Le roman d’Étienne Villain présente un personnage qui accomplit durant l’automne 1998 une cure de désintoxication orchestrée par l’association Un Automne Sans Alcool, dite aussi uasa. Cet homme se livre. Il se livre à une communication quotidienne à l’adresse de cet organisme. Par sa correspondance en forme de quasi monologue à la première personne, il se livre à lui-même. Et, se livrant aux mots, comme il aime à le dire de façon espacée mais récurrente dans ses lettres, il fait livre. En cela consiste la thérapie : en la conquête d’une sobriété qui est compréhension et composition d’une identité. Car le narrateur, en se livrant, se délivre. Bien que classique, l’entreprise demeure difficile ! Il gagne progressivement un nom : il se désigne parfois, d’abord par Lulu puis Lulu Hamilcar ou lh, enfin Lucien. Il gagne aussi une signature, qui est, dans ce contexte, une forme de l’affirmation de soi : l’alcoolique n’est plus anonyme. Il gagne ainsi en puissance face à un interlocuteur qui n’est jamais individualisé, association qui seulement invective, sanctionne, comptabilise et débite. Il gagne en composant avec des souvenirs, des fantômes et des rêves en forme de cauchemars qui se confondent avec le réel. Le lecteur, à la suite du narrateur, s’y perd et s’adonne à la lecture pour découvrir dans ce puzzle le partage entre réel et fiction.
Si l’Uasa ne semble pas sensible à l’imagination de son client, Étienne Villain, lui, montre du talent à ainsi mener son lecteur de l’avant : le verbe prospère et Villain propose des personnages bien campés, entretient habilement plusieurs pistes de suspense (issue de la cure et objectifs de l’association, notamment) en parsemant son roman d’indications trop précises pour être anodines : pourquoi l’exotisme des Caraïbes où l’on sait vite qu’est basée l’association ? Pourquoi ce nom qui la rapproche des usa ?
Point alors une autre question : quel est l’alcool qui enivre Lulu ? S’agit-il de ces grands crus dont les seuls noms sollicitent les papilles ou, comme en compensation, du langage, des mots réunis en dictionnaires, pour la conservation desquels la construction d’une bibliothèque s’impose et ponctue l’automne ? Rabelaisienne association de l’ivre et du livre, même si l’entonnoir est inversé puisque c’est au sevrage que doit mener l’ivresse verbale. Au même titre que le maître en quintessence, on peut convoquer de multiples références en forme de souvenirs, d’échos, ou contrepoints, tant des domaines littéraire que musical et cinématographique. Faut-il penser à Flaubert pour Lucien, pour Hamilcar et même pour l’épisodique perroquet ? Il est, en tout cas, des auteurs que le narrateur convoque explicitement, tel Camus (pour le rejeu de l’incipit de l’Étranger), tels aussi pêle-mêle Mallarmé, Melville, Bukowski et Rushdie. Lulu s’entoure aussi de femmes, généralement créatrices : il y a la voisine qui, avant d’être une amante, est présentée comme une mère, il y a l’envoûtante chanteuse des rues qui laisse à Lulu le texte d’une chanson, enfin il y a la peintre de décors en trompe-l’œil trop réussis qui compose un poème pour la mort du (petit ?) chat. Mise au monde, musique, peinture : c’est bien de création qu’il s’agit. Pour le narrateur, celle d’une identité et pour l’auteur, celle d’une œuvre originale.
Car si la musique est convoquée, la basse continue du texte est celle des touches de l’ordinateur puisque cette correspondance est électronique. À cette occasion Étienne Villain crée les néologismes d’imail, au pluriel imaux : transcription phonétique du terme anglais et mélange probable de mots et maux informatiques. Toujours est-il que le genre littéraire du roman épistolaire s’enrichit d’une variante attendue. Car si les courriels – c’est la désignation officielle – sont désormais à compter au nombre des moyens de communication au même titre que le téléphone et le fax, outre le courrier papier classique, les lettres françaises accusaient un certain retard par rapport aux Américains et aux Canadiens dans l’univers de représentation de la communication : certains ouvrages récents ont bien intégré des « imaux » dans leur trame narrative mais nul n’avait exploité d’un point de vue structurel le parallélisme avec le roman épistolaire traditionnel. Il était temps.
Dans le roman d’Étienne Villain, la distinction entre correspondance papier et électronique n’est cependant pas nette : les potentialités offertes par cette nouvelle forme ne sont pas suffisamment exploitées pour que la mélodie du clavier soit vraiment sensible. Bien sûr, le style peut se faire plus oral, mais ce n’est qu’épisodique. Que ne lisons-nous de ces textes à trois ou quatre niveaux d’énonciation par réécritures successives intercalées au milieu d’un unique courriel de départ ? Que ne déchiffrons-nous de ces compositions visuelles à la frontière du calligramme que l’on nomme smileys ou émoticônes ? Il faudrait identifier ce qui est propre au courrier électronique dans ce roman épistolaire qui, en tant que tel, oscille en permanence entre correspondance et journal intime. Du courrier électronique réel, il reste accessoirement des références aux problèmes de saturation du réseau, quelques effets de mise en écran, quelques abréviations, quelques majuscules pour figurer des cris, mais beaucoup plus profondément un rapport au temps très spécial. Cette obligation qui est faite par contrat à Lulu d’écrire quotidiennement serait possible avec le courrier papier mais la réprimande immédiate ne le serait pas, et la thérapie en verrait son cours affecté. C’est dans un temps bref que se joue la cure : l’association, obscure Mnémosyne, met en garde contre la domination du présent. Or l’écriture électronique, au moment où il faudrait composer avec le temps passé, confronte à l’immédiat, ramène à lui et crée un éternel présent épistolaire : les spécialistes parlent de « temps transparent ». Ainsi, ce dans quoi Étienne Villain nous entraîne, c’est une course avec l’automne gagnant.
Étienne Villain, Un Automne sans alcool, Paris, Pauvert, 2000. 225 pages. 15 euros.