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Serendipity.

La fabrique de la ville contemporaine.

Lucan, Jacques. 2012. Où va la ville aujourd’hui ? Formes urbaines et mixités. Paris : Éditions de la Villette.

Paris au 21e siècle.

Historien et théoricien de l’architecture, Jacques Lucan nous avait donné récemment un ouvrage majeur qui éclairait de façon magistrale les évolutions de l’architecture et de ses théories (Lucan 2009). Le registre de ce nouveau livre est tout autre, puisqu’il rend compte d’une étude commandée par la direction de l’urbanisme de la ville de Paris, la préface étant d’ailleurs signée par Anne Hidalgo, première adjointe au maire de Paris, chargée de l’Urbanisme et de l’Architecture. Ceci permet de définir quelle est la ville dont l’auteur interroge le devenir : même si l’enquête menée ne se cantonne pas à des exemples parisiens, c’est bien Paris intra-muros qui est ici l’enjeu. Qui chercherait à comprendre l’évolution urbaine à l’échelle mondiale (les mégapoles des pays émergents en voie d’urbanisation galopante, par exemple), voire le devenir des tissus anciens ou des banlieues, ne trouvera pas de réponse à ses interrogations. Mais, s’en tenant au cadre précis qu’elle aborde, à savoir les opérations immobilières menées à l’intérieur de la ville européenne (et même plus particulièrement françaises), cette étude est particulièrement approfondie et instructive.

L’actualité exprimée par le titre est celle de ce début de 21e siècle : « Les grandes opérations urbaines se développent-elles aujourd’hui selon les mêmes principes qu’à la fin du 20e siècle ? » (p. 9). Il s’agit de décrire l’évolution actuelle des conceptions urbaines, « de façon à la fois pragmatique, réaliste et prospective » (p. 11). La volonté de pragmatisme reflète l’autre facette de l’auteur qui est aussi un architecte-urbaniste praticien, à la tête de l’agence Odile Seyler et Jacques Lucan architectes, qui a d’ailleurs été mise à contribution pour la réalisation de l’ouvrage, en particulier des illustrations. Les mécanismes en œuvre dans les opérations d’aménagement urbain sont donc explicités par quelqu’un qui les a expérimentés en tant qu’acteur.

L’auteur n’élude cependant pas l’histoire, dans l’introduction de l’ouvrage, ni la théorie, en exposant à bon escient les idées sous-jacentes aux projets qu’il décrit, comme « la ville de l’âge III » de Christian de Portzamparc, ou la « ville variée » d’Herzog et de Meuron. Mais surtout, il nous plonge au cœur d’opérations de renouvellement urbain, par une enquête fouillée qui reste toujours très lisible, malgré la complexité des montages impliqués et le vocabulaire spécifique indispensable.

Ce vocabulaire comporte en particulier de nombreux acronymes : ZAC (Zone d’aménagement concerté), POS (Plan d’occupation des sols), et autres PAZ (Plan d’aménagement de zone), sans compter ceux qui désignent certains acteurs : APUR (Atelier parisien d’urbanisme), SEMAEP (Société d’économie mixte d’aménagement de l’est de Paris)… Un récapitulatif de la signification de tous ces sigles aurait été utile en annexe à cet ouvrage, qui comporte un index des noms et un index des projets mais, curieusement, pas non plus de bibliographie.

Les formes d’une ville.

Constitué de huit chapitres, l’ouvrage est en fait organisé en quatre parties, dont les trois premières se concluent par des planches d’illustrations hors-texte. Ces analyses graphiques particulièrement abondantes dans le deuxième hors-texte (30 pages) constituent une aide précieuse à la compréhension de l’évolution formelle qui vient d’être décrite. Par ailleurs, le texte lui-même est abondamment illustré de documents de diverses natures : schémas d’intention, plans et volumétries des projets, photographies des réalisations.

La première partie décrit l’évolution de l’îlot fermé à l’îlot ouvert, correspondant à l’histoire de l’urbanisme parisien, depuis Haussmann jusqu’à la fin du 20e siècle. L’ouvrage se réfère au fameux ouvrage Formes urbaines : de l’îlot à la barre (Castex, Depaule et Panerai 1977), mais s’en éloigne en constatant que le rejet de l’îlot, caractéristique du mouvement moderne, n’a été que de courte durée. L’îlot a subi de nombreuses transformations, mais son principe constitutif de bâtiments s’alignant sur les rues et délimitant un intérieur (un cœur d’îlot plus ou moins ouvert) a persisté, et se révèle jusqu’à aujourd’hui l’unité de conception pertinente de la ville européenne contemporaine. L’auteur voit un tournant dans la proposition de Christian de Portzamparc pour le quartier Masséna (1995), mettant un terme à une phase que certains ont qualifiée (peut-être à tort) de « néo-haussmannienne », illustrée par la ZAC Paris-Rive gauche.

La deuxième partie s’attaque au cœur du sujet : l’évolution de l’îlot, à l’aube du 21e siècle, vers le macrolot. Ce néologisme, qui rime avec îlot, provient du terme de lot, employé pour désigner une unité de construction, et se distingue de l’îlot surtout en ce qu’il désigne plus un mode d’association de maîtres d’ouvrage (et donc le plus souvent une diversité programmatique), qu’une forme urbaine à proprement parler, et débouche donc sur les questions de mixités, qui occupent la troisième partie de l’ouvrage : mixité sociale, programmatique, morphologique.

La dernière partie s’interroge sur l’avenir de ces formes urbaines dans le contexte qui est le nôtre, à savoir les enjeux de développement durable : mutabilité fonctionnelle et optimisation énergétique. Dans le meilleur des cas, ces contraintes, associées aux mixités énoncées précédemment, débouchent sur un nouveau paysage urbain. Enfin, l’auteur envisage des projets urbains de grande ampleur, pour lesquels la notion de plan-guide semble s’imposer. Cette dernière partie, plus qu’un bilan, propose une ouverture prospective.

Cette histoire est racontée à travers un certain nombre d’opérations décrites dans toutes leurs composantes. L’évolution des outils d’aménagement semble s’accompagner d’une augmentation notable de l’ampleur des terrains investis par ces opérations : ZAC Reuilly (1986 : 12,5 ha), ZAC Bercy (1986 : 13 ha), ZAC Seguin-Rives-de-Seine à Boulogne-Billancourt (2004 : 74 ha), projet de l’île de Nantes (2000 : 337 ha)… Parallèlement à cette croissance des opérations, ce sont des outils juridiques qui vont générer le changement, en particulier la loi SRU (Loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain, 13 décembre 2000), qui fixe comme objectif un minimum de 20 % de logements sociaux. Cette contrainte transposée dans chaque opération selon le désir des municipalités a induit une mixité sociale (c’était son but), mais surtout une multiplication des acteurs. La maîtrise d’ouvrage privée prend généralement le dessus (le pourcentage ci-dessus s’inversant rarement, même s’il peut excéder les 20 % pour atteindre presque 50 %), comme leader de l’opération, les bailleurs sociaux étant relégués au rang d’utilisateurs. Ces montages complexes, puisqu’ils impliquent aussi plusieurs niveaux d’entreprises de construction et de cabinets d’architecture, sont décrits minutieusement dans l’ouvrage. On sait gré à Jacques Lucan d’avoir su expliciter ces montages avec clarté malgré leur complexité. L’auteur constate certaines conséquences parfois paradoxales de la loi et porte un regard critique sur la concentration induite : les filiales immobilières des banques et les majors de la construction remportant la mise, et sur le jeu un peu pervers d’échanges de bons procédés entre agences d’architecture : « “Je suis coordonnateur d’un macrolot et je fais en sorte de te faire confier une opération ; à toi de me faire confier une opération dans le macrolot que tu coordonnesˮ » (p. 101)

L’une des problématiques morphologiques qui persistent en se transformant est l’alternative entre mitoyenneté verticale (par côtoiement et partage d’une limite verticale, le mur) et horizontale (par superposition et partage d’une limite horizontale, le plancher ou la dalle). Les macrolots, dans leur recherche de la mixité, optent parfois pour cette dernière option. Dans ce cas, l’auteur souligne la différence entre ces macrolots multifonctionnels et les mégastructures ou autres opérations d’urbanisme sur dalle du 20e siècle : on privilégie désormais le rapport à la rue, et les espaces collectifs deviennent le plus souvent privés.

Les formes sont désignées par des noms. Certains d’entre eux sont devenus des repoussoirs : les tours et barres de la parenthèse moderniste, et même son urbanisme sur dalle. On pourra continuer à proposer des immeubles relativement longs (mais plus variés, il est vrai, que leurs contreparties des années 60), et surtout concevoir des macrolots sur un socle de parkings et commerces, à condition de ne pas leur donner ces appellations. Des typologies nouvelles apparaissent, comme le plot, sorte de tour pas très haute, issue à la fois du rejet de la mitoyenneté théorisé par Portzamparc pour son îlot ouvert et de la recherche des meilleures conditions d’ensoleillement et de vues.

Les formes architecturales qui constituent la ville, lorsqu’elles ne sont pas spontanées, résultent d’un compromis entre les réglementations et l’imagination des architectes. Parfois ceux-ci jouent avec les règles de prospects pour proposer une architecture gabaritaire : suivant le mot d’ordre d’Herzog et de Meuron, « Take zoning as a design guideline » (2003, p. 88-89) ou celui de Rem Koolhaas, revendiquant une enveloppe de bâtiment « shaped by zoning laws » (p. 60), ils sculptent leur forme par l’application littérale des prescriptions urbaines, obtenant des polyèdres parfois improbables, les surfaces obliques refusant obstinément d’être des toits en pente… D’autres vont chercher à contrer l’uniformisation typologique des bâtiments et des logements en se différenciant par l’utilisation de motifs, résilles métalliques, ou couleurs vives (« alors qu’une ville comme Paris est essentiellement monochrome », comme le souligne Jacques Lucan (p. 66)), certaines réalisations aboutissant parfois à une « collection d’architecture ». Resterait à savoir comment et pourquoi ont surgi, par exemple, ces attiques ou maisons sur le toit, souvent réservées à des privilégiés qui disposent ainsi de larges terrasses et sont préservés de la nuisance du voisin du dessus, transposées peut-être des penthouses américains, et en tout cas témoins d’un renversement de la sociologie verticale de l’immeuble parisien, dont le dernier étage était au contraire réservé aux classes laborieuses (les chambres de bonnes).

La ville en devenir.

Même si la dernière partie de l’ouvrage ouvre la question urbaine sur une vision plus large (un urbanisme de projet), une territorialité de « grande échelle » et une temporalité qui accepte l’inachèvement, l’auteur n’aborde pas vraiment la question du devenir de Paris au regard de ces nouvelles perspectives. Il n’est pas question en particulier du projet du « Grand Paris », et d’ailleurs les éléments de l’enquête ne concernent que des opérations immobilières bien circonscrites, et pas les questions plus générales d’infrastructures, de transports en commun, par exemple, qui transforment pourtant la ville sans doute plus radicalement. S’il est question des possibilités de transformation des projets de construction pensées dès le stade de la conception, rien n’est dit d’une transformation des éléments existants de la ville, des grands ensembles ou des quartiers plus anciens. Des sujets polémiques comme la question des « tours » ne sont pas présents non plus en tant que tels.

La problématique des usages privés ou publics des espaces collectifs est largement abordée, surtout en termes de négociation préalable entre maîtres d’ouvrage, mais l’appropriation par les habitants de nouveaux espaces (les toits, par exemple, pour des usages collectifs ou une végétalisation) n’apparaît pas comme potentialité. Les habitants sont d’ailleurs assez absents des considérations de l’étude : leur nature est essentiellement identifiée à travers la distinction entre maîtrise d’ouvrage publique (secteur social) et privée, ou alors renvoyée à des catégories comme « les étudiants » ou « les personnes âgées ». Les désirs des habitants concernant les logements sont assimilés aux « demandes du marché » prescriptrices de « typologies génériques » (p. 66). Aucune opération ne semble avoir impliqué de concertation avec les futurs habitants. On sent en filigrane les problèmes que pose la mixité sociale imposée : on veut bien être mitoyen d’un immeuble de logements sociaux, mais pas partager la même cage d’escalier, ce qui rappelle les escaliers de service des immeubles haussmanniens. Autre indice : le secteur social propose des logements plus grands que le secteur privé, et donc probablement destinés à des familles, mais il peut être imposé que tel jardin collectif doive « rester calme […] donc que soient interdits, par exemple, les jeux d’enfants » (p. 147).

Et puis, la ville est-elle véritablement ce que les urbanistes, ou d’une manière générale ceux qu’Anne Hidalgo désigne sous l’appellation d’« acteurs des transformations urbaines » (p. 7), en font ? Les immeubles haussmanniens ne sont pas habités aujourd’hui de la manière qui avait été imaginée à l’époque, et même une opération assez récente comme celle des Olympiades a eu un destin (devenir l’un des quartiers chinois de Paris) qui n’était pas exactement celui qui était prévu. Il serait donc hasardeux de prédire ce que vont devenir ces « ZAC » lorsqu’elles ne seront plus seulement des projets porteurs d’intentions (qui peuvent être les meilleures du monde), mais auront été habitées, arpentées, vécues, détournées, et seront devenues des quartiers, de véritables lieux chargés d’histoires individuelles et collectives. Il faut accepter, non seulement l’inachèvement, mais la déprise : c’est aux citadins, en fin de compte, qu’appartient la ville et surtout son devenir.

L’ouvrage inaugure la nouvelle collection « études & perspectives » des Éditions de la Villette, initiée par l’école d’architecture de la ville et des territoires à Marne-la-Vallée et destinée à accueillir les travaux de ses enseignants et chercheurs. Anne Hidalgo suggère qu’il s’adresse en priorité aux « acteurs des transformations urbaines », et il leur sera certainement utile, ainsi qu’aux étudiants en architecture ou en urbanisme. Mais les citadins eux-mêmes devraient se sentir concernés. Il est vrai que la technicité de l’ouvrage n’en rend pas la lecture facile pour le lecteur non initié. Mais l’élucidation des arcanes des opérations immobilières que nous voyons tout autour de nous peut nous aider à mieux interpréter la ville en train de se faire.

Abstract

In this book, Jacques Lucan takes us through the complexities that underlie large real estate projects, in Paris and other large cities, and interrogates the issues involved (diversity, sustainability…) as well as their most recent evolutions and their effects on the future of the city.

Bibliography

Castex, Jean, Jean-Charles Depaule et Philippe Panerai. 1977. Formes urbaines : de l’îlot à la barre. Paris : Dunod.

Herzog, Jacques, Pierre de Meuron et Germano Celant. 2003. Prada aoyama tokyo herzog & de meuron. Milan : Progetto Prada Arte, p. 88-89.

Lucan, Jacques. 2009. Composition, non composition. Architecture et théories, XIXe-Xxe siècles. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.

Notes

Authors

Partnership

Serendipity.

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