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Serendipity.

Jacques Rancière : à propos du nouveau discours antidémocratique.

EspacesTemps.net vous présente un extrait de la collection d’entretiens de Jacques Rancière publiée aux éditions Amsterdam, Et tant pis pour les gens fatigués (2009). L’entretien reproduit ici (« Le nouveau discours antidémocratique », pp. 540-546) date de 2006. Le texte français en a été établi pour l’ouvrage par Jacques Rancière [1]. L’ouvrage reprend également l’entretien avec Jacques Rancière publié par EspacesTemps.net en 2007. La revue vous propose en outre une recension de cette collection d’entretiens.

Image1Amador Fernández-Savater : Dans La haine de la démocratie, vous décrivez une vaste opération intellectuelle, médiatique et (anti-)politique qui redéfinit la démocratie comme « le royaume des désirs illimités de l’individualisme consumériste » et la source de tous les problèmes de notre époque (décadence de l’École, anomie sociale, guerre de tous contre tous, incivisme, etc.). D’après les artisans de cette opération, le capitalisme n’a rien à voir avec la production massive de subjectivité consumériste et clientéliste (il n’est même pas dans les analyses) : c’est la démocratie qui est responsable. Comment s’est produite cette formidable inversion de sens ?

Jacques Rancière : La dénonciation de la démocratie comme règne de l’individualisme est un topos de la pensée contre-révolutionnaire depuis l’époque de la Révolution française. Cet individualisme était alors considéré comme la marque du protestantisme, prolongé par les Lumières et ayant son aboutissement dans la destruction révolutionnaire des corps qui assuraient la cohésion de la société. Mais ce topos n’a pas seulement défini le système de pensée des nostalgiques de la « communauté » à la mode monarchique, catholique et féodale. Il s’est aussi proposé comme description adéquate de la société qui s’imposait dans les années de la Restauration contre-révolutionnaire en Europe, à savoir la société régie par l’industrie capitaliste. Les quatre termes capitalisme, égoïsme, individualisme, démocratie se sont trouvés mis en équivalence, au début du 19e siècle, et cette équivalence a marqué toutes les formes d’opposition à l’ordre économique et étatique dominante, depuis le « libéralisme » à la Tocqueville jusqu’aux diverses variétés de socialisme. Elle a en particulier marqué la pensée du jeune Marx et la thèse de la Question juive : la démocratie est le règne de l’« homme », c’est-à-dire de l’individu propriétaire égoïste, caché derrière l’idéalité abstraite du « citoyen ». « Capitalisme » et « lutte des classes » sont ainsi toujours susceptibles de s’effacer derrière des signifiants comme « individualisme » ou « déliaison sociale ». La fin officielle des régimes « communistes » a eu pour conséquence que la thèse marxiste, identifiant la démocratie à la forme dont le contenu est la propriété privée, s’est trouvée déconnectée de son complément (la révolution comme réalisation de la « démocratie réelle ») et s’est ainsi trouvée renvoyée vers son terrain d’origine : la critique de l’« individualisme démocratique ». C’est ainsi que la critique de l’économie marchande a pu devenir la critique du consommateur démocratique. Et comme, selon la logique de la thèse contre-révolutionnaire, l’individualisme démocratique conduit à la Terreur, ce « consommateur démocratique » s’est trouvé présenté comme le fourrier du totalitarisme. Il ne faut pas oublier que les intellectuels qui assimilent aujourd’hui démocratie et règne des désirs individuels et annoncent en conséquence les horreurs du « totalitarisme démocratique » (en France par exemple, Finkielkraut, Gauchet, Milner…) ont tous été formés par le marxisme. C’est un phénomène qui dépasse les questions de trajectoires individuelles. L’effondrement du communisme a rendu le marxisme libre pour toutes sortes d’appropriations : le sens de l’histoire et la nécessité économique sont (re-)devenus la pensée officielle des apologistes du marché sans limites, la critique de la « démocratie formelle » est (re-)devenue la critique de la démocratie tout court. Le système d’équivalences mis en place par la pensée contre-révolutionnaire permet en somme l’effacement de certains termes sous d’autres termes. Aujourd’hui il permet d’effacer « capitalisme » derrière « consommation » et « lutte des classes » derrière « individualisme ».

AFS : À la subjectivité consumériste, qui est insolidaire, erratique et capricieuse, le discours antidémocratique oppose un « principe social de la limite » incarné dans les institutions qui représentent le « bien commun » : République, Constitution, Parlement. Vous affirmez, néanmoins, que c’est la « neutralisation du peuple et de la politique » que ce discours défend au fond. Comment cela se fait ?

JR : Le discours dominant oppose simplement l’anarchie des désirs individuels au sens de la communauté. Cette simple opposition permet en fait d’identifier le principe politique au simple primat de l’universel sur le particulier et d’assimiler la communauté politique au pouvoir d’une instance de l’autorité commune s’imposant à l’anarchie des désirs individuels. Elle réduit la politique à ce que j’appelle la police, soit la simple mise en ordre du corps social sous l’autorité d’une compétence qui distribue places et fonctions. La politique comme « pouvoir du peuple » est tout autre chose. Ce n’est pas le pouvoir commun, c’est le pouvoir de n’importe qui, l’affirmation de l’absence de fondement au pouvoir. C’est cela, l’« anarchie » qui est au fondement de la politique et que le discours antidémocratique veut refouler derrière la vision pieuse du bien commun opposé aux appétits individuels : la politique signifie qu’il n’y a pas de « compétence » qui donne droit au gouvernement des communautés. La politique est toujours ce supplément du pouvoir de tous qui s’oppose à toute identification de la puissance commune au pouvoir de ceux qui sont autorisés à gouverner par leur naissance, leur science, etc. Il n’y a pas un bien commun. La politique commence quand ce bien commun se trouve mis en litige, quand il est soustrait au monopole de ceux qui prétendent l’incarner.

AFS : Quelles sont les similitudes et les différences entre ce nouveau discours antidémocratique et le discours qu’ont créé à un moment donné d’illustres « réactionnaires », comme Platon, ou de vieux contre-révolutionnaires, comme Joseph de Maistre ou Donoso Cortés ?

JR : Comme je le disais plus haut, ce discours reprend quelques éléments de base du discours contre-révolutionnaire ou antidémocratique classique. Il lui reprend notamment ses formes de description de la société individualiste, de la perte du « lien social », etc. Or la politique est justement d’abord une manière de décrire la communauté, de définir ce qui est donné à voir et à penser, ce qui constitue le cadre d’une action possible. À partir de là le nouveau discours antidémocratique peut s’autoriser des variations en empruntant à d’autres discours des habits neufs. C’est ainsi, par exemple, qu’il peut reprendre, pour caractériser l’« individualisme démocratique » les accents de la dénonciation marxiste du règne de la marchandise ou de la critique situationniste de la « société du spectacle ». Ou bien, pour déplorer la ruine de la religion, de la famille et du « lien social », il peut utiliser la formalisation lacanienne du symbolique, de l’imaginaire et du réel, comme le font Pierre Legendre ou Jean-Claude Milner. On voit alors les plus sophistiqués des discours européens rejoindre les plus grossiers des discours des évangélistes américains.

AFS : L’École est un des terrains précis où on mesure les différents discours sur la démocratie. Le discours (néo-)républicain dénonce que l’École souffre d’une excessive démocratisation : trop d’égalité entre professeur et élève, trop de participation encouragée par les « pédagogies de l’écoute » provenant (prétendument) de 68. Bref, l’immaturité au pouvoir. Comment fonctionne ce discours précis sur l’École, inscrit au discours antidémocratique plus général, pour domestiquer « l’excès constitutif de la politique » ?

JR : L’École est le lieu symbolique où une société et un pouvoir se représentent la logique de leur fonctionnement. Elle est tout naturellement au centre du discours républicain, puisque ce discours, depuis Platon, prétend identifier l’exercice du pouvoir commun à la formation des mœurs d’une communauté. Elle est aussi le lieu symbolique exemplaire pour faire glisser la question du pouvoir économique et social sous celle du rapport entre communauté et individualité, c’est-à-dire aussi pour transformer la lutte contre l’inégalité en lutte contre l’égalité. Ainsi le discours « républicain » sur l’École s’est d’abord inscrit au sein d’une problématique qui était celle de l’« égalité des chances », c’est-à-dire du rôle attribué à l’École de lutter contre la fatalité de la reproduction de l’ordre social. Il revendiquait alors l’extra-territorialité de l’École comme garante de son indépendance à l’égard de la logique structurant la société selon les besoins du capital. La reconnaissance du caractère « inégal » de la relation pédagogique se donnait alors comme le moyen de réaliser les fins égalitaires de l’École. Mais, comme j’ai essayé de le montrer, après Jacotot, dans Le maître ignorant, l’égalité n’est pas une fin mais un point de départ. La relation scolaire n’est pas le moyen de la relation sociale. Chacune est la symbolisation de l’autre. Il n’y a pas une inégalité scolaire au service de l’égalité sociale. Au niveau de l’École comme au niveau de la société et de l’exercice des pouvoirs publics, la relation inégalitaire ne fonctionne que nouée à la relation égalitaire : le maître transmet son savoir, le chef fait exécuter son ordre pour autant que l’élève ou le subordonné comprennent ce qu’ils disent et soient capables de l’exécuter. La question est de savoir comment on traite ce nœud, quelle relation on privilégie. Le privilège donné par les « républicains » à l’inégalité pédagogique, soi-disant comme un moyen de l’égalité, était en fait un choix de l’inégalité, qui s’est marqué de plus en plus fortement. La lutte pour l’égalité des chances est devenue une lutte contre l’égalitarisme des individus consommateurs, pour la restauration de la hiérarchie, de la transcendance, etc.

AFS : Indubitablement, le principal coupable du discours antidémocratique est Mai 68, auquel beaucoup de ces accusateurs ont participé. Si la démocratie est, surtout, « le royaume des désirs illimités de l’individualisme consumériste », Mai 68 a été le bûcher où ont brûlé définitivement les restes du lien social traditionnel qui faisait de nous quelque chose de plus que ces « particules élémentaires ». Quels désordres évoquent encore Mai 68 pour être tellement insoutenable aux yeux du discours dominant ? S’agit-il de la même haine à la démocratie qui encourage à s’acharner contre le mouvement altermondialiste, la révolte des banlieues ou la contestation politique du cpe ?

JR : La haine de Mai 68 est en fait surdéterminée. Il y a eu, bien sûr, la haine des partisans de l’ordre établi à l’égard d’un mouvement qui mettait à nu le secret du fondement de l’autorité, à savoir précisément le fait qu’elle est sans fondement dernier, que tout le système de l’ordre social peut s’écrouler comme un château de cartes. C’est cela, la révélation intolérable de Mai 68 : la révélation de la contingence dernière de l’ordre social, du principe anarchique qui soutient l’ordre étatique lui-même. La haine de 1968 est d’abord la haine de l’égalité, la haine suscitée par l’affirmation de l’intelligence de tous et de la contingence du pouvoir. Mais la haine suscitée par 68 a su se recoder. En un premier temps, elle a dénoncé ceux qui voulaient instituer en France l’ordre du Goulag. Au fur et à mesure que la menace soviétique perdait sa valeur d’épouvantail, le discours anti-68 s’est transformé en une autre forme de dénonciation, prétendument anticapitaliste : Mai 68, a-t-il dit alors, a été une révolte de la jeunesse avide de briser les barrières à la satisfaction de ses désirs consuméristes. Ce mouvement a préparé sans le savoir le triomphe du marché et de la consommation en brisant les barrières traditionnelles qui le contenaient : autorité, religion, famille, etc.

Cette transformation a été assurée par le ressentiment des acteurs du mouvement lui-même quand ce mouvement est retombé : l’échec de leur désir de transformer le monde s’est volontiers transformé en ressentiment contre l’idéologie qui leur avait fait croire qu’on pouvait changer le monde. Après quoi est venu le ressentiment des plus jeunes — la génération des Houellebecq et Cie — au fond jaloux d’avoir été privés des « illusions » de leurs aînés et qui ont inversé le sens de leur ressentiment en déclarant que la génération de 68 leur avait, par sa fausse révolte, forgé un monde marqué par le triomphe de la barbarie consumériste. Aujourd’hui encore, la dénonciation de tous les mouvements qui veulent changer le monde se nourrit de ce double discours. On l’a vu au moment de la mobilisation anti-cpe. On a accusé les jeunes qui s’y étaient engagés à la fois de vouloir restaurer les illusions révolutionnaires de Mai 68 et d’être en réalité des réformistes seulement soucieux d’assurer une bonne adaptation de l’Université au marché. Les anciens soixante-huitards qui forment l’avant-garde de la réaction intellectuelle leur disaient à la fois « Ne recommencez pas comme nous à vouloir faire la révolution », mais aussi « Notre révolution à nous, c’était autre chose que votre misérable mouvement réformiste ».

AFS : Depuis Joseph de Maistre jusqu’à Carl Schmitt, le discours réactionnaire a mis en question (depuis des positions, la plupart du temps, aberrantes) quelques fétiches de la gauche : la confiance en la Raison, l’équivalence entre progrès et bonheur, les rêves de tabula rasa, le cosmopolitisme abstrait, etc. En ce sens, y a-t-il quelque chose d’intéressant dans le nouveau discours démocratique ?

JR : Ce qui me semble caractériser la situation actuelle, c’est en fait la concurrence de deux discours réactionnaires qui ont confisqué chacun pour son compte une partie de l’héritage progressiste ou révolutionnaire. D’un côté, il y a le discours « progressiste » qui présente la liquidation des acquis sociaux et le développement des bureaucraties internationales irresponsables comme des nécessités du mouvement historique et stigmatise en conséquence les luttes démocratiques qui s’y opposent comme luttes « populistes » pour le maintien de privilèges anciens et d’idéologies désuètes. La revendication du progrès rationnel, le sens de l’histoire, le « combat pour la démocratie », le cosmopolitisme sont ainsi devenus l’apanage du discours oligarchique dominant. Symétriquement la dénonciation de la loi de la marchandise s’est trouvée confisquée au service d’une dénonciation de la démocratie, et la glorification de la science s’est transformée en glorification de l’autorité qui transmet le savoir, en revendication d’un retour aux valeurs d’autorité, à la loi de la filiation, au respect des élites, etc. Cette tradition s’est réclamée des Lumières et de la science pour aboutir finalement à l’éloge nu de l’autorité et de la transcendance. Je pense que cette conjoncture de double confiscation doit nous pousser à dégager la rationalité propre au principe égalitaire et démocratique, en la soustrayant aux équivoques de la pensée historique du progrès et de l’éducation dont ces deux discours sont les héritiers. Il faut séparer l’inconditionné du principe égalitaire et le développement de ses conséquences de toute vision du sens de l’histoire ou de la nécessité objective.

Abstract

Amador Fernández-Savater : Dans La haine de la démocratie, vous décrivez une vaste opération intellectuelle, médiatique et (anti-)politique qui redéfinit la démocratie comme « le royaume des désirs illimités de l’individualisme consumériste » et la source de tous les problèmes de notre époque (décadence de l’École, anomie sociale, guerre de tous contre tous, incivisme, etc.). ...

Bibliography

Notes

[1] Cet entretien a été réalisé à l’invitation de la revue Archipiélago et UNIA arteypensamiento en préparation de la rencontre « Nouvelle droite. Idées et moyens pour la contre-révolution » (Nueva derecha. Ideas y medios para la contrarrevolución). La version espagnole de ce texte, traduite du français par Marina Garcés, a été publiée dans Archipiélago : Amador Fernández-Savater, « El nuevo discurso antidemocrático. Entrevista con Jacques Rancière » in Archipiélago. Cuadernos de crítica de la cultura, n°72, 2006, pp. 87-92.

Authors

Amador Fernández-Savater

Amador Fernández-Savater va y viene entre el pensamiento crítico y la acción política, buscando siempre su encuentro. Es editor de Acuarela libros, ha dirigido durante años la revista Archipiélago y ha participado activamente en diferentes movimientos colectivos y de base en Madrid. Es autor de Filosofía y acción (Santander, Límite, 1999), co-autor de Red ciudadana tras el 11-M. Cuando el sufrimiento no impide pensar ni actuar (Madrid, Acuarela Libros, 2008) y coordinador de Con y contra el cine. En torno a Mayo del 68 (Sevilla, Unia, 2008).

Partnership

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