Ce volume regroupe les principaux textes du séminaire dirigé par Mathieu Flonneau (Université Paris 1) et Vincent Guigueno (Enpc) depuis 2004. L’ouvrage porte le même titre que le séminaire mais sur un mode interrogatif sur lequel nous reviendrons en conclusion. Leur objectif est de confronter la discipline historique au tournant paradigmatique « de la mobilité » (« mobility turn », Sheller et Urry, 2006) qui traverse les sciences sociales depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, tout autant pour témoigner des mutations induites au sein de la discipline que pour en provoquer de nouvelles. Ce tournant paradigmatique repose sur la prise de conscience en sociologie, en géographie, en science politique, de l’impact considérable et sans cesse croissant qu’ont les mobilités sur le champ social. Pour les spécialistes du transport, quelles que soient leurs disciplines respectives, cela se traduit par la nécessité de mettre en retrait l’approche modale et centrée sur le réseau pour se focaliser sur la mobilité et les pratiques des personnes en déplacement.
La préface proposée par Bruno Latour est, au regard de ce projet, assez déroutante. D’une part parce que celui-ci choisit d’ouvrir son texte par le cas de la chaise à porteurs (avec photo à l’appui !), ce qui constitue une approche indéniablement peu conventionnelle de la thématique des transports. Mais surtout parce qu’il insiste sur la nécessité de prendre conscience de l’importance de l’infrastructure immobile qui rend possible la mobilité. Pas de mouvement, pas de déplacement possible par avion sans un réseau aéroportuaire inscrit durablement dans les territoires, et dont chaque unité est, elle, parfaitement inamovible. Mais dans ce cas, en quoi cela constitue-t-il une progression épistémologique ? Le passage de l’approche par les transports à l’approche par les mobilités ne consiste-t-il pas justement à se détourner de l’infrastructure pour se focaliser sur ce qui est mobile ?
La position de Latour trouve des éclaircissements et devient elle-même éclairante à la lecture de l’ouvrage. Dans une première partie ont été rassemblés les textes qui portent un regard épistémologique sur la discipline historique, sur sa sensibilité au mobility turn et la façon dont celle-ci redéfinit son inscription au sein des sciences sociales. Les quatre suivantes participent plus directement au champ de l’histoire des transports en cours de redéfinition. Elles sont articulées de manière thématique et abordent tour à tour la vitesse, la sécurité, l’histoire visuelle et les institutions. La division thématique et non modale témoigne en tant que telle d’une rupture dans l’approche disciplinaire. Ces quatre grandes parties sont celles qui font le plus directement écho à la préface de Latour.
L’ensemble de textes consacrés à la vitesse (partie 2) dénonce ainsi la prédilection de la recherche académique pour le record et la prouesse technique qui se mesurent par la pointe de vitesse. Car la progression constante des vitesses maximales masque le fait que les voyageurs, eux, ne bénéficient pas de manière linéaire de ces « accélérations » puisqu’ils sont contraints à des ruptures de charge [1] de plus en plus nombreuses et que les distances au point d’accès sont plus importantes pour les réseaux à grande vitesse que pour les réseaux classiques. Du côté des territoires, l’émergence des réseaux de la grande vitesse a induit une différenciation de l’accessibilité, source de profondes inégalités ; une situation mise en évidence par Jean Ollivro (2000) et sur laquelle il revient ici. L’implantation au sein des territoires des infrastructures de la grande vitesse est aussi la source d’effets externes négatifs et d’effets tunnel sans précédent. Les infrastructures réapparaissent bel et bien ici, non pas pour elles-mêmes, mais au regard de leurs conséquences socio-spatiales. La focalisation sur le record de vitesse atteint par un véhicule vide, sans voyageur, et sans que les conséquences des implantations des infrastructures nécessaires à ce record ne soient envisagées constitue donc un aveuglement. L’approche par la mobilité ne consiste pas uniquement à s’intéresser à ce qui est mobile, mais surtout à s’intéresser à ceux qui sont mobiles (ou pas), donc à adopter une approche sinon sociologique, tout au moins sociale (Urry, 2005).
Dans la partie consacrée à la sécurité (partie 3), le texte particulièrement stimulant de Marine Depigny à propos du terrorisme visant les infrastructures de transport entre lui aussi en résonance avec les propos de Latour. Celle-ci commence par montrer que l’acte terroriste vise moins à causer des dommages lourds à un moment précis qu’à faire peser une menace durable dans le temps. Cela explique pourquoi la réponse de l’État est plus de l’ordre de la prévention que de la réparation. La réponse à la menace terroriste procède par la démultiplication des barrières de sécurité, qu’elles soient physiques (barrières de contrôle des papiers d’identité, des titres de transport, du contenu des bagages ou des sacs) ou immatérielles (caméras de vidéosurveillance n’induisant pas d’arrêt physique du passager). Dans ce bras de fer entre l’État et le terrorisme, la population est doublement touchée : c’est elle tout autant que les infrastructures qui est visée par l’attentat ; mais c’est également elle qui est bloquée par la multiplication des barrières. Les voyageurs et les espaces sont doublement touchés par le terrorisme alors que la fluidité des véhicules (tous modes confondus) n’est pas affectée par la réponse de l’État. Ce frein n’apparaît que dans une approche par la mobilité, tenant compte de tout ce qui entoure spatialement et temporellement le déplacement à proprement parler, c’est-à-dire lorsque la personne se trouve au sein du véhicule.
Les autres textes relatifs à la sécurité rejoignent ceux consacrés à l’histoire visuelle (partie 4) dans la mesure où ils se focalisent sur les valeurs associées aux modes de transport, et sur la façon dont elles ont été construites. Marine Moguen-Toursel montre ainsi que la sécurité du véhicule n’est considérée comme un atout que tardivement, et ce, grâce à l’action des constructeurs automobiles (couplée à celle des pouvoirs publics) alors même que les clients n’en formulent pas la demande et refusent de payer plus cher pour une voiture plus sûre. Plus généralement, les supports de communication qui ont accompagné la mutation d’une innovation technique en mode de transport ont chaque fois joué le rôle de « dispositifs qui convoquent des publics » (p. 204) ; publics qui ne se seraient pas constitués sinon. Ces dispositifs ont chaque fois étroitement associé univers du transport et urbanité autour des notions de modernité et de progrès : la ville aéroportuaire futuriste évoquée par Nathalie Roseau (pp. 207-220) en constitue l’archétype.
La dernière partie (partie 5) opère par analogie avec la clé de lecture proposée par Latour. Dès l’introduction, Arnaud Passalacqua (pp. 261-264) insiste sur la nécessité de mettre l’immobile au cœur de l’analyse de la mobilité ; mais un immobile compris cette fois comme l’institution, le cadre rigide qui permet pourtant le mouvement. L’immobilité est constatée, mais également critiquée comme immobilisme, cette tendance à la cristallisation de la mémoire agissant comme un frein à l’innovation. Toutefois, ces institutions immobiles sont aussi celles qui donnent un cadre social fort à une mobilité qui pourrait être perçue sinon comme une accumulation désordonnée de projets et de moyens d’exécution de ces projets individuels.
La dynamique qui traverse l’ouvrage, et sur laquelle les auteurs des textes réunis en première partie portent un regard épistémologique, peut se comprendre comme une mise en tension de l’objet mobile donc du véhicule entre deux échelles de l’immobile. D’un côté se trouve l’infrastructure, physique ou institutionnelle, et ses conséquences sur le territoire ; de l’autre se situe la personne qui peut être exclue de la mobilité ou freinée dans son accès, et pour qui l’accélération de la mobilité est toute relative. La motilité, ou mobilité comprise comme capital social, est un concept qui permet de prendre la mesure de l’inégalité dans l’accès à la ressource de la mobilité ; Vincent Kaufmann (2001) y revient dans le texte rédigé en commun avec Caroline Gallez. Cette mise en tension est une façon de sortir d’une histoire des transports purement technique (technologique et économique) pour faire entrer la discipline dans le champ du social, y compris dans sa dimension politique et culturelle, et ce à toutes les échelles.
Le point d’interrogation était-il nécessaire ?
En mettant en évidence la part d’immobile dans l’analyse de la mobilité, les auteurs du recueil prennent le parti de faire entrer l’histoire des transports dans le paradigme de la mobilité non pas en vue de rattraper un retard (ou pour ainsi dire pour attraper le train en marche), mais en prenant d’emblée position dans une des controverses centrales de ce nouveau champ (que présentent Gallez et Kaufmann, pp. 41-56), en l’occurrence en récusant la thèse de la mobilité généralisée. L’approche historique, en mettant à jour, selon les termes de Gijs Mom, « les conflits qu’engendrent l’innovation » et les « inégalités sociales que certaines solutions ont augmentées » (p. 36), interdit de ne percevoir dans l’expansion de la mobilité qu’une progression uniforme et sans contrepartie. Elle invite au contraire à imaginer, toujours selon les termes de Mom, les prémisses d’une « éthique de la mobilité » (p. 36). En définitive, si peu de doute subsistait quant à l’entrée de l’histoire dans le champ de la mobilité, l’emploi du point d’interrogation se justifie si l’on comprend la question ainsi : l’histoire des transports entre-t-elle simplement dans le paradigme de la mobilité ou le dépasse-t-elle d’emblée ?
Mathieu Flonneau et Vincent Guigeno (dir.), De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité ? État des lieux, enjeux et perspectives de recherche, Rennes, Pur, 2009.