Les sociologies qui, en France, ont opéré un tournant pragmatique, semblent depuis quelques années renouer avec la question politique. D’aucuns leur ont souvent reproché, non sans raison, parfois à tort, d’avoir oublié sinon complètement écarté la critique. Parmi elles, les sociologies énonciatives des dispositifs d’action (Widmer 2010, 1986), de l’épreuve (Boltanksi 1990, Boltanski et Thévenot 1991, Thévenot 2006, Lemieux 2009) et de l’acteur-réseau (Callon, Lascoumes et Barthe 2001, Latour 2004, 2006) sont sans doute celles qui prêtent le moins le flanc à ce reproche, notamment parce qu’elles ont clairement thématisé leur rapport au politique. Ce n’est pas le cas de la sociologie pragmatique d’inspiration ethnométhodologique, hormis en quelques rares et peu consensuelles occasions (Jayyusi 2010). Néanmoins, s’il est vrai que les Recherches en ethnométhodologie de Harold Garfinkel (2007) ont une teneur foncièrement a-politique, elles n’en sont pas pour autant anti-politiques. La distinction, qui a échappé à quelques-uns (Wallach Bologh 1992, Preciado 2005), n’est pourtant en rien futile : elle vient indiquer que le programme ethnométhodologique, en son cœur, ne proscrit en rien le politique, quand bien même son adjonction nécessite quelques réaménagements théoriques.
Aussi, il n’y a pas lieu de s’étonner que certains auteurs en appellent à une ethnométhodologie critique (McHoul 1994), ou que d’autres, thématisant à partir du pragmatisme de John Dewey (2010a) et de la notion d’« expérience publique » la dimension profondément normative de l’ordre social, arguent que sa constitution, si elle est redevable aux méthodes des membres, relève aussi de la « chose publique », et est par conséquent discutable et à discuter (Cefaï et al. 2010, Céfaï et Terzi 2012, Quéré et Terzi 2011). Par ailleurs, cette sociologie est probablement plus que tout autre en mesure de saisir et de répertorier les compétences communes et partagées (savoirs, savoir-faire, procédures et méthodes d’inférence propres au raisonnement pratique ordinaire) que possède et doit posséder tout individu pour « faire société », et manifester en agissant, et en agissant adéquatement, sa pleine et entière appartenance de « membre de la société ». C’est là en tout cas le principal objectif épistémique que se sont donné les approches ethnométhodologiques. Sous ce rapport, celles-ci se trouvent alors particulièrement bien disposées à fournir une anthropologie sociale, autrement dit non spéculative, à partir de laquelle fonder une critique ancrée dans l’accomplissement pratique et observable (accountable) de l’ordre social [1]. C’est dire que cette critique, quand elle se déploie, tire sa robustesse précisément de la façon qui est la sienne d’entrer en relation avec le monde social et les comptes rendus ordinaires qui en sont faits. En effet, si elle tient bien le monde à distance, la critique nécessitant par définition un écart, elle le regarde de l’intérieur, la posture externe qu’endosse le critique venant modestement se greffer sur la position, endogène, de l’individu pris dans une scène d’action, qui participe à ce qui se passe en observant ce qui s’y passe [2]. Et, surtout, elle considère le monde en fonction de sa consistance propre et de sa rationalité intrinsèque, ce qui lui permet de ne pas jauger la réalité à partir de critères qui lui seraient extérieurs. En conséquence, on pourra considérer que la tâche de cette critique consiste essentiellement à procéder au relevé des situations au sein desquelles les compétences génériques normalement et normativement tenues pour évidentes sont bridées ou empêchées, ou impliquent des modalités d’appartenance et des formes de vie par trop exclusives, conduisant à la marginalisation des individus qui ne pourraient ou ne sauraient les mettre en œuvre [3].
La sociologie de Dorothy E. Smith, dont l’ethnométhodologie est l’une des principales sources d’inspiration, ne risque guère d’encourir le reproche de l’absence du politique. Et pourtant, s’il est impossible de la ranger dans ce courant, ni dans aucune des différentes sociologies pragmatiques que nous avons évoquées, tant la synthèse proposée est inédite, elle partage avec elles bon nombre de partis pris épistémologiques et méthodologiques. À tout le moins, et en premier lieu, cette sociologie supporte parfaitement d’être qualifiée de « descriptive » [4]. Elle est en outre intrinsèquement tournée vers la situation, l’action en cours et les activités ordinaires qui se déroulent au sein d’un environnement social et matériel, et pense la constitution de la réalité sociale au travers des pratiques concrètes de coordination, langagières et textuelles en particulier. Par ailleurs, elle fait de l’expérience, en particulier corporelle, l’axe majeur de l’accès au monde, et se montre, enfin, particulièrement préoccupée par les socio-logiques que tracent les institutions. Des institutions auxquelles elle reconnaît la capacité à tracer des chaînages plus ou moins longs, plus ou moins durables, plus ou moins translocaux, entre les différentes scènes situées des activités quotidiennes, et dès lors le pouvoir, par le truchement des réalités documentaires (des textes de toute sorte), de réguler les relations sociales à une échelle aussi bien locale que globale, historique que synchronique, individuelle que collective.
Ainsi, c’est dans sa réflexion sur les institutions que les notions d’idéologie, de pouvoir et d’aliénation, entre autres, qui marquent bon nombre de théories critiques, sont explicitement prises en charge par la sociologue canadienne. Son approche, développée dans une œuvre au long cours, a trouvé un point d’orgue dans le programme qu’elle a exposé dans son ouvrage majeur, Institutional Ethnography. A sociology for People (Smith 2005) [5]. Toutefois, chez Dorothy E. Smith, le langage de la critique n’est pas celui de la domination, des rapports de force, de la violence (physique et symbolique) et du dévoilement, tel qu’on peut le retrouver dans des sociologies pourtant aussi différentes que celles de Pierre Bourdieu (1979, 1998) et de Luc Boltanski (2009). On ne retrouvera pas non plus chez elle de partition du monde entre des catégories opprimées et des catégories opprimantes, et encore moins de condamnations et d’accusations publiques, d’appels à la révolte ou de procès en équité de quelque collectif que ce soit. Néanmoins, Smith, qui fut l’étudiante d’Erving Goffman, ne pourrait sans nul doute que partiellement le suivre, quand il écrivait, dans Frame Analysis, au moment de préciser que l’ouvrage se préoccupait de la structure de l’expérience personnelle du monde social, et non pas de son organisation et de ses structures : « […] celui qui voudrait lutter contre l’aliénation et éveiller les gens à leurs véritables intérêts aura fort à faire, car le sommeil est profond. Mon intention ici n’est pas de leur chanter une berceuse, mais seulement d’entrer sur la pointe des pieds et d’observer comment ils ronflent » (Goffman 1991 p. 22) [6]. En effet, si la sociologie de Smith se donne pour tâche d’ethnographier le monde social à partir de l’expérience que les individus en font, cette ethnographie a pour principale ligne de mire l’effet sur l’expérience qu’exercent les relations régulatoires [ruling relations], et se donne pour tâche de restituer l’étendue de la vie sociale au-delà de l’ici et maintenant de l’expérience située. C’est dans ce sens que l’auteure n’a jamais abandonné l’horizon politique, et qu’il faut comprendre que son travail se veut une sociologie non pas des gens (quand bien même ils ronfleraient de manière particulièrement remarquable, au point de susciter l’intérêt du chercheur), mais pour les gens.
Les pages qui suivent vont préciser les contours de cette sociologie pragmatique sans équivalent, en commençant par exposer en quoi le point de vue des femmes (women’s standpoint) constitue le lieu névralgique de l’observation ethnographique. Nous présenterons ensuite les principales lignes de ce programme, de sorte à cerner la portée de sa critique, puis nous le mettrons en perspective en le confrontant à la sociologie pragmatique de la critique de Boltanski (1990a, 2009). Nous terminerons, enfin, en soumettant le geste tant scientifique que politique de la sociologie de Smith à une lecture critique, qui prend appui sur une phénoménologie et un pragmatisme capables d’appréhender le point de vue public (Arendt 1956, Dewey 2010a). Cette lecture, attentive aux conditions de l’énonciation sociologique, sera pour nous l’occasion de souligner que le discours scientifique, en tant qu’il est une représentation de la réalité, est une médiation. Une médiation qu’il s’agit aussi de penser, dans la perspective de fonder la critique dans les activités ordinaires, et non en dehors, voire contre elles.
De l’expérience aux régulations institutionnelles : une sociologie pragmatique inédite.
L’ethnographie institutionnelle (Smith 2005) se conçoit à la fois comme une méthode d’enquête et une sociologie alternative, tout entière concernée par la vie de tous les jours des gens ou des personnes (people), sans être pour autant une sociologie « populaire » dont le discours se confondrait avec le point de vue des acteurs. Mais l’ouvrage présente aussi le mouvement des femmes dit de la deuxième vague, auquel Smith a pris part, comme un moment décisif. Plus précisément, l’auteure fait de l’expérience politique du féminisme le point d’ancrage de son projet sociologique. Ce qui ne veut pas dire que ce dernier soit militant, ou qu’il soit limité, loin s’en faut, à une sociologie du genre, dans ce cas l’objet (la différence sexuelle, l’opposition masculin/féminin, le sexe social, les classes de sexe, etc., peu importe, la liste des concepts est déclinable à l’envi) venant la plupart du temps clôturer un champ d’investigation, une explication, un terrain, et border une relation asymétrique, un rapport de force, un axe de domination. En effet, le mouvement des femmes, plus précisément la participation aux groupes de prise de conscience (cousciousness raising groups) a surtout été l’occasion, pour Smith, d’expérimenter une prise de parole publique arrimée à un savoir nourri par des expériences individuelles communes. Aussi, chez elle, la notion de point de vue des femmes (women’s standpoint) ne renvoie en rien à une position liée à un certain statut social comptable en termes de « genre », « race » ou encore « classe » [7]. Ce serait plutôt que ce point de vue lui offre un lieu d’où observer la société différemment. En cela, si l’approche développée par Smith (1987, 1990a, 1990b) conçoit le women’s standpoint en premier lieu comme une méthodologie — différente de l’épistémologie notamment élaborée par Sandra Harding (1986) [8] —, ce point de vue se prolonge et se déploie en une sociologie du savoir social dont disposent les gens. Cette dernière prend appui sur une phénoménologie radicale de l’expérience corporelle et tente d’élucider la constitution du monde social.
Le projet de la sociologie que nous appelons « ethnographie institutionnelle » est de réorganiser les relations sociales du savoir à propos du social, afin que les personnes puissent reprendre ce savoir comme une forme d’extension de notre savoir ordinaire des activités situées de nos vies. Il s’agit d’une méthode d’enquête du social qui propose d’élargir l’étendue de ce qui devient visible depuis ce lieu, en cartographiant les relations qui connectent un lieu particulier à un autre. Comme ce serait le cas d’une carte, cette démarche aspire à être pleinement indexicale vis-à-vis des lieux particuliers où les personnes vivent leurs expériences, rendant visible comment nous sommes connectés à des relations sociales étendues de régulation et d’économie, ainsi qu’à leurs intersections. Et bien qu’une part du travail d’enquête doive être technique, son produit devrait être accessible et utilisable au quotidien, tout comme l’est une carte bien faite, pour ceux dont elle cartographie le terrain. (Smith, 2005, p. 29) [9]
Avant d’entrer plus avant dans certaines des notions centrales de l’ethnographie institutionnelle, il convient de spécifier les détours qui ont mené Smith à opérer une véritable « révolution copernicienne » (2004, p. 449). Une révolution rendue possible par la combinaison de trois influences majeures qu’elle articule dans sa sociologie : une épistémologie marxienne relue au prisme de la phénoménologie et de l’ethnométhodologie. À ce titre, l’analogie avec l’adoption d’un nouveau paradigme cosmologique est éloquente, car en détrônant la terre de la position présumée fixe qu’elle occupait au centre du cosmos, le passage du géocentrisme au modèle explicatif concurrent, l’héliocentrisme, a impliqué la prise en compte de la position dynamique occupée par l’observateur terrestre. Du coup, l’astronome devait considérer, dans ses observations, sa propre participation au mouvement des planètes. Il en va strictement de même pour les phénomènes sociaux qui, de statiques, doivent être pensés selon une dynamique constitutive à laquelle participeraient les agents de façon éminente [10] :
le sujet ne se trouve pas en dehors de l’objet, mais est situé dans les mêmes processus qui constituent cet objet. […] la différenciation sociale de la conscience entre travail « mental » et travail « manuel », ou entre « superstructure » et « infrastructure », doit aussi être comprise comme un produit culturel provoqué par et existant uniquement dans les activités pratiques des individus. (Smith 2004, p. 450) [11]
À l’origine, le women’s standpoint.
Smith rapporte sa prise de conscience épistémologique à une expérience phénoménologique initiale qu’elle narre sous la forme d’un récit originaire, et qu’elle a par la suite conceptuellement appréhendée selon la modalité du women’s standpoint, avant d’élargir ce point de vue pour englober celui des personnes dans leur ensemble. Cette expérience se loge au cœur même de son quotidien. Regardant le monde depuis la perspective d’une femme, d’une mère seule avec deux enfants en l’occurrence, Smith prend conscience qu’il lui est impossible d’établir un quelconque lien avec le travail domestique et d’éducation qu’elle effectue à la maison, et la sociologie qu’elle avait apprise et qu’elle enseignait à l’Université de Colombie britannique. Plus précisément, elle expérimente de plein fouet la contradiction entre chacun de ces deux sites, qui renvoient à des subjectivités antagoniques et liées à des organisations phénoménales bien distinctes. Elle constate que les trajectoires de ces deux subjectivités, celle de la maison versus celle de l’université, ne peuvent se rejoindre, la première étant irrémédiablement organisée autour d’une appréhension du monde basée sur le proche et le corporel, la seconde ayant pour principe de procéder à leur exclusion :
Ce que j’expérimentais mettait à jour des différences radicales entre la maison et l’université, sur la manière dont ces lieux étaient situés, et sur la manière dont ils me situaient dans la société. La maison était organisée autour de tout ce qui relevait spécifiquement du corps de mes enfants, de leur visage, de leurs mouvements, du son de leur voix, de l’odeur de leurs cheveux, des disputes, des jeux, des rituels de lecture avant le coucher, du stress le matin pour les amener à l’école, de la préparation et du service des repas, et de la multitude des activités quotidiennes impossibles à énumérer, un univers de travail préoccupant, intense, qui ne peut pas vraiment être défini. Mon travail à l’université était organisé tout à fait différemment ; la sociologie que je pensais et que j’enseignais était enchâssée dans les textes, ce qui me connectait à un discours qui se déployait indéfiniment le long de réseaux de personnes que je ne connaissais que très partiellement. […] Le travail administratif réalisé par la faculté était relié à l’administration de l’université, appréhendée à ce moment-là assez vaguement sous les traits des représentants du pouvoir tels le doyen ou le président ou encore ceux des bureaux du service des immatriculations, qui tous régulaient le travail que nous faisions avec les étudiants. Arrivée au département, la première activité que j’entreprenais, après avoir salué les secrétaires, était d’ouvrir mon courrier et par conséquent d’entrer dans un monde où l’action était médiatisée par des textes. (Smith, 2005, p. 12) [12]
C’est à partir du relevé de cette contradiction inaugurale, expérimentée en première personne, que Smith conçoit le projet d’une sociologie qui se déploie depuis les réalités vécues des personnes. C’est ici la strate originelle de son programme. Car le standpoint se veut une procédure méthodologique tirant parti d’une perturbation phénoménologique, afin d’initier une enquête sur « l’ontologie sociale » (Smith 2001). Cette perturbation renvoie au fait que l’expérience corporelle — incarnée, faudrait-il ajouter, tant la phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty (1945) irrigue souterrainement la pensée de Dorothy Smith [13] — entre en contradiction avec les coordonnées de sujet, soit les formes de subjectivité que lui assigne le discours institutionnel. L’un des effets de cette contradiction, avant qu’elle ne soit remarquée et qu’il n’y soit remédié, revient à générer « des représentations sans perspective », découplées de l’ancrage corporel, et donc pratique, des personnes, réduisant de ce fait considérablement leur agentivité et allant même jusqu’à la menacer de disparaître.
Ainsi, Smith (1990) accorde une attention toute phénoménologique à l’expérience corporelle, en tant que le corps individuel constitue, pour l’individu, le point d’origine de son être au monde, soit les « coordonnées zéro » pour reprendre l’expression d’un autre phénoménologue, Alfred Schütz (1945). Des coordonnées depuis lesquelles cet individu déploie ses activités, et qui fondent la possibilité de toute expérience. Car le corps, en tant que lieu originaire, situe la personne à l’intérieur de son environnement local, concret, actuel. Ce dernier terme renvoie au concept — fondamental chez Smith — d’actualité, qui est à saisir dans une acception quasi philosophique et renoue avec la dialectique aristotélicienne entre d’une part l’acte, et donc ce qui advient à l’existence, et d’autre part la puissance, soit les virtualités. Sont actuelles les circonstances locales depuis lesquelles se déploie concrètement l’agir d’une personne, cet agir constituant une actuation, soit un procès par lequel une virtualité advient à la réalité.
Toutefois, ce corps individuel est doublement originaire : il l’est aussi pour la société. Car c’est au travers de son activité que se constitue la réalité sociale. En effet, selon une stricte compréhension matérialiste et marxienne, l’ontologie du monde social ne possède d’autre source que cette activité, quand bien même celle-ci pourrait se sédimenter et se cristalliser en autant d’artefacts (langage, outils, institutions, etc.) qui feraient retour sur les pratiques des personnes. Ce qui conduit Smith à poser une primauté de la praxis. Elle est la source d’une agentivité qui, même si elle peut prendre appui sur des dispositifs présents dans l’environnement ou sur des médiations à distance, n’en demeure pas moins premier. Cette primauté se traduit au plan normatif : l’épanouissement des personnes est lié au plein développement de leur capacité à agir.
Action, expérience, praxis : autant de notions renvoyant à des cadres théoriques qui se sont efforcés de penser l’agir et que la sociologue combine de façon féconde, ressaisissant ensemble le meilleur de la phénoménologie (Merleau-Ponty, Schütz) et du pragmatisme (Mead) avec les apports de l’épistémologie développée par Karl Marx et Friedrich Engels. En vertu de ce lien intrinsèque entre le corps individuel, l’action et la situation locale, concrète, actuelle, on saisit dès lors les raisons pour lesquelles Dorothy Smith accorde une préséance à l’expérience incarnée, soit une expérience immédiate, en regard des relations translocales et médiatisées. En effet, à partir du moment où ces relations médiatisées par les discours institutionnels prennent le dessus sur l’expérience corporelle immédiate, elles entrent en contradiction avec la capacité à agir de la personne, et conduisent cette dernière à penser en dehors ou à côté de son corps, voire contre celui-ci (Smith 1990d).
Il y aurait ainsi, selon la sociologue, une contradiction fondamentale entre, d’une part, la réalité sociale objectivée par et au travers des discours institutionnels qui s’imposent à l’agent sous la forme d’un rôle qu’il lui faudrait endosser et, d’autre part, son expérience effective des actualités qui forment le substrat phénoménologique de son vécu quotidien. Ce qui ne manque pas de générer un sujet clivé, tiraillé entre les exigences locales qui appellent un agir ajusté à la situation, et les pressions translocales visant à assurer, à distance, la pérennité d’un ordre social. Prise entre deux subjectivités contradictoires, la personne expérimente alors un clivage hypothéquant sa capacité à se poser comme sujet autonome. C’est ici l’expérience de la disjonction (disjuncture), d’une rupture entre la capacité d’agir qui s’enracine dans le corps et les exigences désincarnées des modèles translocaux de subjectivité. Cette disjonction s’apparente à une aliénation, car elle a pour effet de masquer à la personne qui subit cette contradiction comment et combien sa propre praxis participe à la production du monde social. Autrement dit, le travail des corps se voit réifié : de sujets, les agents deviennent objets. Simultanément, ce même travail est traité comme une propriété de la réalité sociale, fétichisé par des idéologies contribuant à entretenir l’illusion que cette réalité opérerait indépendamment des personnes qui, par leurs activités, la font advenir.
La puissance heuristique du standpoint provient du fait qu’il transforme le lieu d’une contradiction, la disjoncture, en un point de départ pour l’enquête sociologique. Une investigation qui tente précisément de retracer les ressorts de cette contradiction, afin de lever les entraves qui pèsent sur l’agir des personnes et résorber l’aliénation qu’elles expérimentent jusque dans leur subjectivité la plus intime. Du coup, l’ethnographie institutionnelle ne se donne pas une catégorie spécifique d’acteurs sociaux (le « prolétariat », les « femmes », etc.) qui seraient les porteurs de l’émancipation sociale. De même, la notion d’idéologie n’est pas assignée à un segment social particulier, comme la volonté expresse des « bourgeois », des « hommes » ou des « dominants » (Smith 2004). Comme on le verra bientôt, aucune strate du monde social n’est immunisée contre l’idéologie, car elle est d’abord et avant tout un mode particulier de connaissance susceptible de se déployer en tout lieu. Ce qui a pour corollaire l’ubiquité de la disjonction : celle-ci advient là où l’agentivité des personnes est entravée par un discours institutionnel qui leur assigne les coordonnées d’une subjectivité en contradiction avec leur expérience actuelle.
On saisit alors la cohérence du geste d’une sociologie pragmatique qui fait le choix d’élargir la portée du point de vue des femmes au reste des agents sociaux, afin de proposer « une sociologie pour les gens ». Quand bien même, l’appellation de ce dispositif méthodologique conserve vive la trace de son inscription biographique dans l’expérience ordinaire d’une Dorothy E. Smith femme et mère de famille. Le point de vue est toujours dit « des femmes », cependant qu’il concerne potentiellement tout le monde, y compris les hommes.
Une critique de la sociologie standard comme idéologie.
Prenant appui sur le standpoint et l’expérience locale qu’il circonscrit, l’ethnographie institutionnelle marque un écart significatif, qui se double d’une critique vis-à-vis des sociologies standard [14]. Ces sociologies surdéterminent par leurs concepts le monde social, au détriment de sa juste appréhension phénoménale. De fait, ces concepts, avant d’acquérir une portée théorique, proviennent du quotidien et des activités des personnes. Ils en sont tout d’abord le produit, et ce n’est que dans un second temps qu’ils s’affranchissent de cette inscription dans une praxis mondaine pour devenir les instruments d’une spéculation théorique. Cependant, l’oubli de cette origine conduit les sociologues à réifier leurs concepts, celui de « structure sociale » par exemple, et à produire une forme de « blob-ontologie » (Smith 2005, p. 58), c’est-à-dire un discours spéculatif en ce qu’il rompt avec l’action et génère, de ce fait, des effets aliénants. Fidèle à sa démarche, Smith déconstruit cette nouvelle contradiction, celle qui oppose le phénomène et sa traduction conceptuelle, en repartant de la disjonction qui lança son projet sociologique :
Lorsque j’allais à l’université ou que je faisais mon travail académique à la maison, j’entrais dans un monde organisé textuellement (quand bien même je n’aurais pas vu les choses de cette manière à l’époque) et organisé pour créer un monde d’activité indépendant du local et du particulier. Alors que j’entrais dans ce monde, j’étais positionnée comme un sujet au sein d’un monde ordonné conceptuellement dans lequel existaient, survenaient et apparaissaient, de la même façon et sur le même mode, comme des méthodes de pensée et d’investigation auxquelles nous recourrions pour les investiguer, les faits et gestes de l’administration, des organisations, du gouvernement, des institutions psychiatriques et de toute la variété des sujets d’intérêt pour l’entreprise sociologique. De proposer, comme le fit l’ethnométhodologie, de remettre en question la réalité ordinaire de ces institutions revenait à menacer les fondements de la sociologie [15]. (Smith 1987, p. 6)
Ainsi, les théories ont tendance à écraser l’expérience phénoménale des individus, ancrés qu’ils sont dans les activités locales et situées de la vie de tous les jours. Sous cet aspect, la sociologie développée par Smith opère une profonde critique interne de la discipline, dont « l’ordre du discours » — une référence évidente à Michel Foucault (1971) — a pour particularité de produire une connaissance qui tout à la fois tend à faire disparaître les personnes et à prendre distance avec ce qu’elles vivent, pensent, disent et font. Cet ordre discursif plaque ses concepts sur les réalités quotidiennes, des concepts qui en « imposent » aux phénomènes qu’ils cherchent pourtant à décrire, interpréter et expliquer. De ce fait, la sociologie standard ne parvient pas à trouver la « société » dans les activités sociales elles-mêmes, et encore moins à saisir les événements tels qu’ils sont expérimentés par ceux qui les vivent. Plus encore, les sociologues finissent par croire qu’ils ne peuvent approcher de la réalité que de façon indirecte, en la réduisant à des indicateurs instruits par la nature toute théorique des concepts, ceux du « pouvoir » et de la « classe sociale » par exemple. C’est pourquoi Smith fait du quotidien son champ d’investigation (« the everyday as problematic ») et en appelle à développer en sociologie une logique de la découverte et de l’exploration.
Au moment d’illustrer cette aliénation, produite par le discours sociologique lui-même, Smith n’hésite pas à invoquer un terrain qu’elle connaît bien, puisque celui-ci constitua son terrain de doctorat et qu’elle ne cessa d’y réfléchir tout au long de sa carrière : l’institution psychiatrique (1974a, 1978). Longtemps, la sociologie a repris les concepts nosologiques de cette institution, sans en interroger l’ancrage dans la pratique, venant redoubler des formes d’aliénation spécifiques à l’institution psychiatrique et à son organisation.
[…] la sociologie a adopté la perspective du processus institutionnel qui organise le monde dans sa façon d’apparaître aux professionnels dont c’est le métier. Dans le contexte de leur travail, les phénomènes constituant la juridiction de ce travail sont vus comme présents dans le monde, ou comme des propriétés de celui-ci se trouvant là et à partir desquelles il faudrait agir. La sociologie [standard] partage ces perspectives et ces présupposés. Elle prend la maladie mentale, par exemple, comme un phénomène problématique dont il faudrait découvrir les causes. Lors d’étapes précédentes conduisant à une rupture avec cette façon de penser, en sociologie, les agences psychiatriques ont été vues comme causant la maladie mentale en assignant ce rôle [de malade] aux personnes. Un très grand travail a été nécessaire, et en particulier une critique importante émanant de l’ethnométhodologie, pour que les sociologues commencent à replacer l’univers phénoménal dans les pratiques de travail concrètes des agences et des institutions qui le constituent [16]. (Smith 1987, p. 63)
Un tel geste, où se manifeste le souci de préserver l’expérience des agents, intervient très tôt dans la trajectoire intellectuelle de l’auteure. Il est étroitement corrélé au second courant qui, aux côtés de la phénoménologie, irrigue la pensée smithienne : l’ethnométhodologie. En effet, dès les années 1960, la sociologie inaugurée par Harold Garfinkel (2007) s’est interrogée sur les modalités de production de l’ordre social et a proposé une perspective non réifiante des phénomènes sociaux : « l’ethnométhodologie ne réifie pas l’ordre, car elle le comprend comme étant produit par les pratiques méthodiques au travers desquelles les membres font sens [de leur réalité] et [en] rendent compte » (Smith 2005, p. 67) [17]. C’est dans cet environnement intellectuel, au début des années 1970, que la sociologue esquisse son geste critique, dans un court texte publié au sein du fameux ouvrage collectif édité par Roy Turner, Ethnomethodology. Selected Readings (1974) [18]. Smith ouvre son papier — ce qui pourrait sembler curieux — par une mention à L’idéologie allemande de Marx et Engels. En réalité, le propos de la sociologue, ici, est de souligner que la théorisation, en sociologie [19], relève d’un processus de réification dont les méthodes de fabrication ne sont guère éloignées de la recette à suivre pour fabriquer de l’idéologie.
À un demi-siècle d’écart, la présence de références à Marx et Engels dans un recueil fondateur de l’ethnométhodologie peut apparaître incongrue. Il s’agit cependant d’un témoignage de la fécondité, de la pluralité et du caractère exploratoire qui ont marqué les débuts de cette sociologie. Celle-ci présentait en effet, et présente toujours, divers courants. On pense évidemment à la tendance phénoménologique (Melvin Pollner, David Sudnow, Lawrence D. Wieder), conversationnaliste (Harvey Sacks, Emanuel Schegloff), ou encore aux écoles bostonienne (Jeff Coulter, George Psathas) ou manchesterienne (Wes Sharrock, Rod Watson) passablement influencées par Wittgenstein. Cependant, un courant marxien existait également au sein de cette première ethnométhodologie et proposait une relecture stimulante de Marx inspirée par les travaux de Smith (Douglas et Maynard 1980), selon une modalité analogue à l’interprétation praxéologique que Garfinkel proposera plus tard de l’aphorisme durkheimien : « La première règle et la plus fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses » (Durkheim 1894, p. 16) — ces choses étant à appréhender comme résultant des activités accomplies par les membres ordinaires de la société (Garfinkel 2002, p. 117-119). Si cette veine marxienne n’a pas perduré dans la sociologie ethnométhodologique, les effets de cette fécondation mutuelle n’ont pas été perdus pour Smith, qui a été en mesure de repenser Marx et Engels au prisme d’une conception sociologique renouvelée du rapport entre l’action des agents et la constitution de l’ordre social. Cette lecture l’accompagnera tout au long de sa carrière ; elle ne s’en est jamais départie, en particulier au moment de formuler une critique des sociologies standard (1974, 1981, 2004).
Ainsi, dans son texte de 1974 [20], Smith décline d’entrée, et une à une, les étapes nécessaires à la réussite de cette recette d’« idéologie sociologique ». La première de ces astuces consiste à « séparer ce que les gens disent penser des circonstances réelles dans lesquelles ils ont dit ce qu’ils ont dit, des conditions empiriques réelles de leur vie et des personnes concrètes qui ont parlé » (1974b, p. 41) [21]. Une fois les idées amputées de leur contexte d’apparition, il s’agit de les arranger entre elles. La deuxième étape consiste donc à « trouver et mettre en évidence un ordre entre les idées qui puissent rendre compte de ce qui est observé » (p. 41) [22]. La troisième étape revient à « transmuer les idées en personnes, de sorte à en faire des entités distinctes auxquelles il est possible d’attribuer une agentivité (ou une possible efficacité causale) ». À ce stade, il devient loisible de rendre ces entités agentives à la « réalité » en les attribuant à des acteurs qu’on sera porté, du même coup, à considérer comme étant « des représentants des idées » (p. 41) [23].
La sociologue propose dès lors de distinguer entre science et idéologie, non plus de façon dogmatique, mais selon une modalité proprement pragmatique, c’est-à-dire en observant comment un savoir formel se rapporte à l’activité concrète des agents. Plus précisément, aucune forme de savoir institutionnalisé n’est automatiquement prémunie contre le risque de se muer en un discours idéologique, car, fondamentalement, tout savoir prend sa source dans le même lieu, l’action locale et située. L’écart surgit dans la manière dont ce savoir rapporte, et se rapporte à cet agir :
La différence entre l’idéologie et la science est une différence dans la façon de raisonner, et donc d’enquêter. Toutes deux débutent depuis les mêmes relations sociales, mais elles procèdent différemment à partir de celles-ci. Toutes deux ont pour ancrage les catégories dans lesquelles sont exprimées des relations actuelles. Les méthodes idéologiques de raisonnement rompent les relations entre la pensée et son ancrage dans les actualités propres à la vie des personnes [24]. (Smith 2004, p. 455)
La critique smithienne ne fait que tirer les conséquences de la critique épistémologique et politique fondamentale que Marx adressait aux théories de l’économie classique : une modélisation économique qui fait abstraction des conditions réelles de production de la marchandise par les travailleurs a pour conséquence de réifier cette production, et donc, d’aliéner les personnes qui y participent (Smith 1981). La praxis est donc aussi première en regard de la théorie. En termes phénoménologiques, un usage raisonné des conceptualisations théoriques se doit de lutter contre la propension à oublier que les concepts prennent leur appui dans l’expérience actuelle des gens et visent à la décrire. Et c’est ici qu’intervient le programme alternatif proposé par Smith sur la base de sa lecture praxéologique de Marx :
Il y a une épistémologique pour les sciences sociales qui contraste radicalement avec les méthodes qui se trouvent tant aux fondements de l’économie néo-classique que de la sociologie contemporaine ou la science politique. C’est une épistémologique qui construit une connexion profonde entre les catégories au travers desquelles nous connaissons le monde en tant que sociologues et les relations sociales organisant notre expérience du quotidien. Cette épistémologie insiste cependant sur le fait que nous n’adoptions pas une lecture référentielle du phénomène à partir de la catégorie. Nous devons plutôt reconnaître que ce sont les relations sociales de la vie actuelle des personnes, exprimées ou reflétées dans les catégories, qui sont ou devraient être l’objet de notre enquête [25]. (Smith 2004, p. 458)
Précisons bien qu’il ne s’agit pas, pour Smith, de dénier ni l’intérêt ni l’utilité de la théorie, et encore moins des concepts. En revanche, elle pointe une tendance lourde en sociologie qui consiste à traiter les phénomènes sociaux comme s’ils étaient des signes dont les référents seraient les concepts. Une telle opération théoriciste conduit à « mesurer » la réalité au moyen d’abstractions qui n’ont que peu de rapport avec elle. Elle ouvre par ailleurs la voie à la déshistoricisation et à la décontextualisation, bref, à la réification des relations sociales, alors même qu’un usage non idéologique des concepts devrait quant à lui s’astreindre à les mettre « à la mesure » de la réalité [26]. À préserver, autrement dit, le sens et la structure de l’expérience. Une expérience qui, loin de se réduire à l’expérience d’un individu ou d’une collection d’individus, peut être observée à l’échelle des collectivités. Mais encore faut-il s’intéresser, pour se hisser au-delà de l’ici et maintenant des réalités quotidiennes, à la façon dont les activités sont coordonnées entre elles par le biais des institutions, des relations régulatoires plus précisément. C’est là toute l’ambition de l’ethnographie institutionnelle.
Cartographier pour reconnecter l’expérience des gens à leur savoir sur le monde.
Une part essentielle du geste opéré par Smith a donc consisté à penser Marx avec l’ethnométhodologie, à lire le premier au travers de la conception novatrice des rapports entre activités des agents et constitution de l’ordre social avancée par la sociologie de facture garfinkelienne. Mais un second geste tout aussi important a été de lire Marx contre l’ethnométhodologie, afin de surmonter certaines des apories dans lesquelles cette dernière risquait de s’enfermer. C’est pourquoi l’ethnographie institutionnelle est tout à la fois un prolongement de la perspective inaugurée par Garfinkel, sur laquelle elle prend appui pour critiquer la réification du monde social qui grève les sociologies standard, et une critique de cette même perspective.
Le concept de « structure sociale » hypostasie ce qui est externe au sujet individuel actif dans [cette structure]. Bien que l’ethnométhodologie ne réifie pas l’ordre, […] sa méthodologie met en pièces le social pour le scruter et l’analyser. On attribue à ces dernières opérations une temporalité interne, bien que cette temporalité déconnecte ces opérations aussi bien du passé et de futur, que des processus sociaux continus dans lesquels les [activités et les discours] originaux étaient nécessairement inscrits. En isolant des morceaux d’échanges langagiers en vue de les investiguer et de les analyser, l’ethnométhodologie et, plus spécifiquement l’analyse conversationnelle, traite différemment ce discours de ce qu’il est dans son contexte, reléguant ce contexte dans une région que les méthodes [ethnométhodologiques] ne sont pas capables d’appréhender. À l’origine, évidemment, cette séparation n’existait pas, d’où les débats théoriques continuels quant au fait de savoir si et comment les propriétés attribuées à la structure sociale, telles le genre, peuvent être admises dans les analyses d’échanges langagiers [27]. (Smith 2005, p. 67)
Une fois encore, l’enjeu essentiel ici porte sur l’articulation entre l’activité des agents, le discours et la constitution de l’ontologie du monde social, son ordre, sa stabilité (ce que les sociologies standard placent sous la glose « structure » et associent aux « dynamiques » sans véritablement être capables de rapporter l’une à l’autre, ni de faire sens des deux). Or, la critique smithienne reproche précisément à l’ethnométhodologie de rompre la continuité entre ces trois éléments, en raison de ses méthodes d’analyse. Ce faisant, l’approche ethnométhodologique s’empêche de réinscrire la situation analysée au sein du processus historique et se montre incapable « d’accéder aux relations étendues ou aux macro-relations qui organisent la société, au travers d’une analyse du micro-social [28] » (Smith 1990, p. 6) [29].
C’est précisément cet accès aux processus historiques et aux macro-relations que met en œuvre Smith, sans écraser le niveau de l’expérience phénoménale. Une telle orientation permet à l’ethnographie institutionnelle de « reconnaître le rôle que jouent les contraintes du passé-dans-le présent, sans pour autant les réifier en tant que “structure” ou “ordre” » (Smith 2005, p. 68). Ce souci de rendre compte de la structuration du monde social en tant que procès se déroulant dans l’histoire et introduisant des différenciations (division du travail, individuation), aussi bien que des clivages (inégalités, domination), est évidemment d’inspiration marxienne — Marx et Engels constituent, on l’aura compris, la troisième source à laquelle puise la sociologie smithienne.
L’ethnographie institutionnelle se donne donc aussi pour projet de rendre compte des avancées et des mutations du capitalisme, afin d’être en mesure de les critiquer et, par une juste appréhension, de restituer aux agents une part de l’agentivité — leur praxis — dont ils ont été privés. Cependant, Smith souligne que d’importantes mutations sont intervenues dans le capitalisme depuis la rédaction du Capital, dans la seconde moitié du 19e siècle. Des transformations survenues en particulier dans le type d’asymétries et de domination qui s’instaurent, ainsi que dans leur façon de s’imposer. L’opposition frontale entre prolétariat et bourgeoisie caractéristique d’une société de classes a cédé la place à des formes moins visibles, et plus insidieuses de domination [30]. Pour en rendre compte, la sociologue développe une analyse qui revêt de fortes résonances avec la notion foucaldienne de « microphysique du pouvoir ». Le concept de relations régulatoires désigne « ces formes de conscience et d’organisation objectivées, constituées de façon externe à des personnes et des endroits particuliers, des formes créant et reposant sur des réalités elles-mêmes fondées sur des textes » (Smith, 2005, p. 227) [31]. Car, dans le capitalisme avancé, les formes d’exercice du pouvoir sont médiatiques, elles reposent sur les textes et leur circulation — là aussi, un thème au long cours dans la sociologie smithienne, celui de la « construction sociale de la réalité documentaire » (1974a, 1984, 1990a).
La médiation textuelle des faits et gestes des personnes, à large échelle, rend possibles l’organisation et les institutions qui apparaissent sous un mode allochronique [une forme d’extra-temporalité]. Celui-ci transcende les continuités immédiates des activités menées au jour le jour parmi les personnes situées dans un contexte local et particulier. Pour que ces organisations et ces relations sociales d’un autre genre, discursives, puissent exister extra-localement et co-ordonner de multiples sites où se déroulent les activités quotidiennes des personnes, les textes organisateurs doivent pouvoir être lus comme étant identiques, malgré le fait qu’ils seront reçus et interprétés différemment dans les différents contextes où ils sont lus [32]. (Smith 2001, p. 174)
À cet égard, l’un des aspects les plus intéressants de l’ethnographie institutionnelle tient au fait qu’elle propose une sociologie capable d’appréhender et d’articuler l’expérience corporelle immédiate et les réalités textuelles qui médiatisent notre relation avec le monde social. Par « réalités textuelles », Smith entend ces réalités auxquelles nous n’accédons que par la médiation des textes (articles de journaux, nouvelles télévisées, emails, enregistrements audio, notes administratives, règlements d’établissement, etc.) qui peuplent et saturent notre quotidien. Loin de s’apparenter à des documents inertes qui n’auraient que peu à voir avec nos relations sociales, ces textes, opérant au travers de procédures standardisées d’interprétations activées par le lecteur, contribuent à réguler, organiser et structurer les pratiques locales. En ce sens, les textes organisent à distance des cours d’action concertés, leur prégnance étant continuellement effective : ils encadrent la plupart de nos activités, gouvernent nos relations dans toutes les sphères de la société, et donnent forme à nos interactions en qualité de professionnels, citoyens, ou usagers des services publics.
Les réalités textuelles étant le moyen par lequel s’imposent les relations régulatoires, comment l’effet sur l’expérience ou l’action est-il ressenti ? De fait, il s’agit avant tout d’une expérience de contrainte : les textes ont le pouvoir d’écraser le vécu singulier et concret des personnes, tel qu’elles l’éprouvent ici et maintenant. Cette aliénation est décrite de manière emblématique à partir de l’exemple de la naissance (Smith 1974). Dans la réalité textuelle apprêtée par la démographie, la « naissance » est une catégorie générique produite depuis le point de vue d’une institution particulière, l’État, et apparaît comme une « simple naissance », à savoir une occurrence qu’il s’agirait uniquement de compter et d’enregistrer. Mais la produire comme « simple » naissance requiert que l’on écarte des expériences effectivement vécues, dans leur actualité, tel le travail heureux et douloureux de délivrance qu’expérimente la mère, ou l’attitude faite d’encouragement et d’anxiété manifestée par père, et ainsi de suite.
La disjonction qu’éprouvent les personnes est donc le produit d’une actualité colonisée par des relations régulatoires. Dans la perspective de l’ethnographie institutionnelle, le travail du sociologue consiste alors à permettre aux agents de se reconnecter avec leurs pratiques locales, et d’identifier la provenance de la perturbation, afin de pouvoir y remédier. En particulier, l’enquête sociologique doit veiller à ne pas venir redoubler l’aliénation générée par les relations régulatoires. Une aliénation que la démarche scientifique risque de colporter si elle réifie ses concepts, oubliant que ceux-ci ne désignent pas des réalités existant par elles-mêmes, en dehors de l’activité des personnes. Sinon la science se dégraderait en idéologie, soit un discours complètement autonomisé d’une pratique réelle. Pour éviter cet écueil, le sociologue doit opérer le chaînage allant des routines et des actions à la théorie sociologique. Il lui faut également distinguer la provenance des différents notions et discours, ainsi que leurs portées respectives entre les différentes strates que sont : (a) les activités locales dans lesquelles les personnes agissent et usent du langage selon des modalités ordinaires ; (b) les situations d’interaction au cours desquelles les personnes rendent compte de leur agir au sociologue, et font emploi de leur lexique habituel dans les circonstances artificielles de l’entretien d’enquête ; (c) les contextes où le sociologue entre en discussion avec ses pairs, et recourt au langage technique et commun de la théorie sociologique (Smith 1981). Ces trois strates doivent être finement articulées, et préséance doit être donnée à la première, puis à la seconde, sur la troisième, afin d’éviter au savoir sociologique de se faire idéologique.
Fort de cette épistémologie capable de restituer la praxis sans l’aliéner par un recours inconsidéré à la théorie, le sociologue peut déployer son enquête depuis la disjonction expérimentée localement vers les autres lieux connexes, en particulier les contextes institutionnels, articulés translocalement par les dispositifs textuels. Il s’agira alors de retracer les canaux de circulation des relations régulatoires jusqu’à en détailler le processus de mise en œuvre, identifier les acteurs institutionnels qui s’en font les porteurs et, si possible, exhumer le moment originel où ce type de rapport social s’est noué. L’ethnographie institutionnelle se livre donc à une véritable cartographie (mapping) qui, une fois la carte établie, fait retour vers les personnes atteintes par la disjonction, afin de leur indiquer comment et par quels canaux leur agentivité est contrainte. Une telle prise de conscience ouvre l’horizon d’une nouvelle praxis, plus en phase avec les expériences effectives des personnes, et capable de transformer les relations sociales, c’est-à-dire la structure même du monde social.
Notre présentation de l’ethnographie institutionnelle, développée dans le contexte nord-américain, a mis en évidence les capacités critiques d’une sociologie pragmatique informée par la phénoménologie, l’ethnométhodologie et une relecture de Marx. Ce qui démontre qu’une approche descriptive centrée sur l’action n’hypothèque en rien le déploiement d’une critique de l’organisation du monde social. Mais faut-il vraiment s’en étonner au regard des développements récents des sociologies pragmatiques francophones (Cefaï et Terzi 2012, Lemieux 2009, Trom 2007, 2012, Thévenot 2010, 2011), celle de Boltanski (2008, 2009, 2012) en particulier, qui a beaucoup retenu l’attention ? Le constat inviterait en effet plutôt à entreprendre une comparaison de la façon dont les sociologies de Smith et de Boltanski, qui présentent un certain nombre de similarités, se saisissent de la critique. Dès lors, les pages à venir proposent une lecture conjointe de ces deux auteurs. Cette mise en parallèle nous permettra, in fine, de réhabiliter la position du spectateur, avec les facultés (l’imagination et la réflexivité) qui lui sont propres. Car dans ces deux sociologies pragmatiques, le spectateur, qui se signale par un rapport spécifique à l’action, tend à être éclipsé par l’activisme de l’acteur. Et ceci alors même que, refiguré sous le visage du public, il s’avère pourtant indispensable à l’action collective qui vise à transformer le monde que nous possédons en commun.