Jusqu’à la fin du mois de juin 2022 un graffiti sauvage – peint à Avignon sur le mur d’un transformateur, parking des Italiens, à l’entrée de la ville, par le graffeur Lekto – représentait le président de la République Emmanuel Macron en Pinocchio, sur la scène d’un théâtre, sa marionnette étant mue par des ficelles tenues par l’économiste bien connu des médias Jacques Attali. J’en propose ci-après une analyse iconique et plastique (Groupe µ 1992) accompagnée de celle des discours que l’image a provoqués, dont l’articulation aide à comprendre son sens et ses enjeux [1].
Analyse iconique et plastique de l’image.
La relation du marionnettiste et de sa marionnette, pour rendre compte des manipulations de la vie politique, est un des stéréotypes de la pensée complotiste (Danblon et Nicolas 2010 ; Dard 2018). Lorsque le rôle de manipulateur est incarné par un Juif, le poncif complotiste antidémocratique se double d’un préjugé antisémite : car la symbolique du Juif tireur de ficelles est un des clichés de l’antisémitisme iconographique des 19e et 20e siècles. Certes, les représentations de marionnettistes ne sont, à l’évidence, pas toutes antisémites ; mais celles qui les mettent en scène dans des situations de surpuissance et de domination/exploitation relèvent souvent de l’antisémitisme. C’est notamment le cas de toutes les caricatures de Juifs sous la métaphore de pieuvres, d’araignées, les hyperboles stéréotypées de prédateurs qui fondent sur leurs proies, telles celles de Juifs aux ongles griffus enserrant le globe, ou de brutes gigantesques dont les bottes écrasent leurs victimes, comme le rappelle Joël Kotek sur le site de l’Institute for the Study of Global antisemitism and Policy (2016). On retrouve la représentation du Juif surpuissant et tireur de ficelles en ce début du 21e siècle aussi : « Glen Beck, animateur vedette de Fox News, a réalisé une série dans laquelle il présente Soros comme un puppet master, littéralement le marionnettiste en chef [2]. Donald Trump le mentionne dans nombre de ses discours » (Medioni 2023).
La représentation figurative réaliste des deux personnages ne saurait infirmer cette hypothèse car leur figuration est plus symbolique que réaliste, vu son traitement stéréotypisant. Dans un castelet, le manipulateur est caché, les fils servant à faire se mouvoir la marionnette, invisibles. Rien de tel ici : les mains, le visage et le corps de J. Attali [3] sont visibles, grossis, au-devant des rideaux censés les cacher. La fresque exhibe ce qui est caché – qui figure sur le site de J. Attali [4]. Lekto hyperbolise la manipulation, la domination, intensifiées par le changement de fonction des mains, manipulant un smartphone, dans la photographie, une marionnette, dans la fresque. La stéréotypisation est également à l’œuvre avec la contre-plongée du visage, l’importance du front, le traitement de la lumière et le durcissement de l’intensité lumineuse, la présence de la couleur blanchâtre surmontant les sourcils donnant au visage le teint blafard de ceux qui vivent dans l’ombre, comme le confirme le contraste avec le teint du visage d’E. Macron. Le regard est perçant, hypnotique, tourné vers le spectateur et dans le même temps va au-delà de lui. Le nez est puissant. Tous ces signaux produisent un effet de force, de détermination, car il y a un lien direct entre le front du penseur et les mains qui mettent en œuvre sa puissance dominatrice. Ces éléments concourent à la vision stéréotypée du Juif tout puissant et manipulateur, rappelée par l’Institut de Recherches et d’Études sur les Radicalités (INRER), dans un billet du 1er juillet 2022 intitulé « La fresque antisémite d’Avignon ou le recours à l’illettrisme iconographique ». En somme, Jacques Attali est une personnalité publique dont la judéité est bien connue et il bénéficie (si l’on ose dire) d’une représentation nettement stéréotypée qui alimente la lecture antisémite.
Même si le spectateur n’est pas au courant de la photographie d’Olivier Roller, il ne peut que conclure, sur la base de la disposition du personnage dans l’espace et des effets d’hyperbolisation des gestes, des couleurs, à une stéréotypisation du personnage – sauf à récuser l’hypothèse, en argüant de l’absence de certains traits stéréotypés caractéristiques des caricatures des banquiers juifs avec habits cossus, gros ventre, gros cigare et nez crochu ou autres, tels des signes extérieurs de richesse. Aujourd’hui, ces traits exposent trop explicitement celui qui en userait à une accusation d’antisémitisme. Pour y échapper, il faut être compris à demi-mot en utilisant un langage codé et allusif : la relation globale entre le marionnettiste et sa marionnette suffit, sans compter les indices plus discrets concernant les deux personnages.
La stéréotypisation du président de la République repose sur sa réputation de « banquier chez Rothschild », de « président des riches » (Pinçon et Pinçon-Charlot 2010 ; Chaperon 2017). Le traitement de ses yeux et de son regard, vides, en fait une créature sans âme. Les mouvements désarticulés (flexion vers l’avant de sa jambe droite ainsi que la disposition hyperbolisée des pieds en éventail), renforcent sa déshumanisation. E. Macron est représenté comme un pur instrument de domination aux mains de la puissance cachée juive. L’enchâssement d’un manipulé manipulateur aux ordres du manipulateur en chef, sous la figure essentialisée du banquier juif, est d’ailleurs un autre topos de la vision antisémite du monde. Ainsi, la fresque se présente comme un mixte empruntant à l’imaginaire antisémite, à une figuration (à base réaliste) grossie, biaisée, de façon à soumettre le réel à sa vision stéréotypée fantasmatique.
Ces hypothèses, sur la base des données iconographiques et plastiques, sont confirmées par des données verbales internes à l’image, quoiqu’à sa périphérie. C’est d’abord le cas avec la double focalisation sur la signature du graffeur, en haut et en bas de la fresque, à droite : voudrait-on inciter à s’intéresser à l’auteur qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Son compte Instagram est éloquent, avec ses œuvres – qui visent des représentants de l’État (Olivier Véran, ministre de la Santé pendant la « dictature sanitaire du Covid-19 » [5], Jean-Michel Blanquer, affublé d’un bonnet d’âne) ou magnifient des figures mythiques rebelles (Frida Kahlo, Coluche) – et ses déclarations antisystème (hommages aux Gilets jaunes, à Florian Philippot, Didier Raoult, Francis Lalanne, aux figures de la sphère complotiste et/ou d’extrême droite), selon un confusionnisme idéologique typique de l’extrême droite (Conspiracy Watch 2023).
Une autre trace de l’auteur, plus significative, réside dans le titre choisi pour son graffiti, « La bête 2, l’évènement », dans une sorte de cartouche, en lettres majuscules dont les contours sont dorés, comme les étoiles qui entourent aussi la marionnette de Macron. Le sous-titre, « l’évènement », est sibyllin, avec un chiffre 2 qui inscrit l’œuvre dans une série. William Audureau explique que « La légende de la fresque, “La bête 2 l’événement”, fait référence à une phrase prononcée par E. Macron dans une interview au Financial Times en 2020, et reprise dans la sphère complotiste » (Audureau 2020). Selon l’INRER, le titre alluderait au futur spectacle de Dieudonné, « La Bête immonde », le 16 juillet 2022, en marge du festival d’Avignon. La « Bête » pourrait encore renvoyer à celle de l’Apocalypse de Jean, le numéro 2 faisant alors allusion à la fin du monde où nous mènerait la bête du capitalisme incarnée par les Juifs. En effet, on ne saurait écarter, par un retournement idéologique dont les milieux complotistes et fascistes sont coutumiers, que la « Bête immonde » du nazisme pourfendue par Brecht soit ici assimilée à la « juiverie capitaliste apatride et mondialisée » et que les Juifs ayant échappé au nazisme soient requalifiés en bourreaux maléfiques tout puissants.
Les données icono-plastiques de l’image permettent donc de premières hypothèses, que confirment la prise en compte de l’ensemble des productions de l’auteur ainsi que ses prises de position. Cependant, le sens d’une image (comme d’un texte) ne dépend pas seulement des intentions de son producteur, ni des choix de structuration de l’œuvre, il repose encore sur les interprétations des récepteurs.
Analyse de l’image en lien avec l’interdiscours antisémite ou complotiste.
La fresque de Lekto a provoqué maintes prises de positions antagonistes. Ainsi, l’American Jewish Committee, une organisation qui lutte contre l’antisémitisme, s’est adressée à la mairie d’Avignon et à la communauté du Grand Avignon pour leur demander de recouvrir cette fresque ; les autorités ont dans un premier temps décidé du maintien en l’état de l’œuvre, le président du Grand Avignon arguant du fait que « chacun peut interpréter l’image comme il veut puisqu’il n’y a pas de mot sur ce mur », la maire d’Avignon et le président du Grand Avignon invoquant tous deux « la liberté d’expression » (Paupert 2022a). L’argument factuel est sans fondement, l’image étant de nature icono-verbale, en sorte que les édiles témoignent d’une étonnante cécité devant le poids des mots des titre et sous-titre. Quant à l’argument théorique de la libre interprétation de l’image (Barthes 1964, 44), il est discutable, compte tenu des instructions fournies par les dispositifs de l’image et les discours qui l’entourent, en sorte que certaines interprétations sont plus autorisées que d’autres.
Heureusement, d’autres personnalités politiques se sont montrées plus informées. Raphaël Glucksmann, Olivier Faure retweetent un post du journaliste Thierry de Cabarrus du 23 juin 2022 mettant en face à face la fresque de Lekto et la gravure typiquement antisémite du banquier juif manipulant un grand maître franc-maçon, lui-même manipulant députés et sénateurs, gravure également reproduite sur Twitter le même jour – au milieu de nombreuses images analogues des 19e et 20e siècles – par Pascal Riché, journaliste à L’Obs et co-fondateur de Rue 89.
De l’autre côté du spectre idéologique, des activistes d’extrême droite confirment, s’il en était besoin, l’hypothèse d’une fresque antisémite :
Deux figures notoires de l’extrême droite antisémite et complotiste ont défendu la fresque. Abdel Zahiri, tête de pont du mouvement QAnon, s’est déplacé sur place pour la défendre et la diffuser sur sa chaîne Twitch, en expliquant que « la France est aux mains d’un groupe de puissances internationales sionistes ». L’habitué du canapé rouge de Soral, l’écrivain Johan Livernette, ami du putschiste Rémi Daillet, dont la tentative de coup d’État a été démantelée en octobre 2021, a aussi défendu la fresque sur son site, où il promeut des livres traitant du « complot talmudo-maçonnique » et milite pour la « révolution conservatrice ». (INRER 2022)
Ces prises de position conduiront le préfet du Vaucluse à demander au Grand Avignon de recouvrir la fresque (Paupert 2022b). La décision a fait l’objet d’un appel, au nom de la liberté d’expression des artistes. Le tribunal correctionnel d’Avignon a relaxé Lekto de l’accusation d’antisémitisme, le 23 novembre 2023, jugeant qu’« aucun élément […] ne permet d’affirmer avec une absolue certitude que l’utilisation (par le prévenu) d’une image de marionnette à fils, dont l’usage dépasse largement la seule utilisation à des fins racistes, ait été conduite par un sentiment antisémite. » (Libération 2023)
Si on ne doit pas commenter une décision de justice, on peut cependant s’interroger sur les limites des preuves alléguées par l’arrêt : comme si la somme des allusions pernicieuses ne faisait pas sens, ainsi que le traitement iconographique et plastique de l’image ou les commentaires explicitement antisémites en soutien de Lekto. On rétorquera qu’en droit ce dernier n’est pas responsable des propos des autres. Sans doute, mais ils éclairent pourtant bien le débat. Au-delà, ce qui fait sens, et problème, tout autant, c’est le rapport entre l’explicite et l’implicite. Le linguiste sait bien que l’implicite est commode parce qu’il laisse l’interprétation à la charge du récepteur. D’un point de vue juridique, c’est une bonne façon d’échapper aux condamnations : « Je ne l’ai pas dit ! protestera le spécialiste en insinuation, ajoutant in petto : « Mais je donne à le penser… » (Labrousse 2023). C’est un problème complexe à plus d’un titre, qui touche aux rapports entre explicite et implicite au plan verbal ainsi qu’à la nature des implicitations et allusions iconiques. On comprend que la justice ne juge pas sur un implicite. En revanche, la somme des allusions implicites et des clins d’œil idéologiques, tout comme la montée en puissance des images et des documents icono-verbaux et leurs usages de l’allusion ou de la « citation » non verbales (comme dans le cas de la fresque de Lekto) devraient faire réfléchir [6]. Ces données relativisent l’argument de la bonne foi allégué par Lekto (comme tant d’autres) : ne pas être conscient d’un méfait relativise certes l’intentionnalité de l’acte, mais ne saurait clore le débat sur les effets de l’acte, du point de vue de la victime ou de la société, ni celui sur la responsabilité de son auteur, fût-elle inconsciente ou involontaire.
Au total, l’affaire est instructive à plus d’un titre. L’image occupe plusieurs espaces publics : d’abord le bâtiment, que le propriétaire concède à la « libre expression » du public, comme le dit le président du Grand Avignon ; ensuite la voirie, puisqu’il s’agit d’une des principales entrées de la ville, proche d’un parking, ce qui augmente la visibilité de la fresque. Celle-ci provoque des réactions antagonistes, en France et à l’étranger, dans des espaces particuliers – médiatiques, associatifs, politiques et judiciaires. En ces matières compliquées, le recours au droit ne saurait exclure d’autres formes d’action, éducatives, culturelles. Les images sont assurément complexes à interpréter, mais elles n’autorisent pas tous les commentaires : encore faut-il apprendre à les analyser en s’appuyant sur des marques internes et en ayant connaissance des arrière-plans idéologiques sous-jacents à un certain nombre de motifs récurrents. Que des citoyens ordinaires – a fortiori des élus ou des membres de l’institution judiciaire – ne soient pas formés à ces analyses ou sous-estiment la force négative des allusions est en soi un problème politique qui concerne les institutions comme chacun d’entre nous. On peut espérer qu’une éducation idoine permettrait sans doute des confrontations démocratiques plus nourries. Elle éviterait aussi de verser systématiquement dans une judiciarisation qui, faute de débats éclairés, risque d’alimenter la victimisation des uns et l’insatisfaction des autres, les obsessions complotistes et antisémites ainsi que la défiance envers les institutions.