L’auteure, docteur en esthétique et enseignante, n’est évidemment pas la première à poser et se poser la question de la nature et de l’importance du plaisir esthétique. Encore cette question est-elle toujours prise avec hostilité dans certains milieux esthétiques (notamment, par Nelson Goodman, Langages de l’art, 1968), nous allons voir pourquoi. Ces dernières années, cependant, les théoriciens de l’Ècole de Constance (Brd), sous la conduite de Hans-Robert Jauss, ont tenté de reprendre cette question, là où Immanuel Kant l’avait laissée, sous le titre du plaisir esthétique désintéressé.
Mais c’est sous l’angle d’une histoire du souci du plaisir esthétique que se place l’auteure. C’est à partir d’un fil conducteur chronologique qu’elle envisage la question. Laissant de côté la lente réélaboration contemporaine du contenu du plaisir esthétique (par la psychanalyse, la sociologie, etc.) et de sa fonction dans la société du divertissement (voire de la fonction du plaisir dans l’art contemporain), elle fait le choix d’analyser l’émergence de la notion de plaisir esthétique. Elle situe celle-ci dans le cadre de l’édifice minutieux de l’esthétique classique, celle des 17e et 18e siècles. Ainsi note-t-elle que la réflexion portant sur le plaisir esthétique est corrélative de l’avènement de la subjectivité et de l’individualité ainsi que de l’ouverture de la philosophie à la sensibilité, entendue en un sens renouvelé depuis les travaux des empiristes du 17e siècle.
Pour compléter le dossier ainsi établi, on pourrait même dire que la notion de plaisir esthétique se dégage simultanément à la conquête de son autonomie par la sphère des arts. Elle prend racine dans l’esthétique lorsque le beau est ajointé à un jugement. Sa problématique devient claire lorsqu’on peut ajointer esthétique-beau-plaisir : « L’esthétique s’ancre dans le domaine du sentiment et cette reconnaissance induit une interrogation sur la nature du plaisir esthétique » (p. 14). Parce qu’alors, c’est la notion de sujet esthétique qui vient au jour.
Histoire et distinctions.
Ce plaisir, exprimons-le en empruntant les mots de Denis Diderot : Comment a-t-on rendu compte de « ces émotions délicieuses qui nous saisissent face à une œuvre d’art », et qui « forcent de nos yeux les pleurs de la joie, de la douleur, de l’admiration » ? À dire vrai, longtemps, on n’en a pas rendu compte. Pour le concevoir, il a fallu attendre que se constitue le cadre de l’esthétique, mais aussi la différence entre une esthétique normative qui ne connaît pas le goût et le discours sur l’art qui ne connaît pas de normes imposées aux œuvres.
Voilà pourquoi l’auteure décide de suivre un fil conducteur historique, voire chronologique, faisant ainsi de l’histoire une sorte de support d’une exploration de type épistémique : repérage de la naissance d’un terme, manière de l’utiliser, corps de concepts de soutien, etc. L’intérêt de l’ouvrage coïncide entièrement avec cette tâche. Il parcourt, autant que possible, cet enchaînement, par lequel le beau est descendu du ciel pour être établi sur terre. Grâce à l’esthétique, en effet, le beau perd son caractère absolu pour être conduit à l’étage des sentiments humains.
Cette longue élaboration n’a pas été sans mobiliser la réflexion des philosophes et l’éducation même des spectateurs devant les œuvres classiques (un apprentissage du plaisir et du beau par et devant les œuvres elles-mêmes, auquel l’auteure, malheureusement, ne consacre pas une ligne). C’est à elle que l’on doit le renvoi du beau en soi ou du beau objectif (un beau en soi qui existerait en dehors d’un esprit qui le perçoit (en Dieu)) dans un passé périmé, bref un geste de rupture avec la théologie, et la consécration du « beau pour nous » ou du beau subjectif comme nœud de la question esthétique. C’est elle qui permet de comprendre comment l’esthétique s’est constituée, en se focalisant sur une analyse de la réception des œuvres, donc du plaisir esthétique, et non plus sur les artistes et leurs soutiens institutionnels.
Esthétique et réception.
Le mode de lecture appliqué au corpus de textes envisageable est évidemment sélectif. L’auteure s’appuie sur les sources les plus classiques, mais elle les relit à la lumière des recherches récentes. De là sa focalisation, pertinente, sur la réception de l’œuvre d’art par le spectateur. Certes, elle n’insiste sans doute pas suffisamment sur les conditions intra-philosophiques du débat, en particulier sur la nouvelle analytique du corps que supposent ces démarches. Car pour que l’esthétique puisse être prise au sérieux, il faut que les sens, la sensation, la sensibilité et le sentiment (tout ce qui relève de l’aisthesis) ne soient plus bloqués dans l’ancien dualisme âme-corps. Dans les termes de l’époque, il faut avoir libéré la philosophie de la version cartésienne du dualisme, laquelle interdit de prendre les arts en compte dans une analyse quelconque.
Alors, seulement, la notion de goût devient un concept utilisable. Que le terme provienne directement du registre de la sensation et de la cuisine, c’est un fait. Mais il y a bien un point commun entre le gustatif et l’esthétique, c’est la faculté de discriminer. De là la possibilité du transfert, si d’aventure on accepte de ranger aussi le spectateur sous le mode discriminant du « bon goût ». Ce qui est clair, dans cette démonstration, c’est que « le goût est à la recherche d’une autonomie et d’une place spécifique dans un domaine qui sera délimité par la toute nouvelle discipline esthétique » (p. 40). La réflexion sur le goût et le sentiment prépare donc bien un nouveau territoire philosophique.
Résumons-en les traits. Héritant d’une opposition simple entre la sensibilité et la raison, l’ esthétique en bouleverse la simplicité, et fait sa place à une sensibilité positive susceptible non d’égarer l’être humain mais de renforcer sa relation, fût-elle immédiate, avec le monde. Cette « ouverture » permet à Roger de Piles, par exemple, d’amorcer une véritable réflexion sur la réceptivité en peinture. En se plaçant du côté du spectateur, et du côté de son plaisir, il dresse un nouveau modèle de spectateur : « L’esthétique ne devient une branche de la philosophie à part entière qu’à partir du moment où l’interrogation glisse de l’objectivité et de la normativité de la beauté vers la question du goût comme expression subjective de la beauté et de l’œuvre d’art » (p. 105).
Le goût : tact de l’âme.
Mais, de ce fait, l’esthétique dessine aussi un champ politique. Elle place d’un côté les artistes, défendus par l’Académie et rêvant contradictoirement de s’exposer et d’échapper à la critique, de l’autre les critiques, qui émergent en défendant les droits de la critique, et d’un troisième côté le pouvoir auquel tout cela échappe de plus en plus. Le goût et le plaisir esthétiques servent de principe à cette série de diffractions.
Bien sûr, pour aboutir à ce résultat, il faut avoir résolu de nombreux problèmes. D’abord, avoir tenté de définir le plaisir esthétique, ce qui ne peut s’accomplir sans avoir détaillé son rapport aux autres formes de plaisir, dont on sait que l’exploration est importante pour la littérature du 18e siècle (tous autres plaisirs qui, dans une certaine mesure, lui font concurrence : le plaisir sensuel, la jouissance, etc.). Ensuite, avoir essayé de pointer le lieu de ce plaisir, et donc avoir fait entrer à nouveau dans le débat la question du corps et de l’opposition entre le beau conçu comme « œil de l’âme » (version de Platon) et le beau défini comme « tact de l’âme » (Marmontel). Devant une œuvre d’art, le spectateur se sent attiré hors de lui, et pourtant simultanément en pleine possession de lui-même et de ses facultés. Ce qui est certain, c’est que ce plaisir n’est pas le même que celui de la sensualité : moins intense qu’un plaisir d’objet, peut être consolateur mais sans effectivité, c’est un plaisir duquel aucune douleur ne découle.
Ce plaisir, on le saisit, on l’éprouve à l’occasion de la rencontre avec une œuvre. Il est certes momentané, mais il met fort bien en mouvement (vers l’autre, et pourquoi pas vers la parole, et l’adresse à l’autre spectateur). Il met dans un état d’hyperesthésie ou dans un état d’ataraxie. Les deux sont possibles. L’expérience du plaisir produit un accord, une harmonie, une unité de situation affective, un jeu (disent à la fois Immanuel Kant et Friedrich von Schiller), entre nos facultés. On ne peut donc ni être platonicien en matière de réceptivité artistique (hédoné, en grec, le plaisir, étant perçu comme un surplus gustatif trivial, incompatible avec la paideia de l’âme, faisant au passage de l’esthétique une cosmétique du corps et non une éducation) ni cartésien, et a contrario, le reconnaître implique qu’on donne à la sensibilité un autre statut (approché par l’empirisme).
Le goût : sujet esthétique et sens commun.
Mais, si on approfondit l’analyse, on entraperçoit un fait étrange. Le goût ne saurait demeurer un sentiment individuel. Il se donne aussi pour partageable, pour un sentiment qui vient des sens et de l’imagination mais sans y être seulement attaché. S’il est subjectif, il prétend néanmoins à l’objectivité. C’est de ce constat que naissent les théories du « sens commun », théories qui démontent autrement les mœurs esthétiques de l’époque et la soumission de chacun au goût de la cour ou du chef de maison.
Le goût n’est pas seulement ce qui plaît individuellement, il est ce qui plaît universellement. Ce qui ne signifie pas que le goût ne corresponde pas aussi à un sens commun qui a besoin pour se perfectionner de la culture et de la connaissance. En cela, le goût est immédiatement associé à une communauté de goût, qui prend pour modèle la constatation des unanimités. Le critique fait l’observation de ce consensus. L’éducation permet alors d’opposer le « goût barbare » et le « goût cultivé ». Le second est universellement reconnaissable. Ainsi sort-il de la sphère privée.
Mille conclusions peuvent être dégagées de cette étude chronologique de l’émergence de la notion de goût. Pour le chercheur en sciences sociales, il en est une qui est décisive : l’historienne nous rappelle qu’il n’est pas d’attitude ni de nomination « naturelles », sauf à faire prendre pour « naturel » ce qui est histoire. Mais du coup, il faut réfléchir maintenant au rapport entre ces conclusions et l’existence, en notre époque, d’une série de travaux artistiques qui tendent à changer complètement et la nature du plaisir esthétique et le rapport des œuvres au plaisir esthétique.
Agnès Lontrade, Le plaisir esthétique, Naissance d’une notion, Paris, L’Harmattan, 2004. 198 pages, 18 euros.