assises, avec le projet de Bécard et Abadia, avec les deux axes, ça a été quand même un déclic. Même au niveau politique… (…) Je me souviens très bien, le jour où Bécard est venu présenter, le Président et tout le monde est sorti en disant : Ah là, on tient quelque chose ! Tout ce qui était avant de la discussion, ça s’est structuré. J’ai senti le président prenant toute la mesure de la démarche pôle, de l’intérêt d’avoir cette vision pôle. » (Chef de projet Pôle d’Orly n°1)
« On le voit sur la carte Siegfried, on est auf der grünen Wiese (…) La première maquette de Feddersen a permis pour la première fois aux acteurs de se réunir autour d’une grande table et comprendre qu’il y a besoin de se mettre ensemble pour prendre soin de ce territoire. La force de Feddersen c’est d’avoir repris tous les projets des uns et des autres et de les avoir mis en cohérence et fait prendre conscience à chacun de son intérêt à participer. Il y a eu un glissement, un changement de regard, une nouvelle confiance en soi, considération, oser imaginer qu’on est une entité territoriale qui pourrait devenir ville » (Directrice du SDOL).
Ces représentations visuelles et textuelles du territoire et de son projet participent de son intelligibilité, définie par Ricœur comme un travail de « mise en clair de l’inextricable » et de représentation d’une « intention de cohérence discordante » (Ricœur 1998b, p. 47). Elles permettent d’accorder les acteurs autour d’une définition momentanée du territoire, en construisant une unité plurielle capable d’unir les identités des partenaires sans toutefois les faire disparaître (passant par des figures parfois complexes, telles que le territoire métropolitain multi-scalaire, pour le Pôle d’Orly). L’ensemble des productions donne alors naissance à un « quasi-personnage » (Lussault 2007, p. 170) : le Pôle d’Orly, le Grand Genève (qui dit « je »), qui rétroagit à son tour sur les acteurs et devient un actant à part entière du projet.
Le territoire et son projet se précisent et se fixent ainsi à travers la succession de ces « informels manifestes » (Duran et Thoenig 1996, p. 603). Chaque document s’appuie sur les précédents et contribue à resserrer un peu plus le champ des possibles. Le thème est repris mais aussi transformé, à travers des mécanismes d’intertextualité [9]. On retrouve, en effet, dans les uns les formules inventées pour les autres, des paragraphes, des idées, qui transitent et tissent le fil d’un récit qui s’impose progressivement comme l’histoire officielle du projet. Mais chacun introduit également une évolution. Le territoire et son projet se transforment et se renouvellent continuellement, au fil des échanges et des produits. L’intertextualité nourrit ainsi la construction d’une ritournelle interne, faisant apparaître la production des différents documents comme autant de cycles de réinterprétation ou de recommencement.
« On a lancé une démarche de Plan Directeur Intercommunal car on s’est dit qu’à un moment, il fallait reprendre l’ensemble des discussions, reposer l’ensemble de nos acquis sur la table et les mettre dans un plan commun. On s’est beaucoup interrogés sur l’intérêt de ce travail ensemble alors qu’on collabore déjà dans le SDOL… on en a conclu que c’est le fait de le faire ensemble justement : on révise en même temps, on valorise tout notre travail, tout ce qu’on a fait jusque-là, et on reprend le diagnostic. On n’avait jamais travaillé sur le “pourquoi” on travaillait ensemble… c’était l’occasion de revenir sur la raison pour laquelle on a fait tout ça. » (Directrice du SDOL).
L’improvisation construit finalement une histoire collective chemin faisant, dans la durée, sur le mode de la compilation progressive, itérative, et surtout rétrospective. Si les formes qui émergent du projet paraissent relever de l’évidence une fois qu’elles se sont manifestées, leur nécessité est le résultat d’une reconstruction a posteriori, fruit d’une mise en intrigue qui organise leur enchaînement et le fait apparaître comme prévisible, voire déterminé. La répétition constitue alors un véritable principe de renouvellement et produit une œuvre à la fois indéterminée et déterminante. À travers le rôle joué par la répétition et la construction rétrospective du sens, on retrouve ainsi les grands principes du discours musical évoqué plus haut avec Jankélévitch.
Pour entrer plus avant dans la construction du sens de l’action, il nous faut à présent ouvrir une autre boîte noire du rythme et comprendre comment les chefs de projet, qui apparaissent comme ses principaux « conteurs », construisent sa progression proprement dramatique.
L’histoire collective, produit de la mise en intrigue.
« Unlike an architect who works from plans and looks ahead, a jazz musician cannot “look ahead at what he is going to play, but he can look behind at what he has just played ; thus each new musical phrase can be shaped with relation to what has gone before. He creates his form retrospectively” (Gioia 1988, p. 61). […] Gioa’s description suggests that intention is loosely coupled to execution, that creation and interpretation need not be separated in time, and that sensemaking rather than decision making is embodied in improvisation » (Weick 1998, p. 547).
La mise en intrigue construit « la synthèse de l’hétérogène », en « rassembl(ant) des événements, des causes, des raisons d’agir, et aussi des hasards », selon Ricœur (1998b, p. 47). Elle est une construction dramatique de l’action, au sens propre du terme : mettant en ordre les différents événements, elle organise en continu et a posteriori leur mise en tension et rythme ainsi directement le projet.
Les chefs de projet inventent au quotidien le sens de leurs projets, en proposant des cheminements capables d’en rendre compte. Les notes internes constituent un laboratoire pour la formalisation de ce récit, et donc un outil pour leur créativité. Le récit ainsi testé en interne, progressivement stabilisé, sert ensuite directement de support dans les communications collectives et externes : documents, publications, courriers… Le projet apparaît alors comme un « monde de fiction », un « laboratoire de formes dans lequel nous essayons des configurations possibles de l’action pour en éprouver la consistance et la plausibilité » (Ricœur 1998a, p. 20-21). Si l’on parcourt les différentes étapes identifiées jusqu’à présent dans la trajectoire du projet, le travail de mise en intrigue réalisé par le chef de projet apparaît clairement.
Les récits s’ouvrent sur une véritable exploration de l’intention originelle et originale, en sélectionnant des événements qui organisent les conditions de possibilité de l’action et deviennent des faits motivant l’action. Le contexte est ainsi présenté (organisé) de telle sorte qu’il semble engendrer l’action des pilotes, mettant en scène comme un appel du territoire (cf. supra). Le récit identifie sa généalogie à travers des précurseurs, des antécédents (tels que les premiers États généraux de l’aéroport d’Orly, organisés en 1999), témoignant de signaux préexistants, en attente d’une période plus favorable pour germer. Il resitue ensuite l’émergence du projet dans le croisement de différentes temporalités, dont il organise la convergence. Le premier temps est ainsi déjà le résultat d’une opération de relecture des origines, par laquelle les chefs de projet qui le racontent et l’écrivent participent à la construction collective d’un mythe fondateur. Celui-ci fait apparaître l’action initiée par les pilotes comme une nécessité, en même temps qu’il assoit sa légitimité.
Le récit se poursuit en intégrant progressivement les différents produits qui composent le projet. Les chefs de projet utilisent ici la mise en intrigue à la fois comme un vecteur de stabilisation et d’ouverture pour l’action. L’inscription de toutes les composantes du projet dans une histoire globale cohérente est essentielle pour garantir son intelligibilité. Cet assemblage dramaturgique passe par le déploiement de deux grandes figures rhétoriques :
- Le puzzle : il s’agit de faire apparaître les différents thèmes du projet comme des pièces s’encastrant logiquement les unes avec les autres pour créer une forme cohérente. Toute nouvelle pièce doit être complémentaire, c’est-à-dire compléter les précédentes pour faire apparaître une image plus claire. Chaque nouvelle pièce fait également apparaître une nouvelle image, propose un changement de regard, une nouvelle lecture du territoire et de son projet.
- Les ponts entre présent et passé : la construction rétrospective du sens opère par l’établissement de connexions systématiques entre l’ancien et le nouveau ; chaque nouvel élément doit être pensé comme un élément nécessaire de la flèche du temps ou comme le nouveau membre d’une lignée, promis à une longue descendance.
Ces procédés rhétoriques apparaissent eux-mêmes porteurs d’une dimension rythmique. Mettant en œuvre un processus de différenciation au sein de la répétition, ils permettent d’associer continuité et nouveauté.
Chaque document produit collectivement constitue une nouvelle pierre qui vient nourrir progressivement l’ensemble sur un mode itératif, et qui l’éclaire rétrospectivement.
« The improviser can begin by playing a virtual random series of notes, with little or no intention as how it will unfold. These notes become the materials to be shaped and worked out, like pieces of a puzzle. The improviser begins to enter into a dialogue with her material : prior selection begin to fashion subsequent ones as themes are aligned and reframed in relation to prior patterns […] In absence of a rational plan, retrospective sense-making makes spontaneous action appear purposeful, coherent and inevitable » (Barrett 1998, p. 615).
À chaque étape, les chefs de projet s’efforcent d’inscrire les nouveaux produits dans la suite logique des précédents. Comme le fait remarquer Barrett, l’action spontanée est intégrée à une suite de « patterns » qui semblent dévoiler une intention et une finalité sous-jacentes. En se stabilisant, intention et finalité apparaissent peu à peu comme évidentes et nécessaires.
La force de ce récit téléologique rétrospectif repose sur des moments-clés, tels que les Assises. Ces événements marquants constituent les balises du projet et rythment le récit. Ils fournissent également une occasion de rédaction de bilans et autres synthèses, distribués sous forme de brochures, plaquettes, rapports d’activités… La mise en récit permet de gommer les accrocs du quotidien ainsi que les doutes et incertitudes qui caractérisent les moments de transition entre deux grandes phases du projet ; elle recouvre le cheminement réel, sinueux, fait de petits pas. On ne trouve par exemple pas dans le PALM le récit de l’échec du Bureau : celui-ci disparaît, complètement recouvert par un récit lissé, sans accrocs ni à-coups. Ce récit masque le travail quotidien d’exploration et d’ajustements, en le faisant passer parfois de l’ombre à l’oubli dans la mémoire même des chefs de projet. La mise en intrigue recrée ainsi une linéarité a posteriori et construit sa propre nécessité, en conférant rétrospectivement au projet une détermination. Elle joue un rôle central dans la construction in itinere du sens de l’action et contribue directement à la mise en rythme collectif.
Les mécanismes de mise en récit qui caractérisent l’improvisation confèrent une cohérence et un pouvoir cohésif aux acteurs autour du thème collectif. Imprévue ou inconnue au départ, la direction dans laquelle évolue le projet est intégrée dans un discours qui la rend évidente et souhaitable, alors même qu’elle n’a pas été souhaitée. Ces mécanismes construisent ainsi une nécessité fictive et qui ne permet en rien de déduire ou prévoir la forme « finale » que pourrait prendre le projet.
Sentir la fin.
Jusqu’où porter ces objets territoriaux non identifiés et ces projets ? Faut-il toujours relancer un nouveau cycle ? Comment sentir s’il faut cesser de battre la mesure ? Au sein de l’équipe d’urbanistes mandatés par le Pôle d’Orly, les avis divergent :
« Il ne faut jamais aller plus vite que la musique […] On n’a pas répondu à la demande de faire des zooms précis sur des secteurs de projet. Il faut savoir jusqu’où il est possible d’aller et surtout ne pas aller plus loin. Sinon, on fabrique des murs, des repoussoirs. Bécard, lui, il aurait bien dessiné du projet, il avait envie, lui, de dessiner le truc, moi j’ai dit, je le dessine pas, parce que c’est pas mûr. On attend l’étape suivante. (…) Alors aller plus loin ça veut dire quoi ? Ça veut dire est-ce qu’on fait un SCOT, est-ce qu’on fait un schéma directeur, un plan d’aménagement territorial ? » (Gérard Abadia, urbaniste).
Qu’advient-il de ces projets, après quelques années de collaboration et de production à un rythme parfois soutenu ? Au fil des cycles, certains disparaissent, d’autres se stabilisent, voire s’institutionnalisent. D’un côté ils peuvent être rattrapés et réintégrés dans le giron institutionnel métropolitain, lui-même en évolution constante, comme pour le Pôle d’Orly – qui se mue en projet de contrat de développement territorial (piloté par l’État), puis en « Territoire 12 » de la Métropole du Grand Paris. De l’autre, le récit produit collectivement peut conduire à la stabilisation d’une identité suffisamment partagée pour que les partenaires envisagent un document prenant une forme réglementaire, comme dans le cas du SDOL se lançant dans l’élaboration d’un plan directeur intercommunal (PDI). Si l’un des produits se normalise, le projet et sa structure porteuse restent hors du système institutionnel : « Je ne dirais pas institutionnalisation… mais on a besoin de se stabiliser plus. Cette légèreté, c’était trop fragile pour les défis d’aujourd’hui » explique la directrice du SDOL au sujet du PDI. La question de l’institutionnalisation du territoire et de son projet est bien sûr sensible, encore faut-il qu’il existe des cadres légaux pour la rendre possible. De ce point de vue, en Suisse, les possibilités sont sans doute moindres qu’en France.
Quelle que soit la fin considérée, il s’agit plutôt d’une transformation que d’une disparition, comme un ultime recommencement. La dynamique cyclique, tendue entre différence et répétition, constitue ainsi jusqu’au bout la principale caractéristique de ces projets de territoire, situés entre les cadres institutionnels et liés à des gouvernances complexes. À la recherche des propriétés rythmiques de ces projets, qui ne tiennent que dans et par l’action et l’interaction, cette dynamique cyclique est apparue structurante pour leur trajectoire. Celle-ci permet de rassembler progressivement les partenaires autour d’un thème qui se stabilise chemin faisant, garantissant la cohérence et la cohésion des acteurs, tout en autorisant l’indétermination au fondement de l’action et en maintenant l’ouverture tout au long du processus. Il semble que ce soit bien là la définition de l’improvisation.