En réponse à une demande des collectivités territoriales du Golfe du Morbihan, un travail d’observation et d’analyse du comportement géomorphologique du littoral a été mené à partir de novembre 2005 et se poursuit actuellement. Il a cherché à identifier les grandes tendances marquant le comportement du trait de côte en quantifiant et cartographiant les surfaces concernées par des phénomènes d’érosion et d’accumulation. La méthode adoptée s’inscrit dans une démarche classique (Shoshany et Dagani 1992, Suanez 2004, Moore 2000), et repose sur la comparaison de photographies aériennes, datant de 1952, 1985 et de l’orthophoto littorale 2000. L’objectif était de produire une carte inventoriant les espaces en recul ou en accrétion. [1 ]
Les clichés de 1952 et 1985 ont été numérisés, géo-rectifiés et assemblés en mosaïques afin d’obtenir un document semblable à l’orthophotographie. La position occupée par le trait de côte a été numérisée pour chaque année, en retenant comme indicateur géomorphologique la limite sable/végétation que des campagnes terrain effectuées au préalable avait permis d’identifier au sommet des petites falaises (10m) ou à la limite du haut de plage (Robin, 2002). Puis, avant de calculer les mouvements enregistrés par le trait de côte, des marges d’erreur ont été définies en prenant en compte à la fois l’erreur liée au processus de géorectification des clichés et celle résultant de la numérisation des traits de côte. Ensuite, les surfaces séparant les différents traits de côte ont été mesurées et associées soit à un recul de la ligne du rivage, soit au contraire à un mouvement de progradation. Afin de limiter les mauvaises interprétations, les surfaces inférieures à ces marges d’erreur n’ont pas été prises en considération. Ainsi, l’analyse de l’évolution des phénomènes d’érosion et d’accrétion dans le Golfe s’est largement appuyée sur l’examen des variations enregistrées par la ligne de rivage depuis les années 50.
Les principaux résultats ont révélé que la dynamique du Golfe était dominée par des phénomènes d’accrétion et de sédimentation, s’expliquant généralement par le développement de la végétation sur l’estran. Cependant, une partie du littoral est tout de même affecté par un recul de la côte, se traduisant sur le terrain par une érosion des petites et micro-falaises (10m) souvent couvertes de végétation.
Une série de campagnes terrain organisée entre mai et juillet 2006 a permis de conforter ces résultats, et également de mettre en évidence qu’en de nombreux points du Golfe les phénomènes d’érosion et d’accrétion ne sont pas dissociés spatialement, mais au contraire se produisent en concomitance dans le temps et dans l’espace. De manière plus précise, les processus d’érosion et d’accrétion affectent un même lieu sur la même période, mais sur un plan différent. Ainsi, l’érosion des micro-falaises renvoie à un mouvement du trait de côte sur un plan horizontal, alors que les processus de sédimentation correspondent à une accumulation verticale des particules fines sur l’estran. Cette non dissociation spatiale des phénomènes d’érosion et d’accrétion pose un certain nombre de problèmes d’ordre cartographique, et notamment celui des limites de la représentation en deux dimensions de phénomènes se produisant dans un espace à trois dimensions. Elle s’explique en outre, en grande partie par l’étroite imbrication des facteurs contrôlant le fonctionnement du Golfe du Morbihan. En effet, celui-ci est dominé par trois grandes dynamiques ― subaériennes, anthropiques et littorales ― qui impulsent chacune des évolutions différentes tout en étant fortement imbriquées les unes avec les autres. Ainsi, la faible énergie des contraintes hydro-dynamiques favorise un vaste processus de sédimentation, qui est accéléré à l’échelle du Golfe par la conchyliculture. Le recul des falaises renvoie à une érosion gravitaire contrôlée par des contraintes géologiques et accélérée par la surfréquentation anthropique et la plantation d’arbres ornementaux qui tombent en chablis. Le secteur de Kervero, à l’Ouest de la pointe d’Aragon, offre un exemple singulier de cette concomitance spatiale des phénomènes d’érosion et d’accrétion.
Cette situation implique de repenser les bases conceptuelles sur lesquelles repose habituellement la cartographie de l’évolution du littoral. En effet, les méthodes classiques sont fondées sur plusieurs bases : elles supposent la définition d’un seul trait de côte pour chaque époque ; puis elles analysent et cartographient ses mouvements vers la terre ou vers le large, et en déduisent une érosion ou une accrétion. Ces deux mouvements sont donc inféodés à une géométrie en deux dimensions définie par deux axes : un axe transversal (cross-shore) et longitudinal (alongshore). Notre travail incite à mettre en cause l’idée qu’il y aurait un seul trait de côte, et suppose à l’inverse qu’il y aurait plutôt plusieurs indicateurs de position du littoral, ayant chacun leurs dynamiques propres et dont les mouvements ne sont pas synchrones. Pour exemple, à hauteur du lieu-dit Kervero, on observe en même temps un recul de la falaise vers la terre, une extension vers le large des vasières et une accrétion verticale sur l’estran. Il est alors impossible de définir un processus dominant et de conclure à une érosion ou à une accrétion sur des simples critères géométriques en deux dimensions. La compréhension de la dynamique du littoral apparaît clairement incomplète et imparfaite si on se contente de cartographier des mouvements onshore/offshore à partir d’un seul indicateur.
Ces difficultés, auxquelles sont confrontées les méthodes classiques, proviennent de ce qu’elles ont souvent été élaborées sur des espaces peu anthropisés où érosion et accrétion dominent alternativement et sont donc bien représentés par la migration d’un seul trait de côte sur le plan horizontal d’une carte. Cependant, dans un milieu anthropisé tel que le Golfe, les dynamiques ne sont plus réellement naturelles, mais apparaissent au contraire fortement modifiées et accélérées par l’anthropisation. Il en résulte que deux dynamiques qui « naturellement » se succèderaient deviennent concomitantes et se traduisent par différents mouvements synchrones. Dans un tel milieu, la mobilité du littoral ne peut donc plus être pensée ni représentée par un seul indicateur géomorphologique. Autrement dit, afin de cartographier ces évolutions, il devient nécessaire de représenter graphiquement, en un seul lieu, plusieurs mouvements renvoyant à différentes dynamiques.
Ce dernier point renvoie à un problème plus large, concernant l’utilisation des méthodes et concepts développés dans des cadres « naturels », puis transposés dans des milieux fortement anthropisés. Ainsi, l’anthropisation, dans le cadre du Golfe du Morbihan, se traduit par une complexification du fonctionnement géomorphologique du littoral à tel point que l’acceptation classique des concepts d’érosion et d’accrétion ne permet plus d’appréhender dans sa totalité le comportement du littoral. En effet, habituellement, érosion et accrétion sont conceptualisés comme deux processus contradictoires, renvoyant à des échanges sédimentaires qui définissent à la fois l’espace géométrique où ils s’inscrivent matériellement et l’espace théorique où on les conceptualise. Ce double espace de fonctionnement est donc défini par une causalité unique ; il est généralement modélisé comme cellule sédimentaire, et se traduit ainsi par un itinéraire depuis le site source, érodé, jusqu’au site puits, où le matériel s’accumule. Ceci n’est plus transposable en l’état dans un espace fortement anthropisé où les processus d’érosion et d’accrétion se produisent dans un même lieu mais appartiennent en fait à des espaces de causalité radicalement différents. Par exemple, il n’y a pas nécessairement de lien entre l’érosion de la falaise par chablis et la sédimentation accélérée par les activités conchylicoles. Ces processus, qui se traduisent par des mouvements différents sur le littoral, ne sont pas animés par les mêmes logiques, ils ne répondent pas aux mêmes contraintes et en ce sens n’appartiennent pas au même espace de fonctionnement alors qu’ ils surviennent au même endroit. En d’autres termes, ils s’inscrivent matériellement dans un seul espace géométrique mais doivent être conceptualisés au sein de deux espaces théoriques distincts.
En conclusion, l’application de méthodes classiques de cartographie à un littoral très anthropisé a fait surgir quelques difficultés. Un concept comme l’érosion, qui dérive en grande partie de la cartographie du recul de la ligne de rivage, ne peut rendre compte de la mobilité observée dans ce type de côtes. La mobilité doit être définie autrement que par une mesure géométrique de recul ou de progradation. Elle ne se réduit pas à la migration d’un seul indicateur, mais doit être appréhendée comme étant le résultat de la synthèse de plusieurs mouvements, contraints par différentes logiques et donc s’inscrivant dans des espaces de causalité distincts. Ainsi, afin de comprendre le fonctionnement d’un espace très anthropisé, il est nécessaire de repenser la manière dont les concepts classiques de la géographie physique naturaliste s’inscrivent dans les territoires actuels.