L’irruption dans la presse de ce qu’il est convenu d’appeler le « multimédia » pose deux questions à qui s’intéresse aux cartes en général, et à celles publiées dans la presse en particulier. La première question est celle de l’excès croissant de l’offre technique graphique sur l’habitus cartographique en matière d’expression graphique. La seconde touche à l’inclusion du temps dans la carte, qui fut pendant longtemps un objet normatif, appuyé qu’il était sur une permanence duale, alliant celle d’objet matériel (carte du monde physique, etc.) et celle de sa propre matérialité (dessin, imprimé…).
L’infographie concernant les primaires démocrates aux États-Unis que le quotidien Le Monde publie sur son site offre un bon support à notre réflexion, opérée dans le cadre de ces deux problématiques. Concernant la première, deux attitudes s’opposent. D’abord, celle qui consiste à refuser les nouvelles possibilités graphiques en arguant des règles intangibles d’une sémiologie cartographique dominée par le postulat d’équivalence entre sobriété et pertinence. Les exigences de rigueur de cette dernière seraient trop grandes pour envisager le recours à des techniques qui, au fond, relèveraient plutôt de l’art (technè) que de la science. À y regarder de plus près, on notera toutefois que les règles en question posent deux problèmes de taille. D’une part, elles ne traitent que partiellement la question de l’expression cartographique, n’accordant par exemple aucune place sérieuse à la notion d’illusion d’optique (au sens large et positif de l’expression). D’autre part, cette sémiologie est analytique dans son approche et additive dans sa pragmatique, ce qui lui interdit d’analyser le résultat final, l’image cartographique résultant de son application, et d’envisager sérieusement la construction de cartes complexes mais efficaces (comme le montre l’effet d’amas des cercles proportionnels sur la carte « Les aires culturelles » face à la ville). À l’inverse, une position plus pragmatique et positive consiste à envisager les évolutions de la cartographie que rendent possibles celles de la technique cartographique.
Dans cette perspective, l’infographie du Monde, ne commettant pas de faute sémiologique rédhibitoire, atteint sans difficulté son triple objectif : présenter le calendrier spatial des primaires, indiquer le nombre d’élus de chaque État, et donner le résultat du vote dans les États qui ont déjà élu leurs représentants.
Les deux derniers objectifs sont figurés par un système interactif, soit de substitution du contenu de la carte (le nombre de délégués), soit d’addition marginale d’information (la photo du vainqueur). À cela s’ajoute en bas de l’image un onglet qui fait apparaître une infographie complémentaire, expliquant par une animation le processus général des primaires et ses variantes (caucus, primaires fermées, primaires ouvertes).
Quant au premier objectif, c’est celui des trois qui ouvre le plus de perspectives au cartographe. Il s’agit d’une option intéressante pour inclure le temps dans la carte. La cinématique proposée traite le temps des primaires en faisant correspondre la mise en couleur des États et leur statut en termes électoraux : « a voté », ou « va voter ». Si l’idée peut, au premier abord, avoir la force de l’évidence, elle ne correspond toutefois qu’à une possibilité de traitement du temps, l’autre étant sans doute la plus répandue, et consistant en la production pure et simple d’un film. Le réflexe cartographique qui prend en charge le temps est en effet le plus souvent l’animation cartographique, par projection de cartes successives, dans une séquence temporellement homothétique avec le temps réel, c’est-à-dire dans un rapport d’échelle temporelle constant. Le choix effectué ici est tout autre, puisque l’animation est réversible et sa vitesse de défilement maîtrisable, jusqu’à l’arrêt total. Ces deux caractéristiques placent le « lecteur » dans une position de « réalisateur » plutôt que de « spectateur », lui laissant en outre la possibilité de reconstituer le film des événements en vitesse constante.
Cette « optique » de la temporalité électorale s’accompagne par ailleurs de choix sémiologiques originaux. L’un porte sur la gradation des couleurs de la chronologie. Contrairement à l’approche la plus classique, qui aurait eu recours à un camaïeu ou à un ordre des couleurs plus classique, celui retenu est fait pour mettre en valeur l’événement central de la période : Super Tuesday. On note également que les auteurs ont choisi de « combler les trous » du calendrier en faisant apparaître progressivement les États, ceux-ci acquérant leur couleur définitive à la date à laquelle a lieu leur primaire, leur couleur gagnant progressivement en saturation avant celle-ci. Cette solution, qui rappelle la technique du fondu au cinéma, s’oppose sémiologiquement à l’idée de discontinuité-simultanéité qui caractérise en général le vote. C’est qu’une autre logique peut être invoquée pour justifier un tel choix : à l’échelle du pays tout entier, les primaires ne sont pas synchrones, autorisant l’évolution de l’opinion en cours de processus, ce qui peut être rendu avec pertinence par une coloration progressive des États.
On peut facilement imaginer les applications plus intensément géographiques de cette approche cartographique. Pour rester dans la même thématique, il aurait par exemple été judicieux de figurer par la couleur le résultat du vote, et de voir ainsi se construire, sous nos yeux fascinés, l’espace du politique.