Une raison de s’intéresser aux moments fondateurs de l’imaginaire de la bohème réside dans l’étonnante abondance des sollicitations dont cette notion fait l’objet dans les années 2000, en particulier dans les travaux anglo-saxons consacrés aux « creative industries » [1] ou dans la sociologie urbaine de la gentrification. Par exemple, chez le géographe Richard Florida, influent promoteur de la « classe créative », l’idée de bohème, doublement associée aux milieux littéraires français du 19e et à la contre-culture américaine des années soixante, sert à évoquer un style de vie que la nouvelle classe aurait à la fois assimilé et dépassé (Richard Florida, 2004). Face à cette réification de la notion de bohème en un « lifestyle » unifié, homogène et globalement enviable, il vaut la peine de revenir aux acteurs et aux textes qui ont contribué à la produire et à répandre cette représentation typique.
[2]. Toutefois, cette définition de l’objet du recueil en termes de luttes symboliques aurait pu conduire à l’ouvrir davantage aux autres types de discours sur le monde social susceptibles d’avoir interféré avec les représentations de la bohème produites par des écrivains [3]. L’ambition initiale du recueil rencontre ici les limites de l’ouverture disciplinaire du colloque.
Le mythe et ses tensions.
Les vues d’ensemble demandées à deux auteurs d’ouvrages importants concernant la vie culturelle parisienne au 19e siècle (Heinich, 2005 ; Seigel, 1986) compensent en partie l’inévitable éclatement des 22 monographies du recueil. Nathalie Heinich rappelle la distinction qu’elle a élaborée dans L’élite artiste (2005) entre trois niveaux d’analyse applicables aux mondes de l’art [4]. Bohème sans frontière apparaît alors comme une analyse foisonnante du niveau intermédiaire de sa tripartition, celui de « l’imaginaire » (p. 30), où des fictions prenant pour objet la vie d’artiste créent simultanément un mythe attractif, « créateur de réalité » (p. 33), et un topos du désenchantement. Cet imaginaire gagne à être relié au niveau « réel » (p. 25) de l’évolution morphologique des métiers artistiques, ainsi qu’au niveau « symbolique » (p. 33), relevant plutôt de la philosophie politique, où la fascination pour la vie d’artiste apparaît comme dépositaire des aspirations aristocratiques dans une société de plus en plus régulée par la démocratie et le principe du mérite. De même que le parti-pris de restituer la compétition entre représentations concurrentes de la bohème, cette tripartition peut être comprise comme un programme qui associerait aux historiens de la littérature des spécialistes d’histoire sociale ainsi que de philosophie politique.
Jerrold Seigel, quant à lui, remet en cause, dans « Putting Bohemia on the Map », le constat qu’il faisait dans Paris Bohème sur l’impossibilité de « cartographier » la bohème. Il en propose ici une « carte » qui représente les catégories entrant dans sa composition (les artistes, les jeunes, les visionnaires excentriques, les « political radicals », etc.). La bohème emprunte à chacune de ces catégories une partie (et une partie seulement) de ses membres, sans se confondre jamais avec aucune en particulier. Le statut de ce schéma est toutefois difficile à déterminer, puisque l’on peut s’interroger sur son rapport avec l’existence, que l’auteur rappelle lui-même, de « competing bohemias » (p. 43) ?
La dernière partie de son texte dégage trois polarités entre lesquelles la bohème, telle du moins qu’elle est représentée par son « exemplary mapper », (p. 53) Henry Murger (1822-1861), est tiraillée :
la première concerne sa durée : la bohème est-elle une étape temporaire sur une voie menant à un mode de vie plus régulier, ou bien une carrière à part entière ?
la seconde tension oppose deux critiques que la bohème adresse à la vie bourgeoise. L’une, hédoniste, lui reproche ses tendances répressives, tandis que l’autre, « stoïque », rejette la tentation du confort bourgeois au profit de la priorité absolue accordée à la vocation artistique.
la troisième opposition, qui rappelle Les contradictions culturelles du capitalisme de Daniel Bell, est celle entre l’accomplissement individuel poursuivi par les « bohémiens » et l’obligation sociale à laquelle ils sont tenus pour subsister.
Ces polarités, qui correspondent aux ambivalences mises en lumière par l’auteur dans les biographies des représentants emblématiques de la bohème, sont autant de pistes pour rendre réellement éclairantes des comparaisons entre la bohème et des réalités sociales contemporaines.
Cette « carte de la bohème », produite aux États-Unis à la fin du 19e siècle pose à la fois la question des transferts culturels internationaux, de l’analyse de la catégorie de bohème, et des enjeux moraux qu’elle portait.
[5] :
Réduits à cet état de dépendance absolue qui les oblige à louer leur force de travail au plus offrant, ou au premier venu selon le cas, les travailleurs de la pensée peuvent cependant, par une pose agressive, un anarchisme foncier, s’élever au-dessus de leur situation aliénante (Jean-Yves Mollier, pp. 148-9).
Tel est bien le cas de Mirbeau qui « ne cessera plus de dénoncer le système capitaliste, l’ordre bourgeois et la société de son temps […] » (p. 149).
Alexandre Trudel, quant à lui, examine (pp. 249-262) à travers la jeunesse de Guy Debord les liens entre la « bohème lettriste » et « les classes dangereuses » de la petite délinquance, que les situationnistes tentaient de rallier en une « conspiration » contre l’ordre social.
Vallès, Mirbeau, Debord, revendiquent chacun à sa manière le lien entre vie de bohème et révolte. Mais, à travers le thème de l’« ambition », ce lien est également construit de l’extérieur dans la presse conservatrice qui perçoit les figures de la bohème littéraire à travers ses inquiétudes quant au « déclassement social » propre à « une société indisciplinée où personne n’accepte son rang » et où les individus nourrissent des « espérances immodérées » (Charles Aubertin, « Du déclassement social au XIXe siècle », Revue contemporaine, 1858, cité par Jean-Didier Wagneur, p. 90).
Bohème sans frontière ne remplit peut-être pas toutes les attentes que l’on pouvait lui adresser. En particulier, les positions méthodologiques des coordinateurs ainsi que les deux « vues d’ensemble » pointent vers un projet plus ambitieux qui se trouve à l’étroit dans le cadre trop exclusivement littéraire des monographies rassemblés, et aurait nécessité une véritable synthèse. La nature conflictuelle des rapports entre les diverses représentations de la bohème ainsi que leurs enjeux politiques auraient aussi pu être davantage mis en avant.
Bohème sans frontière offre cependant un très riche aperçu d’un imaginaire social dont l’influence est réactivée depuis quelques années. Nous le recommandons donc à tous ceux, géographes, sociologues ou autres, que les usages routiniers de la bohème agacent, et qui souhaitent rattacher à cette notion davantage de consistance historique.
Pascal Brissette, et Anthony Glinoer (dir.), Bohème sans frontière, Rennes, Pur, 2010.