La lecture de « What we’re fighting for » ; traduction : « Lettre d’Amérique, les raisons d’un combat », Le Monde, 15 février 2002), texte de soutien à la « guerre juste » contre le terrorisme, signé par soixante intellectuels états-uniens, renommés semble nous renvoyer au début de l’année 1914. Cette année-là, en quelques semaines, les débuts des perceptions universalistes et humanistes du monde se sont effondrés, balayés par les sentiments nationalistes et par la volonté de voir dans la guerre le principe obligé de défense de ce que chacun des camps présentait comme la civilisation. Analysant ce phénomène Isaiah Berlin a montré comment chacun des belligérants de la Première Guerre mondiale, et particulièrement la France et l’Allemagne, se posait en défenseur du droit, affirmait sa légitimité universelle, en oubliant de voir que cette prétendue universalité était soumise aux exigences du nationalisme et des mythes de la puissance communautaire.
On retrouve le même aveuglement dans la position des intellectuels qui signent ce Manifeste pour la guerre juste publié sur le site Institute for American Values . Alors que les sociétés européennes ont majoritairement rompu après 1945 avec la volonté de puissance et avec l’acceptation de la guerre comme principe régulateur des relations internationales, la société états-unienne est depuis lors écartelée entre les exigences d’une géographie politique mondiale fondée sur la légitimité, et la géopolitique unilatérale que suppose la vision de son propre messianisme.
Ecartelé est bien le mot. Tentant de définir en 1996 le « méridien politique de notre temps », Jürgen Habermas propose la liste suivante : « le caractère de plus en plus insignifiant des questions de frontières et la tolérance à l’égard d’un pluralisme intérieur libéré par la loi, l’influence mutuelle sur les affaires traditionnellement considérées comme intérieures dans les rapports entre les États, et, d’une façon générale, la fusion croissante entre politique intérieure et extérieure, la sensibilité à la pression exercée par les espaces publics libéraux, le refus de la force armée en tant que moyen pour résoudre les conflits, la juridicisation des relations internationales, enfin le fait de privilégier, avec ses partenaires, des relations dont la sécurité repose sur la transparence et la fiabilité ». On voit bien comment les États-Unis participent à ce fonctionnement du premier monde fondé sur la légitimité et non sur la puissance, et comment certaines conceptions états-uniennes du monde entrent dans ces catégories : les débats de la philosophie politique sur le libéralisme et le communautarisme, la capacité de la société à sécréter des contrepoisons pendant la guerre du Vietnam, la vitalité de l’expression de la société civile n’en sont que quelques exemples.
Mais en même temps, la volonté nationale états-unienne aspire à un exceptionnalisme, fondé à la fois sur le sociétal (une société états-unienne considérée comme supérieure), sur l’histoire (« aucune autre nation dans l’Histoire n’a aussi explicitement forgé son identité […] sur la base des valeurs universelles »), sur le politique (les modèles de la Déclaration d’indépendance et de la Constitution) et sur le religieux (le choix divin ou, pour le moins, la célèbre inversion de la théorie de la prédestination : la réussite rend tangible la réalité du choix par Dieu). S’inscrivent alors dans cette volonté d’être la « Troisième Rome », la « City upon the Hill » des pères fondateurs auxquels les signataires font si souvent référence : les visions du bien et du mal, les justifications d’une religion d’État qui n’ose pas dire son nom (relisons les passages très ambigus de la Lettre concernant la séparation du politique et du religieux aux États-Unis, ou l’analyse du « In God we trust » que les humoristes ont transformé depuis longtemps en « In Gun we trust » avec un grand sens de la vision géopolitique du nationalisme – le carré identité-Dieu-argent-puissance), la façon dont les principes universels évoqués dans la première partie de la Lettre sont enchevêtrés dans une « question de Dieu » qui exclut la laïcité comme principe de fonctionnement, la récupération des critiques de la Raison au nom d’un mélange très opaque de métaphysique, de morale et de défense des libertés religieuses. Sans d’ailleurs que l’on sache clairement ce que recouvrent ces mots : il ne suffit pas d’affirmer comme le font les auteurs de la Lettre lorsqu’ils s’interrogent sur le rôle de la religion dans la guerre qu’ils appellent à mener, « nous avons un régime laïc – nos dirigeants politiques ne sont pas des dirigeants religieux », pour se dédouaner de l’invocation systématique de Dieu dans chaque discours politique des présidents états-uniens, Georges W. Bush en tête. Car comment alors analyser les liens entre Raison et politique ? Bien sûr le temporel et le spirituel sont séparés : mais dans quelle mesure la référence systématique au divin dans le discours politique ne subvertit-il pas le fonctionnement de ce même politique ?
L’affirmation des « valeurs américaines » de la première partie de la Lettre prend d’ailleurs parfois un tour assez étonnant. La phrase citée plus haut sur l’exceptionnalisme historique de la nation américaine « aucune autre nation dans l’Histoire n’a aussi explicitement forgé son identité – sa Constitution, ses textes fondateurs et même sa propre perception de soi – sur la base des valeurs universelles » est particulièrement intéressante : car s’il y a bien une nation qui met en valeur le communautarisme identitaire, c’est-à-dire l’inverse d’une intégration sociale liée à une idée d’universel, ce sont bien les États-Unis. Il y a ici une confusion particulièrement révélatrice entre la société vue comme somme des communautés (le multiculturalisme) et la société vue comme ensemble d’individus autonomes qui s’arrachent (au sens ou Kant l’entendait dans Qu’est-ce que les Lumières ?) de leurs perceptions communautaires situées. Là encore, on voit bien comment la société états-unienne est écartelée entre ces deux fonctionnements sociaux et comment, de la même façon qu’en 1914, une volonté d’hégémonie communautaire nationaliste peut se prendre, de bonne foi sans doute, pour un universalisme et se présenter comme tel.
La nature et le degré de cet écartèlement entre la volonté de puissance géopolitique et la recherche d’un fonctionnement fondé sur la légitimité du politique (une géographie du politique) ont changé le 11 septembre. Car l’impression actuelle est que les attentats ont fait pencher la balance dans le sens de la géopolitique, d’un monde où les États-Unis voient leur propre puissance unilatérale comme le principe de régulation. Certes, une grande partie du texte est ambiguë et prête à discussion. Mais la troisième partie consacrée à la guerre juste et à sa nécessité est particulièrement claire. Car ici la guerre se fait à l’ombre non de la légitimité mais de la puissance. La possibilité de la loi internationale ou mondiale qui peut permettre de se libérer de la volonté de puissance, n’apparaît jamais dans le texte : la guerre juste oui, une réflexion en termes de légitimité post-nationale jamais. On voit bien sur quel soubassement se placent les auteurs de la Lettre : le déni de la possibilité d’un droit mondial lorsque celui-ci peut interférer avec l’intérêt national. C’est dans ce cadre que l’on peut interpréter ce que Claire Tréan appelle « l’offensive américaine contre la Cour pénale internationale » (Le Monde, 12 décembre 2001). Le fait que les résistances à la cpi portent essentiellement sur les crimes de guerre et non sur les crimes contre l’humanité et les génocides prend ici tout son sens : la loi n’est acceptable que lorsque qu’elle n’empêche pas le déploiement de la puissance unilatérale, de la souveraineté assimilée uniquement à l’intérêt national, et de la posture de la guerre juste.
Au lendemain des attentats du 11 septembre, Charles Krauthammer, l’un des principaux éditorialistes du Washington Post titrait ce qui pourrait être le sous-titre de cette Lettre : « To War, not to Court » (« la guerre, pas le tribunal »). Et il rajoutait le 14 décembre dans ce même journal : « Unilateral ? Yes Indeed ». Le plus effrayant en fin de compte n’est peut-être pas de voir ce nouvel épisode de la trahison des clercs, ou de constater l’incapacité actuelle de la société américaine à secréter des contrepoisons visibles – même s’ils existent bien sûr – contre la volonté de puissance. Le plus effrayant est de constater que les attentats ont parfaitement atteint leur but : faire basculer les États-Unis dans leur propre mythologie exceptionnaliste. Re-géopolitiser le monde, recréer les conditions de fonctionnement de la puissance unilatérale, bloquer les réflexions en termes de géographie du politique et de société-monde, raidir les postures géopolitiques : voilà la véritable victoire du terrorisme. Quelle que soit l’échelle des attentats, c’est toujours cet objectif qui est visé : renforcer les sentiments identitaires des communautés qui entrent dans les logiques de guerre, et donc affaiblir les capacités d’identification à l’autre que Norbert Elias considérait comme la marque essentielle de la complexification et du décloisonnement des sociétés. La guerre alors devient juste.
Le texte signé par ces soixante intellectuels est une preuve effrayante de la réussite de cet objectif. Bien sûr les États-Unis, aujourd’hui, ne sont pas que cela : l’écartèlement entre la volonté de puissance et la réflexion en termes de société-monde perdure. Mais la balance semble pencher du côté de la géopolitique. Il s’agit donc maintenant de trouver les moyens de contrer la résistible ascension de la re-géopolitisation du monde.