Au nom de quoi, de quelle idée de la culture ou de la politique, Malraux a-t-il piloté le premier ministère d’État chargé des Affaires culturelles, fondé en 1959 ? À partir de quelle perspective se définit (et s’est défini) le devoir de politique culturelle dont semblent saisis les gouvernements de la République, depuis lors ? En retour, les créateurs, les œuvres, les agents culturels et artistiques, en France, attendent-ils vraiment tout de l’État comme beaucoup ne cessent de le prétendre ? La contribution des sociologues et des historiens à la description fine de la sphère culturelle permet-elle de comprendre son fonctionnement, et d’entreprendre des comparaisons de pays à pays ? Voici une partie des questions qui doivent être soulevées et dans ce dossier et dans les débats publics centrés sur les rapports de la culture et de l’État, questions pour lesquelles on attend aussi des réponses lorsqu’on se plonge dans des ouvrages qui prétendent délivrer des considérations définitives sur ces plans, ainsi qu’il en va, ici, pour un ouvrage qui annonce, purement et simplement, à propos des politiques culturelles, la « fin d’un mythe » (donc, à la foi, « la fin de … » et de quelque chose qui n’a été qu’un « mythe »), sans point d’interrogation.
Suffit-il d’ailleurs d’un seul journaliste et collaborateur du Monde Diplomatique, publiant son travail dans une collection patronnée par Le Monde, pour que la raison historique, politique et culturelle des politiques culturelles soit mise au jour ? Pas si sûr ! Si la compétence du journaliste n’est pas en question, il reste que la recherche pluridisciplinaire, que nous ne cessons d’appeler de nos vœux, a plus de chance d’éclairer un phénomène que le compte rendu, fût-il méticuleux, de travaux consultés par une seule personne. Le risque pris par l’habileté journalistique en cette matière est grand, qui préfère les propos à l’emporte-pièce, les perspectives historiques osées, et les lieux communs plutôt que l’analyse sourcilleuse. Au cours de ce compte rendu, nous confronterons par conséquent quelques-unes des perspectives déployées dans cet ouvrage à des analyses plus étayées de chercheurs spécialisés, rappelant, autour du même thème, que le champ de la culture mériterait encore largement d’autres travaux que ceux, trop rares, actuellement rendus publics (Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Bernard Lahire, Pierre-Michel Menger, etc.).
La culture donneuse de sens.
Ce livre s’ouvre certes par une belle envolée « La politique culturelle est une invention française ». Peut-être ! Mais la justification de ce jugement est hautement contestable : cette politique culturelle, écrit l’auteur, est le « fruit des préoccupations constantes des pouvoirs monarchiques, impériaux ou républicains ». D’autant que la soi-disant « mystique nationale », invoquée par lui, que ces pouvoirs sont censés s’accaparer, n’est guère compatible avec la monarchie citée, si la référence « nationale » est bien d’abord républicaine ! Quant à faire de la surintendance des bâtiments de France une préfiguration de notre ministère de la culture, il faut tout de même manquer nettement de sens historique, quant aux objectifs visés, aux finances mises en jeu, ainsi qu’aux légitimations organisées et aux hiérarchies entre les personnes.
En vérité, pour toutes ces considérations aventureuses (sauf à affirmer qu’il ne s’agit pas d’autre chose que de figures de rhétorique), l’ouvrage tombe dans le piège à la fabrication duquel Malraux a participé, celui de l’élaboration d’un imaginaire de la culture, dont résultent à la fois des thèmes : la culture donne du sens à l’existence, la culture donne de la cohésion et de l’identité ; et des confusions, parmi lesquelles la plus grave est celle qui se manifeste dans le fait que, souvent, en France du moins, qui parle de « la culture » n’évoque en réalité que ce qui est produit ou soutenu par le ministère de la culture et les agents de l’État esthétique.
De là, tant de lieux communs qui parcourent l’ouvrage et dont l’épicentre est cette idée de « la nécessité de faire œuvre de culture dans un monde qui a perdu ses repères et cherche son salut ». Et que dire de l’idée selon laquelle « ni l’audace, ni l’imagination, ni le courage ne nourrissent aujourd’hui la sphère publique des artistes …. (p. 11) » ? Quant à soutenir que Jack Lang est l’inventeur du concept « d’industrie culturelle » (p. 34), No comment, disent nos amis anglophones.
De là encore, et nous cessons-là ce répertoire auquel tout lecteur peut se livrer, les télescopages mondains auxquels s’adonne l’auteur, citant, à l’endroit de la question de la culture, Hannah Arendt, Michel de Certeau, Jorge Semprun, Marc Fumaroli, Edward W. Said, Michel Schneider, tous sur le même plan et tous pour la même cause ; ou ses contradictions qui font qu’après avoir indiqué l’existence d’une politique culturelle depuis Louis xiv, il aboutit à parler, cette fois à l’égard de Malraux, de « la naissance de la politique culturelle en France », c’est à y perdre son latin.
Politique de la culture et politique culturelle.
Revenons justement à Malraux, auquel ce livre prétend faire un sort. L’objet de ce texte est de nous montrer que la politique culturelle depuis Malraux n’est rien d’autre qu’un « mythe », dont nous voyons heureusement la fin, sans doute au profit d’un nouvel investissement libéral dans le champ de la culture, à moins que ce ne soit au profit, nous le verrons, d’un « modèle de fraternité par la contamination sociale » (p. 119). Mais pour arriver à ses fins, il faut donc vider prestement toute la politique de Malraux du contenu qu’on lui attribue habituellement.
C’est ce qui nous vaut les remarques suivantes : Malraux ne réussira pas à cristalliser « le meilleur du gaullisme dans le champ culturel » (mais l’auteur ne nous explique pas quel autre contenu a eu le gaullisme culturel) et celle-ci encore qui consiste à souligner que Malraux ne réussit pas « à soulever l’énergie artistique et intellectuelle nécessaire pour porter une nation au-delà de son propre destin » (p. 30), mais sans nous expliquer ce qu’il en aurait été de ce destin, et en oubliant ce qu’il en fut de l’utilisation des modernes dans les lieux de l’olympisme gaulliste (Flaine, Grenoble).
Sans cumuler trop de citations, ajoutons cette remarque : « Le paradoxe de la 5e République, c’est d’avoir contribué à dessiner les contours d’une politique culturelle sans en avoir eu les moyens » (p. 19), remarque venant corroborer le portrait dressé par l’auteur : Malraux n’a pas de sens politique, pas d’autorité dans son ministère. Encore trouve-t-on quelques pages plus loin cette idée, qui nous semble au contraire prouver qu’il a pu mener sa politique, selon laquelle Malraux participe à la « mise en œuvre progressive d’une politique fondée autant sur l’imaginaire fertile d’un homme d’État que sur l’ardente obligation de célébrer les vertus du foisonnement culturel dont l’Europe est à cette époque l’objet » ! (p. 27). Mieux décrite en revanche est la position délicate de Malraux au sein de l’équilibre des forces culturelles : « Le gaulliste Malraux est en réalité tiraillé entre une démarche d’éducation populaire qu’il devine efficace mais politiquement dangereuse (les communistes sont les seuls à nourrir un discours politique sur la culture) et une stratégie élitiste qu’il voudrait démocratique et utopiste ».
En vérité, ce qui fait cruellement défaut à ces propos, c’est une conception claire de la différence entre une politique de la culture (une mystique culturelle) et une politique culturelle (subventionner, réglementer, inspecter). Et nous renvoyons volontiers le lecteur à plus de précisions, en lui rappelant le travail de Philippe Poirrier, Les politiques culturelles en France (textes rassemblés et présentés à La Documentation française, Paris, 2002), lequel montre que « La culture ne se décrète pas, elle se construit, se vit et se réinvente dans une pluralité de pratiques sociales ». La sélection des textes, qu’ils soient législatifs et réglementaires, des discours, des écrits de responsables de l’administration publique ou des rapports administratifs, illustre bien cette phrase. Ce n’est qu’à partir de la Révolution française que s’organise une politique culturelle impulsée par l’État au service de la régénération de la société, et que naît l’invention du patrimoine national, ou que se pose la question de la liberté de la création. À partir des années 1990 apparaissent plutôt des enjeux liés à la décentralisation, à l’ouverture à l’Europe et à la mondialisation des échanges.
Contradictions d’une politique culturelle.
Par l’intermédiaire d’un tout autre ouvrage, mais non moins d’un chercheur, L’invention de la politique culturelle de Philippe Urfalino (Paris, La Documentation française, 1996), on peut analyser aussi la fondation idéologique et administrative de la politique culturelle, déployée de 1959 à 1973. Là encore, sur la base d’études diverses, d’archives consultées, d’interviews, de reconstitution de la politique des maisons de la culture (très mal traitée dans le livre de Djian, p. 27-28), Urfalino démonte le modèle de l’action culturelle de l’État qu’André Malraux et son administration ont érigé. Puis, à partir de cette fondation, posée en 1959 et brisée par les événements de mai 1968, il propose une intelligibilité nouvelle des effets de l’alternance politique de 1981 et de l’action de Jack Lang.
Cette histoire, à la fois intellectuelle, administrative et politique, permet de cerner la singularité de ce que nous entendons intuitivement en France par « politique culturelle » (idée, mission, et mode d’action). Celle-ci ne se réduit pas à une addition de politiques publiques de la culture, qui l’ont précédée et qui lui survivront. Elle suppose au moins une « philosophie d’action » prêtant un sens et quelques finalités à un ensemble de mesures. Elle se définit par une posture, celle d’un projet social, esthétique et réformateur.
Au passage, comme les lecteurs la réclament souvent et qu’elle est peu accessible sur les sites concernés, profitons de ce compte rendu pour rappeler que les « locataires » du ministère de la culture ne se réduisent pas aux deux noms les plus fréquemment cités : Malraux et Lang. En voici la liste, reconstituée par nos soins :
- Malraux André, ministre des Affaires culturelles, 1959 – 1969.
- Michelet Edmond, ministre des Affaires culturelles, 1969 – 1970.
- André Bettencourt, assure l’interim, 1970 – 1971.
- Duhamel Jacques, ministre des Affaires culturelles, 1971 – 1973.
- Druon Maurice, ministre des Affaires culturelles, 1973 – 1974.
- Guy Michel, secrétaire d’État à la Culture, 1974 – 1976.
- Giroud François, secrétaire d’État à la Culture, 1976 – 1977.
- d’Ornano Michel, ministre de la Culture et de l’Environnement, 1977 – 1978.
- Lecat Jean-Philippe, ministre de la Culture et de la Communication, 1978 – 1981.
- Interim de 3 mois par d’Ornano.
- Lang Jack, 1981 – 1986 et 1988 – 1993 (cette fois, ministre de la Culture, de la Communication, des grands Travaux et du bicentenaire de la Révolution française).
- Léotard François, ministre de la Culture et de la Communication, 1986 – 1988.
- Toubon Jacques, 1993 – 1995, ministre de la Culture et de la Francophonie.
- Douste-Blazy Philippe, 1995 – 1997, ministre de la Culture.
- Trautmann Catherine, 1997 – 2000, ministre de la Culture et de la Communication.
- Tasca Catherine, 2000 – 2002, ministre de la Culture et de la Communication.
- Aillagon Jean-Jacques, nommé ministre de la Culture et de la Communication, en 2002 – 2004.
- Renaud Donnedieu de Vabres, 2004, ministre de la Culture et de la Communication, …
Mais ce que peu reconnaissent en général, et que Djian ne fait qu’évoquer, c’est la nécessité de comprendre que « la culture, en effet, ne répond que marginalement aux discours œcuméniques qui en sous-tendent la justification républicaine » (p. 41). L’auteur pourtant ne va pas jusqu’au bout, il dérive vers les stratégies commerciales, alors qu’on pouvait attendre des réflexions approfondies sur les œuvres qui ont fait les heures de gloire de l’ère Malraux.
Quelques réalités.
Cet ouvrage est toutefois construit aussi autour d’une foule de renseignements rassemblés par l’auteur à partir de documents publics, renseignements à glaner pour les chercheurs qui voudraient construire un tout autre raisonnement. En voici quelques-uns (en dehors des chiffres puisés dans les enquêtes rendues désormais largement publiques d’Olivier Donnat, et dont une partie est repris aussi dans l’État de la France, 2005, Paris, La Découverte).
Le ministère de la culture : ce sont 24 000 fonctionnaires d’État et 60 000 agents territoriaux relevant des collectivités territoriales.
Les secteurs d’activités rassemblés sous la tutelle ministérielle sont les suivants : musique, danse, théâtre, patrimoine, cinéma, livre, bande dessinée, architecture (couplée avec d’autres directions ailleurs), arts plastiques, haute couture, etc ; Au passage signalons le flou extrême de l’expression si courante désormais de « spectacle vivant » (qui n’est curieusement pas, espérons-le, l’opposé de « spectacle mort », mais de « spectacle en salle ») : arts de la rue, cirque, marionnettes, danse, théâtre de rue, etc., et qui n’est rien d’autre qu’une catégorie de classement ministérielle à laquelle nul n’est obligé de se laisser prendre.
2% de la population active travaille dans le secteur culturel (source Insee). Et l’évolution des métiers culturels est de plus en plus rapide, compte tenu de l’ouverture de marchés culturels nouveaux.
Un débat malmené.
La fin donc de la politique culturelle est annoncée, celle qui fut initiée par Malraux, mais aussi celle dont l’État en général assure la gestion ? Certes. Sa cause ? « elle se trouve orpheline d’un grand dessein » (p. 87). Nous assistons à « une dévitalisation constatée de l’action publique dans le secteur culturel », dont la responsabilité revient « à la rigidité administrative » (p. 89), sinon à l’invasion du ministère par les énarques (un peu facile, non !, p. 92). La fin de la politique culturelle résulte par conséquent d’une bureaucratisation intense de la gestion culturelle étatique. Thèse de la bureaucratisation qui, à défaut d’être étayée (ou parce qu’elle est un lieu commun), facilite le parti pris inverse d’une sacralisation de la culture non bureaucratisée, de la culture vive (des sans noms, des sans voix, des sans lieux, etc.). Autrement, si d’un côté on découvre une politique culturelle exsangue (le ministère), de l’autre cette dévitalisation est accompagnée par « l’appropriation par les artistes et militants associatifs de nouveaux espaces moins contraignants » : la rue, le métro, les friches industrielles, etc. (et tout ceci, bien sûr, sans subventions, « libre » de toute influence de la bureaucratie d’État, etc.). Ce qui d’ailleurs néglige les sommes versées par les Drac et autres institutions pour subvenir aux nécessités de ces activités et lieux (cf. « Des friches pour la culture ») ou encore de rappeler que l’existence d’un lieu, même « culturel », n’est évidemment pas une garantie de culture !
Une fin qui serait annoncée par l’échec de la démocratisation culturelle (p. 100), ce qui reste à démontrer, puisque tout est affaire de critère de jugement dans ce cas (à l’identique du thème du « niveau qui baisse » à l’école). La volonté républicaine de mettre en œuvre l’égalité devant l’accès à l’art et la liberté de choisir tel art comme de pratiquer l’une ou l’autre forme d’art aurait elle aussi échoué. Là encore, il faudrait définir les critères et surtout corréler dans le raisonnement le constat de l’aspiration des jeunes aux filières artistiques (p. 49) et ce soi-disant échec de l’accès à la culture (cf. Pierre Bourdieu, La Distinction, Paris, Minuit, 1979).
Une fin qui, dans de telles politiques culturelles bureaucratiques désormais vidées de perspectives autres que gestionnaires, serait déterminée, en dernier lieu, par l’absence de référence à sens commun vigoureusement impulsé par une véritable politique de la cité. Ce serait en tout cas déjà plus clair. Mais l’auteur lance cette idée dans sa conclusion, sans la développer, sauf à laisser entendre derrière ce propos que l’art aurait pour destination de contribuer à lutter contre le désenchantement du monde en fabriquant du « commun », de la sensibilité commune susceptible de favoriser l’unité du corps social et politique. Dommage.