Introduction.
La Suisse est souvent présentée comme un exemple de bonnes pratiques en matière de qualité de l’offre de transport collectif : maintien des réseaux de tramways dans plusieurs villes, introduction de l’horaire cadencé dès 1982, projet Rail 2000 visant à développer des nœuds de correspondance rapide dans tout le pays et politique forte d’intermodalité (complémentarité entre modes de transport public et avec la voiture ― parkings dans les gares régionales ―, construction de nouvelles infrastructures uniquement si elles s’intègrent dans une exploitation cadencée). Les politiques de stationnement volontaristes ainsi qu’une articulation forte entre les infrastructures de transport en commun et le développement urbain ― particulièrement dans les agglomérations de Bâle, Berne et Zurich ― sont également fréquemment relevées et favorisent « naturellement » le recours aux transports publics dans la mobilité quotidienne. Des programmes d’activité orientés sur les transports publics et une bonne connaissance de l’offre permettent même d’ajouter de la complexité dans l’organisation de ses déplacements.
La médiatisation et les tentatives d’exportation de la politique des transports menées dans les agglomérations précitées ont éveillé l’attention des chercheurs (Ascher 1998, Pucher et Lefèvre 1996), qui en ont développé une vision critique, notamment en termes de ségrégation sociale. Cette critique recouvre en fait deux aspects distincts : le foncier et les inégalités d’accès.
1) Concernant le foncier, certains montrent que dans les agglomérations suisses où a été appliqué le modèle considéré, la qualité de l’accessibilité au réseau de transports publics se traduit par une hausse des prix fonciers, et par voie de conséquence une relégation des populations pauvres et des familles dans des franges urbaines mal desservies par les transports publics (Pucher et Lefèvre 1996). À l’appui de cette thèse, ils citent volontiers l’évolution des prix fonciers dans les villes-centres, la très forte tertiairisation que connaissent les centres-villes de Zurich, Berne et Bâle et l’évolution du nombre d’habitants dans ces villes-centres, qui décroît fortement depuis une trentaine d’années (Ascher 1998, p. 102). En clair, les ménages aux revenus plus modestes ainsi que les familles, dans l’impossibilité d’accéder à des biens de taille souhaitée, seraient ainsi relégués en périphérie, générant une ségrégation spatiale et des externalités négatives de transport. Un réseau de transport collectif de haute qualité profiterait ainsi avant tout à ceux qui ont les moyens de rester au centre-ville, contraignant les autres à l’utilisation de la voiture, dans le périurbain.
2) Concernant les inégalités d’accès, des analystes estiment que le « modèle » suisse limite l’accès aux centres urbains des populations défavorisées pour des questions liées au prix. Ils relèvent en particulier que la tarification du stationnement qui se caractérise par des montants dissuasifs (deux à quatre Euros l’heure) alliés à un contrôle systématique limitent l’accessibilité au centre des personnes aux revenus les plus modestes (Whitt 1979, Urry 2000). La restriction de l’accès automobile au centre-ville (par le biais notamment des tarifs élevés de parking, et sans parler de l’éventualité de l’introduction de péages urbains) toucherait une deuxième fois les ménages aux revenus peu élevés : poussés hors du centre par l’immobilier, et « taxés » s’ils y reviennent quotidiennement pour travailler par exemple.
Si les arguments brièvement décrits ci-dessus ont le mérite de poser les prémisses d’un débat intéressant sur les inégalités sociales d’accès, ils reposent souvent sur des bases scientifiques incomplètes ou non directement comparables. L’objectif de la recherche présentée dans cet article est donc double (Jemelin et al., 2005) : offrir une base méthodologique comparative entre les enquêtes de mobilité françaises et suisses, puis mettre en relation les politiques de transport, les typologies spatiales de l’habitat et enfin les pratiques de déplacement dans huit agglomérations suisses et françaises (Zurich, Berne, Lausanne, Genève, Strasbourg, Rennes, Lyon, Grenoble). Les résultats principaux en matière d’impacts des politiques de transport sont présentés dans les pages qui suivent. Concernant la partie méthodologique de mise en comparabilité des bases de données, nous renvoyons à l’op. cit. pour les personnes intéressées. Relevons en quelques mots que cette opération a essentiellement consisté à définir des territoires d’enquêtes comparables et à supprimer des enquêtes suisses les déplacements effectués durant le week-end, ceux-ci n’étant pas pris en compte dans les enquêtes françaises.
Méthodologie.
Pour mesurer l’effet des politiques locales de transports urbains sur les inégalités sociales d’accès, plusieurs investigations ont été croisées à partir d’une démarche comparative entre huit agglomérations : (1) une analyse des politiques de transport menées dans les huit agglomérations entre les années 1980 et 1990 à partir de monographies, (2) une analyse de la géographie des inégalités sociales dans les agglomérations étudiées à l’aide des données de recensements nationaux [1990 et 1999 (CH) 2000 (F)] et (3) une analyse statistique des répartitions modales et de leur évolution entre les années 1980 et 1990. Les sources statistiques principales de ce troisième type d’investigation sont les microrecensements transports de 1994 et 2000 (sondage représentatif de la population suisse, effectué tous les cinq ans) et les Enquêtes Ménages Déplacements (sondage représentatif de la population de chacune des grandes agglomérations françaises, effectué sur une base temporelle irrégulière.
Afin d’illustrer le contexte des agglomérations sélectionnées, le tableau suivant reprend les données structurelles de base (population en évolution 1990–2000).
Tableau 1 : Évolution de la population des agglomérations sélectionnées (1990–1999/2000)
France | Lyon | Grenoble | Rennes | Strasbourg | |||||||||||
Population 1999 |
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Population 1990 |
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SUISSE | Zurich | Berne | Lausanne | Genève | |||||||||||
Population 2000 |
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Population 1990 |
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Note : Périmètre Emd : périmètre de la dernière enquête ménages déplacements réalisée en France. Pour la Suisse, équivalent d’un périmètre d’enquête ménages déplacements, délimité par les auteurs afin de favoriser la comparabilité franco-suisse et en fonction des suréchantillonnages locaux.
L’article présente successivement les trois sources pour ensuite les mettre en perspective dans une discussion générale des effets des politiques de transport sur les inégalités sociales d’accès.
Résultats : un croisement d’analyses pour évaluer l’impact des politiques de transport.
Des politiques contrastées de développement des transports et d’accès au centre-ville.
L’étude monographique rétrospective des politiques publiques menées en matière de développement des réseaux de transports urbains et de régulation des accès routiers met en évidence, pour la période étudiée, trois types de différences :
La première concerne les transports publics : durant la période étudiée, certaines agglomérations investissent dans l’amélioration des transports publics urbains par des tramways ou des métros (à Lyon, création d’une ligne de métro automatique, à Grenoble, Strasbourg, Genève, reconstruction du réseau de tramway supprimé quelques décennies plus tôt), tandis que d’autres misent sur une amélioration de la desserte à l’échelle régionale par chemin de fer (Zurich, Berne). Rennes et Lausanne ne mettent en exploitation aucun nouveau transport public en site propre pendant les années de référence de notre étude.
La deuxième différence concerne la manière dont est pensé le lien entre transport et urbanisation. Si Lyon, Grenoble, Strasbourg et Lausanne laissent faire les « effets structurants » du marché en proposant un potentiel appropriable, ce lien est pensé à partir des infrastructures routières à Rennes et Genève, tandis qu’à Zurich et Berne, l’articulation transport–urbanisme est planifiée autour des accessibilités aux transports publics.
La troisième enfin concerne les politiques de régulation des accès au centre de l’agglomération. Certaines agglomérations développent durant la période étudiée le stationnement de centre-ville, c’est en particulier le cas de Lyon et Rennes, tandis qu’au contraire, Strasbourg et Berne adoptent une politique de gestion du stationnement fondée sur la différenciation des usages (généralisation de la courte durée gratuite ou à tarif réduit avec macaron résidentiel pour les habitants). Zurich mise sur une politique de régulation par les prix. Grenoble, Genève et Lausanne ne prennent guère de mesures dans le domaine de la gestion du stationnement durant la période couverte par notre analyse (Lausanne commence à mettre en place une gestion du stationnement fondée sur la différenciation des usages dans certains quartiers urbains centraux).
Tableau 2 : Type d’organisation des réseaux de transport dans les agglomérations sélectionnées [durant la période considérée]
FRANCE | Lyon | Grenoble | Rennes | Strasbourg |
Offre Tc | Réseau lourd Métro + bus | Bus + tram | Bus | Bus + tram |
Articulation transport- développement urbain | Effets structurants du marché | Effets structurants du marché | Planifiées autour des accessibilités routières | Effets structurants du marché |
Gestion des accès routiers au centre | Développement du stationnement au centre | Fil de l’eau | Développement du stationnement a u centre | Restrictive par la réglementation |
SUISSE | Zurich | Berne | Lausanne | Genève |
Offre Tc | Réseau lourd | Réseau lourd | Bus + tram | Bus + tram |
Articulation transport- développement urbain | Planifiées autour des accessibilités Tc (gares) | Planifiées autour des accessibilités Tc (gares) | Effets structurants du marché | Planifiées autour des accessibilités routières |
Gestion des accès routiers au centre | Restrictive par les prix | Restrictive par la réglementation | Fil de l’eau | Fil de l’eau |
Finalement, la mise en relation de l’étendue des infrastructures et services de transport avec la politique menée durant la période étudiée dans chaque agglomération met en évidence quatre situations spécifiques :
1) Des agglomérations disposant de transports publics urbains et régionaux performants, optimisant ces infrastructures et services tout en menant une politique de gestion des accessibilités routières aux centre urbains : il s’agit de Strasbourg, Zurich et Berne.
2) Des agglomérations disposant de transports publics urbains performants, d’une offre régionale lacunaire, et qui poursuivent le développement de leurs infrastructures de transports publics urbains et de rocades routières tout en ne menant pas de politique forte de restriction d’accès à l’automobile dans le centre urbain : il s’agit de Lyon, Grenoble et de Genève.
3) Une agglomération disposant d’une offre régionale de transports publics développée, d’une offre de transports publics urbains n’ayant pas reçu d’investissements importants en infrastructure (transport en commun en site propre) et menant une politique de gestion des accessibilités routières au centre : Lausanne.
4) Une agglomération peu dotée en transports publics urbains et régionaux, qui, durant la période étudiée, a suivi une politique de promotion du trafic individuel : Rennes.
Une géographie sociale différenciée sur les territoires étudiés
Les effets d’une politique de transport sur la ségrégation sociale d’accès dépendent de la géographie des inégalités en matière de localisation résidentielle des populations défavorisées et des familles. Pour aborder cet aspect, nous avons élaboré une typologie de la géographie sociale des agglomérations. Brièvement présentée, la méthodologie consiste à prendre en compte trois indicateurs :
1) pour évaluer le niveau de richesse des habitants des communes, la part des cadres et professions intellectuelles supérieures (par rapports aux autres actifs),
2) pour identifier les communes concentrant les ménages aux revenus modestes, la part des ouvriers et des actifs non qualifiés,
3) pour localiser les communes accueillant le plus de familles, la part des couples avec enfants, qui met en évidence les communes familiales et à l’inverse, les communes non-familiales.
Les communes sont ensuite classées dans diverses catégories en tenant compte de la sur- ou de la sous-représentation des variables (écart inférieur/supérieur de vingt-cinq pourcent à la moyenne).
Sur la base de ces indicateurs, une analyse comparative de la structure socio-spatiale de chaque agglomération permet d’en dégager traits communs et particularités structurelles :
1) Les communes « riches » [1] forment souvent des zones agrégées alors que les communes pauvres sont davantage éparpillées. C’est une constante observée dans toutes les agglomérations, qui vient renforcer les résultats d’autres études (Huissoud et al, 1999, p.
2) Les villes-centres françaises abritent davantage de cadres que les centres urbains suisses. À l’exception de Berne, capitale de la Suisse qui présente la particularité d’abriter un nombre important de cadres de l’administration publique, les villes-centres suisses sont peu marquées par le statut socio-professionnel. Nous avons vu au contraire que trois des quatre villes-centres françaises sont qualifiées de « riches » (Grenoble fait exception si l’on retient pour l’analyse le périmètre de l’enquête-ménages déplacements de 1992). L’accès au centre pour les ménages aux revenus modestes est une problématique qui ne se pose donc pas tout à fait de la même façon dans les villes françaises et dans les villes suisses, puisque dans ces dernières, une part plus importante de ménages aux revenus modestes réside déjà dans les centres urbains.
3) Les familles sont sous-représentées dans les centres et reléguées aux extrémités des agglomérations. C’est très généralement le cas dans toutes nos agglomérations. Les analyses diachroniques opérées sur les agglomérations suisses témoignent de cette tendance centrifuge de localisation des familles, et mettent même en évidence une diminution globale du nombre de familles.
Figure 1 : Typologie sociale de l’agglomération de Lyon (1999).
Les deux exemples présentés ci-dessus, Lyon et Zurich, illustrent parfaitement les quatre points déjà soulignés. L’agglomération de Lyon se signale par une forte ségrégation, avec une majorité de communes à surreprésentation de cadres à l’ouest, proches du centre, et qui se touchent quasiment toutes, les communes à surreprésentation d’ouvriers étant elles concentrées à l’est (où le développement des transports publics est encore en cours). On remarque aussi que les couples avec enfants sont surreprésentés dans les communes au nord, et sous-représentés dans la commune de Lyon ― qui accueille par contre de nombreux cadres. Seul le sud de l’agglomération est relativement mixte.
Le cas de Zurich est très différent, sauf sur un point (la concentration des communes « riches » à proximité du centre) : la ségrégation est bien moins forte, en particulier les communes à surreprésentation d’ouvriers sont réparties sur toute l’agglomération, et surtout celles-ci compte bien davantage de communes mixtes (sans sur- ni sous-représentation), plus de la moitié, contre le tiers seulement à Lyon. Enfin, on note que la commune de Zurich est marquée par une sous-représentation des couples avec enfants, mais pas de surreprésentation de cadres comme à Lyon.
Évolution des pratiques modales et de leurs différenciations
La comparaison des taux d’utilisation des transports publics montre que la qualité de l’offre joue un rôle important. Dans les villes de Suisse alémanique, le réseau de tramway a été conservé, alors qu’il est en phase de reconstruction à Strasbourg, Lyon [après notre phase d’étude, le projet de tramway est le premier qui vise à réduire la place de l’automobile], Grenoble et Genève. À Zurich, une politique très volontariste a permis de mettre en place le premier Réseau Express Régional de Suisse, au début des années 1990, tandis que Berne a conservé une très importante étoile ferroviaire régionale. La première figure illustre ces différences importantes d’utilisation (évolution entre première et seconde période d’analyse), tandis que la deuxième montre ― pour la France ― le contraste frappant entre des politiques fortes et engagées en faveur des transports collectifs au centre-ville, et une desserte régionale qui fait encore presque partout figure de parent pauvre : même si dans certains cas les infrastructures ont été conservées, l’offre à l’époque des enquêtes reste encore inadaptée par rapport à son potentiel.
Figure 3 : Part modale (pourcentage du total des déplacements) des transports publics et évolution entre chaque période considérée.
Suisse : 1ère période 1994, 2e période 2000
On remarque Strasbourg, nettement en dessous des autres agglomérations (qui se double toutefois d’une pratique élevée du vélo), les deux agglomérations suisses alémaniques avec des taux supérieurs à 20% en 1994 (puis un tassement ensuite). On note également que la part modale des Tc, à Lausanne, en baisse, se rapproche désormais du taux de Grenoble, et que seules Lyon et Genève ont réussi à maintenir une part proche des 15% entre les deux périodes, qui se sont accompagnées d’un développement de l’offre.
La baisse marquée à Zurich s’explique essentiellement par un report sur la marche et le vélo en centre-ville, à Berne le même phénomène s’accompagne de plus d’une baisse (des transports publics ?) dans le périurbain.
Figure 4 : Part modale (pourcentage du total des déplacements) des transports publics selon les types de tissu urbains, 2000 en Suisse, dernière période disponible en France.
Suisse : 2000.
France : Lyon 1995, Grenoble 2001, Rennes 2000, Strasbourg 1997.
Pour les transports publics, la variation des parts modales selon le type de tissu de domicile des personnes interrogées fait apparaître un lien direct. On remarque que la part des transports publics dans le périurbain zurichois ou bernois est équivalente à celle des centre-villes lyonnais et grenoblois ― et même au-dessus des centres-ville rennais et strasbourgeois ― ce qui est à mettre en relation, comme nous l’avons dit plus haut, avec l’excellente qualité de l’offre (en particulier ferroviaire) dans ces agglomérations suisses alémaniques.
Indépendamment des pratiques modales, il est intéressant d’observer que dans les deux agglomérations suisses qui ont mené des politiques restrictives à l’égard de l’accès automobile au centre-ville ― soit Zurich et Berne ― l’augmentation de la proportion de cadres parmi les habitants est la plus forte. Si ce résultat pourrait apporter de l’eau au moulin de ceux qui postulent un effet ségrégatif fort en lien avec les politiques de restriction, relevons toutefois que Lyon connaît également un taux élevé, et qu’a contrario, Strasbourg, avec une politique aussi restrictive au centre, connaît parmi les plus faibles augmentations du pourcentage de cadres. Ces résultats indiquent donc qu’il n’y a pas de lien mécanique entre la dynamique de ségrégation sociale et les politiques de restriction d’accès.
Tableau 3 : Évolution du nombre de cadres et professions intellectuelles dans la commune centre de chaque agglomération (source : Insee/Ofs), entre 1990 et 1999/2000.
Lyon | Grenoble | Rennes | Strasbourg | Zurich | Berne | Lausanne | Genève |
+22,0% | +18,4% | +18,6% | +15,5% | +40,1% | +24,2% | +13,2% | +15,3% |
Afin d’étudier les inégalités sociales d’accès, nous avons construit un indicateur décrivant les pratiques modales des personnes interrogées, en lien avec leurs caractéristiques socio-démographiques, et en particulier les catégories socio-professionnelles. Des tableaux de rapports des chances (odd ratio) ont été ensuite calculés : ils consistent à mesurer l’écart à la moyenne (fixée à 100). Un chiffre inférieur à 100 indique une sous-représentation du phénomène (c’est-à-dire que la catégorie concernée est moins utilisatrice que la moyenne), un chiffre supérieur à 100 une surreprésentation. (Pour les détails méthodologiques, nous renvoyons le lecteur au rapport de recherche Jemelin et al., 2007)
Tableau 4 : Rapport des chances de la population utilisant l’automobile dans la journée (toutes destinations) par catégorie socio-professionnelle, France.
Lyon | Grenoble | Rennes | Strasbourg | |||||
1985 | 1995 | 1992 | 2002 | 1991 | 2002 | 1988 | 1997 | |
Commerçant, artisan, chef d’entreprise | 108 | 116 | 115 | 120 | 90 | 100 | 98 | 105 |
Prof. libérales, cadre | 133 | 132 | 129 | 133 | 131 | 126 | 140 | 128 |
Prof. intermédiaires | 142 | 130 | 133 | 135 | 128 | 121 | 136 | 133 |
Employés | 102 | 100 | 104 | 115 | 105 | 98 | 104 | 105 |
Ouvriers | 98 | 100 | 96 | 104 | 116 | 103 | 96 | 107 |
Inactifs, retraités | 63 | 68 | 58 | 64 | 74 | 71 | * | 68 |
Étudiants, écoliers | 71 | 82 | 76 | 85 | 78 | 81 | 64 | 70 |
100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 |
Tableau 5 : Rapport des chances de la population utilisant l’automobile dans la journée (toutes destinations) par catégorie socio-professionnelle, Suisse.
Zurich | Berne | Lausanne | Genève | |||||
1994 | 2000 | 1994 | 2000 | 1994 | 2000 | 1994 | 2000 | |
Indépendant | 139 | 141 | 142 | 126 | 123 | 162 | 120 | 133 |
Cadre supérieur | 118 | 148 | 146 | 126 | 169 | 135 | 114 | 133 |
Cadre intermédiaire | 132 | 124 | 138 | 122 | 120 | 132 | 140 | 125 |
Employé | 125 | 114 | 121 | 122 | 111 | 116 | 126 | 117 |
Étudiant, écolier | 68 | 58 | 58 | 63 | 89 | 59 | 77 | 72 |
Inactif, retraité | 68 | 72 | 67 | 78 | 71 | 68 | 63 | 81 |
100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 |
Quasiment quelle que soit l’agglomération étudiée, on constate que la proportion de catégories socioprofessionnelles élevées utilisant l’automobile reste importante. Les évolutions les plus intéressantes concernent Berne, Strasbourg et Zurich, soit les trois agglomérations ayant mené durant la période étudiée une politique restrictive du stationnement en centre-ville :
À Berne et Strasbourg, la gestion du stationnement par la pénurie (suppression nette de places de parc) ne produit pas les mêmes effets que la gestion du stationnement par le coût (prix élevé des places à Zurich). Dans le premier cas, on observe un lissage de l’utilisation de l’automobile entre 1994 et 2000 au sein des catégories socio-professionnelles ― les employés l’utilisent à peu près autant que les cadres supérieurs ― alors que dans le deuxième on observe un renforcement de la ségrégation, les catégories supérieures étant désormais largement surreprésentées parmi les automobilistes habitant le centre-ville. Pour les cadres supérieurs automobilistes par exemple, à Berne la surreprésentation passe de 146 à 126, à Strasbourg de 140 à 128, alors que l’augmentation est spectaculaire à Zurich : de 115 à 168 pour les cadres supérieurs.
Pour terminer, il nous semble utile de revenir sur les premiers résultats illustrant les parts modales des transports collectifs selon les types de tissus étudiés ― urbain central, suburbain, périurbain. Dans les quatre agglomérations disposant d’une offre ferroviaire régionale étoffée (Strasbourg, Zurich, Berne et Lausanne), ne pas avoir accès à l’automobile en périphérie d’agglomération est nettement moins pénalisant. C’est nécessairement à la lumière de ces situations différentes que doivent être lus les effets ségrégatifs des politiques de restriction d’accès des centres-villes en automobile. Limiter les possibilités de stationnement en centre-ville s’il existe une offre de transports publics ferroviaire performante pour s’y rendre depuis les zones périurbaines de l’agglomération est radicalement différent en termes de conditions d’accès au centre que de limiter le stationnement dans une agglomération ne disposant pas d’un tel réseau. Dans ce dernier cas de figure, les inégalités d’accès au centre sont augmentées, d’autant plus si les couronnes périurbaines sont habitées par des catégories sociales défavorisées. C’est par exemple le cas pour l’est de Lyon.
Conclusion : des politiques de transport aux effets multiples.
Les inégalités sociales d’accès au centre, mesurées par des inégalités d’usage de l’automobile, sont diversement vécues selon que l’offre alternative est faible ou forte. Cette observation générale se décline autour de trois conclusions.
A. Une même mesure de gestion des accès routiers n’a pas les mêmes effets dans toutes les agglomérations, il est donc faux d’en faire une bonne pratique transférable systématiquement.
Sans entrer dans le débat sans cesse renouvelé de la transposabilité, force est de constater, au vu des résultats, que postuler des effets génériques issus de politiques de régulation de la mobilité représente un raccourci trompeur. En effet, la prise en compte ― entre autres ― du contexte spatial (morphologie des agglomérations et de leur croissance), social (répartition des catégories sociales au sein des territoires étudiés) et d’offre (qualité de l’offre de transport public au niveau urbain et régional) est nécessaire pour évaluer l’impact des mesures liées à la mobilité. Il n’est donc pas possible de confirmer ou de réfuter complètement les arguments décrits en introduction. Une politique de restriction du stationnement au centre n’aura donc pas les mêmes impacts s’il existe d’une part des transports publics développés (qui desservent à la fois le centre et la périphérie) et d’autre part si les ménages de cadres, d’ouvriers et de familles sont répartis de façon ségrégée ou non sur le territoire de l’agglomération. Prendre en compte systématiquement ces deux éléments permettrait aux politiques publiques de proposer des mesures plus efficaces en termes de report modal et moins inégalitaires en termes d’augmentation des temps de trajet ou de coûts de déplacement.
B. Restreindre l’accès automobile au centre sans accroître les inégalités d’accès suppose une offre alternative au niveau régional.
La distinction est relativement nette entre les agglomérations disposant d’un bon réseau régional et les autres : les restrictions d’accès au centre ont un impact plus fort si les transports publics ne représentent pas une alternative crédible. Ainsi à Zurich, les quartiers les plus « pauvres » sont situés en proche couronne ou dans la ville-centre et sont d’une manière générale très bien desservis par les transports publics (Joye et al. 1995, p. 114 ; Huissoud et al. 1999), les effets ségrégatifs d’une restriction d’accès automobile au centre-ville sont en conséquence plus limités qu’à Lyon, agglomération dont les quartiers pauvres sont situés dans l’est, parfois loin du centre et généralement mal desservis par les transports publics. Ce résultat indique que les effets ségrégatifs d’une politique de transports urbains se mesurent à l’échelle de la région urbaine, et non uniquement à l’échelle de la commune-centre.
C. La manière dont le stationnement est restreint agit sur les effets ségrégatifs.
Une régulation par les prix, comme pratiquée à Zurich où le stationnement payant est généralisé et cher, accroît les effets ségrégatifs de la restriction d’accès. À l’inverse, une réglementation du stationnement associant la gratuité, ou des tarifs très réduits, à la limitation dans le temps (« zones bleues »), comme à Berne ou à Strasbourg limite les effets ségrégatifs de la restriction d’accès automobile. Cette observation est importante, car elle alimente les débats sur le péage urbain. On peut supposer que l’introduction de péages urbains dans les agglomérations suisses aurait des effets ségrégatifs semblables ― cela reste à étudier de façon scientifique, l’évaluation des impacts du péage urbain à Londres ou Stockholm étant actuellement menée essentiellement par les promoteurs du système, au détriment de la rigueur scientifique. Le développement d’une urbanisation amarrée aux pôles de transports publics régionaux (dont le potentiel est encore sous-utilisé) ainsi qu’un changement de l’image souvent négative accolée aux tissus suburbains (stigmatisés par les grands ensembles) pourrait ainsi représenter une alternative à la génération de trafic automobile du périurbain, en offrant des types d’habitat (maisons de ville, espaces verts, densité de l’offre commerciale et de transports collectifs) attractifs pour les familles.