« Je n’aime pas du tout cette façon de mettre des urinoirs dans la conversation […] épargnez-moi vos grossièretés ».
Marcel Pagnol.
Boulevard Arago, dans le 14e arrondissement, deux mondes se font face. D’un côté du boulevard, à proximité de l’observatoire, se dresse une des innombrables sanisettes automatisées, qui ont envahi les villes. De l’autre côté du boulevard, devant la prison de la Santé, trône, dans l’indifférence presque générale, la dernière tasse de Paris.
Tasse… Vous avez dit tasse ?!
Tasse (argot) : petits édifices construits sur la voie publique en vue de satisfaire les besoins naturels des passants, souvent oublieux d’hygiène publique. Les tasses, de leur vrai nom « vespasiennes », apparaissent en 1834 par la volonté du préfet de la Seine, le comte Claude-Philibert de Rambuteau. Raillé par l’opposition, qui a bien vite baptisé l’édicule « colonne Rambuteau », ce dernier lance l’expression « colonne vespasienne », en mémoire de l’empereur Vespasien, à qui l’on avait attribué [1] l’établissement d’urinoirs publics, à Rome. Les sobriquets se multiplient. « “Les édicules Rambuteau” s’appelaient des pistières. Sans doute dans son enfance n’avait-il pas entendu l’o, et cela lui était resté. Il prononçait donc ce mot incorrectement mais perpétuellement » (Marcel Proust, 1927, p. 749). Contemporains de Proust, des homosexuels du 16e arrondissement utilisaient le terme codé de « baies », plus chic que l’argotique « tasses », d’autres, plus populaires, les avaient baptisées « Ginette ». Celui de « pissotière », en référence au « trou dans la muraille d’un navire pour laisser s’écouler l’eau de surface », est resté.
L’initiative n’est cependant pas nouvelle. Jean-Baptiste Charles Lemaire [2] signale, vers 1770, la résolution du lieutenant général de la police, M. de Sartines, de faire « disposer des barils d’aisance à tous les coins de rue » de Paris. La nouveauté vient des parois métalliques de la vespasienne qui présentent l’avantage de préserver une relative intimité et d’épargner la scène au passant. Hygiène et moralité, le succès est immédiat. Les urinoirs publics se multiplient. Plus d’un millier de « colonnes » quadrille la capitale au début du 20e siècle [3]. Les hommes ne se soulagent plus dans les rues, les halls d’immeuble ou sous une porte cochère, le triomphe de la salubrité est complet.
Le premier édicule signe pourtant la mort du second, progrès technique oblige. La sanisette, marque déposée en 1980, s’avère, moyennant finances, plus adaptée aux exigences actuelles de confort et de propreté. Autonettoyante, elle est plus aseptisée. Hermétique, elle est sans odeur. Close et horizontale, elle est enfin utilisable par les femmes.
[4]. La question n’est pas si simple car « il faut savoir que les sanisettes coûtent horriblement cher à la Ville, 1 192 euros par mois et par sanisette en location, soit 5,8 millions d’euros [la Direction de la Voirie et des Déplacements gère 420 sanisettes]. Par ailleurs, la fréquentation annuelle est d’environ 3 millions d’entrées » [5]. Le droit d’entrée est de 40 centimes d’euro. La famille Decaux, via la société Semup., encaisse des recettes estimées en 2001 à 10,5 millions de francs [6]. Face à l’argument économique et au respect des accords passés en 1991, certains élus rappellent qu’« il est intolérable d’obliger des personnes à se retenir, au mépris de leur santé et de leur liberté, ou à se soulager dans des conditions déplorables pour l’hygiène publique. A l’aube du troisième millénaire et d’une nouvelle mandature, ne serait-il pas souhaitable de faire un geste pour le respect de la dignité humaine, surtout lorsqu’on sait qu’il existe des lieux d’aisance gratuits pour les chiens. Paris ne s’honorerait-il pas par une gratuité inconditionnelle à l’accès à ces lieux communs, en instaurant un droit minimum à l’hygiène de chacun ? » [7]. Et de rappeler laconiquement « faut-il que je vous sensibilise sur le vieillissement de la population et les conséquences que cela aura’ »
Le contrat de la moitié des sanisettes parisiennes arrive à échéance en 2006, le débat fait toujours rage…
Un genre masculin.
Si socialement l’apparition des sanisettes n’est pas une avancée, elle est enfin accessible aux femmes. Proust toujours : « Françoise, gênée d’abord, finit par le dire aussi [le terme « pissetière »], pour se plaindre qu’il n’y eût pas de ce genre de chose pour les femmes comme pour les hommes » (Proust, 1927, p. 749).
Le procès-verbal de la séance du Conseil de Paris, daté du 11 mai 1891, rapporte « que si un certain nombre de femmes peuvent se donner le luxe d’entrer dans les chalets de nécessité, celles qui ne le peuvent pas n’en sont pas moins soumises aux mêmes exigences que les hommes. L’administration est donc invitée à faire des propositions pour construire sur la voie publique des édicules de nécessité gratuits destinés aux femmes ». Elles auront attendu un siècle, mais devront payer pour cela.
Des détournements d’espace.
Que devient la dernière tasse ?
[8], de nombreuses anecdotes courent sur elles. « Ainsi ce ministre de l’Information de la 4e République, coincé dans une rafle de pissotière et qui, reconnu par un policier qui lui demande, éberlué, ce qu’il fait là, lui répond sobrement : “Je m’informe, voyons” » (Le Bitoux, p. 446). Des prostitués y officiaient parfois. « La Grande Thérèse [un travesti], attendait les clients dans les tasses. Au crépuscule, dans une des pissotières circulaires, près du port elle apportait un pliant, s’asseyait et faisait son tricot, son crochet. Elle s’interrompait pour manger un sandwich. Elle était chez elle » (Genet, 1947a, p. 167). Lieu d’une sociabilité atypique, aujourd’hui disparue, des amitiés et des amours s’y sont nouées.
Cependant, on aurait tort de croire que les sanisettes y ont mis bon ordre… Le système d’alarme automatique — qui se déclenche après vingt minutes de séjour dans les lieux, en prévention d’éventuels accidents — offre un délai suffisant… pour assurer une passe dans des conditions acceptables, et transformer la nuit ces toilettes publiques en vestiaires de la prostitution… hétérosexuelle !
Photos : 1 et 2, © Marianne Blidon. 3, © Jean-Claude Aubry, que nous remercions pour son autorisation.