Il y a bien longtemps que je n’effectue plus de recherches sur le tourisme [1]. Le fait est qu’après avoir été partie prenante des travaux pionniers menés dans les années 1970, j’ai quitté ce domaine au moment où, dans les années 1990, il commençait à acquérir une certaine légitimité académique. Pour autant, je n’en avais pas terminé avec la question du tourisme, car les étiquettes ont la vie dure et je continue d’être sollicité au titre de mes travaux passés. L’exercice auquel je vais me livrer ici va consister à tirer les enseignements d’une réflexion entrecroisant mon itinéraire intellectuel, le développement du tourisme à Bali et l’évolution de l’attitude des Balinais confrontés à la touristification de leur île.
À la différence de certains ethnologues qui, après avoir vainement tenté d’oblitérer la présence importune des touristes sur leur terrain, ont fini par les intégrer dans leur champ d’observation, j’ai commencé à m’intéresser au tourisme avant de poursuivre mes recherches sur la société balinaise. Et si je ne suis plus aujourd’hui impliqué dans l’étude du tourisme, ce n’est pas que je me sois désintéressé de cet objet de recherche, mais plutôt que son investigation m’a conduit à soulever d’autres questions.
C’est ainsi que, parti à Bali dans le but d’étudier les implications locales du tourisme international, j’en suis venu à travailler sur la construction dialogique d’une identité balinaise. Ce qui m’a en effet intéressé à travers l’étude du tourisme, c’est la question de l’identité, de son élaboration et de sa négociation, de son affirmation et de sa prescription. Je vais d’abord exposer les circonstances dans lesquelles j’en suis venu à m’intéresser au tourisme et rendre compte de la manière dont je l’ai étudié, avant d’expliquer où m’a conduit l’étude du tourisme à Bali.
Comment j’en suis venu à m’intéresser au tourisme et à en faire un objet de recherche.
À l’origine de mon intérêt pour le tourisme, il y a eu deux évènements, parfaitement distincts au départ, mais qui ont fini par se rejoindre. Après des études de sciences économiques, j’ai eu l’occasion en 1972 de réaliser une enquête sur l’attitude des Français à l’égard du tourisme et des loisirs. En me familiarisant avec la littérature sur le sujet, je suis tombé sur le livre de Marie-Françoise Lanfant, Les théories du loisir, qui devait avoir une influence décisive sur ma réflexion, dans la mesure notamment où elle y dénonçait l’emprise conceptuelle de la rationalité économique sur l’appareil théorique de la sociologie du loisir (1972).
N’ayant guère envie à l’époque d’intégrer le monde du travail, je me suis lancé peu après dans le voyage en Asie auquel je songeais depuis longtemps. Après une année de pérégrination, je me retrouvais en 1974 à Java, puis à Bali. C’est là que j’ai commencé à m’intéresser à la danse et au théâtre traditionnels.
De retour à Paris après deux ans passés en Asie, je me suis inscrit en Dea d’ethnologie avec l’idée d’engager des recherches sur le théâtre javanais. Je suis retourné à Java et à Bali en 1976, et c’est alors que j’ai commencé à me demander ce qu’il advenait des spectacles traditionnels dès lors qu’ils étaient représentés expressément pour des touristes.
Par la suite, j’ai eu à nouveau l’occasion de m’intéresser au tourisme en rédigeant un rapport sur la demande de loisirs pour le Secrétariat d’État au Tourisme. J’ai alors décidé de rencontrer Marie-Françoise Lanfant, qui m’a proposé peu après de me joindre à l’équipe de recherche qu’elle était en train de constituer au Cnrs — l’Unité de recherche en sociologie du tourisme international (Uresti).
Comment j’ai entrepris d’étudier le tourisme.
Jusqu’alors, j’avais appréhendé le tourisme comme s’il s’agissait d’une activité de loisir parmi d’autres. Mais en travaillant avec Marie-Françoise Lanfant j’ai compris que les implications du tourisme allaient bien au-delà de ce qu’on en pensait communément à l’époque. Pour les chercheurs de l’Uresti, le tourisme ne se limitait pas à une activité dont il fallait cerner les contours, repérer les agents et répertorier les manifestations. Il ne s’agissait pas d’un objet circonscrit, repérable à la présence de touristes et des équipements qui leur sont destinés, mais bien d’un « phénomène social total » (Mauss, [1924] 1950), qui touche à tous les niveaux de la socialité et se propage dans toutes les régions du monde en instituant entre elles de nouveaux liens sociaux.
Pour ce qui me concerne, mon approche du tourisme était informée par une double perception. D’un point de vue marxiste, j’appréhendais le tourisme comme une extension de la valeur économique à divers domaines qui lui échappaient jusqu’alors, comme un processus de marchandisation généralisée (Greenwood, [1977] 1989). Par ailleurs, mon penchant situationniste me faisait voir le tourisme comme une extension du spectacle et du simulacre, une mise en scène de l’authenticité (MacCannell, 1976), bref, comme un processus de falsification généralisée.
Je devais mettre à l’épreuve ces présupposés dans le cadre d’une recherche comparative lancée par l’Uresti sur les implications locales du tourisme international (Lanfant, Picard et Weerdt, 1982). Bali m’est apparue alors comme un lieu d’observation particulièrement approprié pour le type de recherche que j’envisageais et j’y suis donc reparti en 1978-79, après avoir achevé des études d’indonésien à l’Inalco. Stimulé par l’intérêt de ce travail, je décidai d’en faire l’objet d’une thèse de doctorat à l’Ehess et retournai poursuivre mes recherches sur le terrain en 1980-82 (Picard, 1984).
Il faut aujourd’hui faire un certain effort de mémoire pour se souvenir qu’il était loin d’aller de soi à l’époque d’étudier les implications de la mise en tourisme d’une société « traditionnelle », et mon intention de me rendre à Bali pour tenter de comprendre ce qu’il advient d’un peuple qui fait de son identité culturelle une attraction touristique avait donné lieu à bien des méprises. Pour la direction du Cnrs, le tourisme n’était pas un objet sociologique, et il n’était pas question qu’un chercheur aille se prélasser sur une plage tropicale aux frais de cette respectable institution.
Je devais d’ailleurs retrouver à Bali la même mécompréhension que mon projet avait rencontrée à Paris. Mes interlocuteurs semblaient avant tout soucieux d’enrôler l’expertise dont ils me créditaient d’emblée au service de la promotion touristique de leur île. Si bien qu’après avoir vainement tenté d’expliquer mon propos, je me contentais de déclarer que j’étudiais la « culture balinaise », ce qui avait l’air de satisfaire pleinement mes informateurs locaux.
Après avoir envisagé d’effectuer une étude ethnographique comparative dans deux villages soumis à des aménagements touristiques différents, en l’occurrence Kuta et Ubud, il m’est apparu plus fécond d’opter pour une approche macrosociologique en considérant l’île de Bali dans son entier comme le niveau d’analyse pertinent pour ma recherche. Par ailleurs, je n’étais pas parti sur le terrain sans outils conceptuels, car mon premier travail au sein de l’Uresti avait consisté en une réflexion épistémologique sur la manière dont les chercheurs en sciences sociales abordent la question des implications de l’ouverture d’une société au tourisme international.
La problématique de l’impact social et culturel du tourisme.
Il faut savoir que la question de l’impact du tourisme n’a été posée qu’assez tardivement. Dans les années 1960, le tourisme international était en effet reconnu comme un facteur de développement économique, permettant notamment aux pays du Tiers Monde de mettre en valeur leurs ressources naturelles et culturelles. Mais, au cours des années 1970, cette doctrine du développement par le tourisme a commencé à susciter des critiques convergentes, émanant pour l’essentiel de sociologues et d’ethnologues, qui ont fait valoir que les bénéfices économiques attendus des projets d’aménagement touristique avaient été surévalués, tandis que l’on avait négligé de comptabiliser leurs coûts sociaux et culturels. Loin de constituer un facteur de développement, le tourisme international était désormais considéré au contraire par certains observateurs comme un transfert de richesses des pays récepteurs de touristes vers les pays émetteurs, comme une forme d’impérialisme perpétuant la dépendance du Tiers Monde à l’égard du monde développé (Nash, [1977] 1989). Parallèlement, l’idée que le tourisme permettrait d’assurer la sauvegarde des patrimoines culturels en les introduisant dans le circuit économique était récusée par nombre d’auteurs, qui dénonçaient les méfaits de la commercialisation des traditions culturelles converties en attractions touristiques (Turner et Ash, 1975).
Cette révision critique a trouvé sa consécration officielle en 1976, avec la tenue d’un séminaire sur « L’impact social et culturel du tourisme » organisé sous l’égide de la Banque Mondiale et de l’Unesco à Washington (Kadt, 1979). Au vu de l’importance de l’évènement, j’ai effectué, pour le compte de l’Unesco, une analyse des actes de ce séminaire (Picard, 1979). Ce travail m’a permis de comprendre que les termes mêmes de la problématique de l’impact organisent une représentation implicite de la manière dont les sociétés sont censées être affectées par leur ouverture au tourisme international. Le seul fait de parler d’« impact » du tourisme revient en effet à concevoir la société d’accueil comme une cible percutée par un projectile, comme un milieu récepteur passivement soumis à des facteurs exogènes de changement, dont il s’agirait pour l’expert appelé à la rescousse de l’aménageur de comptabiliser les retombées au moyen d’une analyse coûts-bénéfices. Dans cette perspective normative, la mission confiée au chercheur relève d’une intention de maîtrise sociale, soucieuse de parvenir à un meilleur ajustement du produit touristique à la demande dont il est l’objet sur le marché international.
La problématique de l’impact traduit ainsi l’emprise d’une conception économique du tourisme qui se donne pour objectif de maximiser les bénéfices économiques de l’échange touristique pour le pays d’accueil tout en minimisant ses coûts sociaux et culturels pour la population locale. Cette emprise de la logique économique se manifeste par la prégnance d’un schème conceptuel articulant la structure signifiante des discours qui abordent les implications du tourisme en termes d’impact. Tous ces discours s’avèrent en effet structurés par un même système d’oppositions — l’opposition entre « intérieur » et « extérieur » d’une part, et celle entre « culturel » et « économique » d’autre part. Et la résolution de cette opposition repose sur la faculté de l’échange touristique à ouvrir l’intérieur sur l’extérieur en permettant la conversion de valeurs culturelles en valeurs économiques.
S’il importe donc à mon sens de rompre avec la problématique de l’impact, c’est parce qu’elle pose en extériorité le tourisme international d’un côté et les sociétés locales de l’autre, qu’elle fait de ces dernières un espace de projection d’une demande sur une offre, et qu’elle réduit les enjeux de la mise en tourisme d’une société à un problème d’adéquation de l’offre à la demande. Bref, en dissociant tourisme et société, cette problématique ne permet pas de comprendre le processus de touristification par lequel une société devient un produit touristique.
Le tourisme culturel.
En même temps qu’elle mettait l’accent sur les coûts sociaux et culturels du tourisme, la problématique de l’impact débouchait sur la quête d’un tourisme dont les bénéfices l’emporteraient sur les coûts. Ce tourisme bénéfique, c’était le « tourisme culturel », qui fait de l’identité culturelle d’une société l’objet même de l’échange touristique, en déléguant à la population locale le soin d’en assurer la promotion.
Lorsque j’ai passé en revue la littérature sur l’impact social et culturel du tourisme, j’ai constaté que Bali faisait figure de modèle exemplaire du tourisme culturel. Pour la plupart des auteurs, le tourisme permettrait en effet de sauvegarder le patrimoine culturel balinais, en fournissant à la fois le motif et les moyens nécessaires à sa protection et à sa mise en valeur (McKean, 1973). Pourtant, certains observateurs affirmaient au contraire que la culture balinaise était corrompue par sa présentation aux touristes (Hanna, 1972). Mais si leurs réponses divergeaient, la question posée par ces divers auteurs était toujours la même — prisonniers d’une approche normative, les uns comme les autres se demandaient si la culture balinaise était en mesure de résister à l’impact du tourisme.
Pour lever l’obstacle épistémologique de la problématique de l’impact, il fallait par conséquent récuser la représentation spontanée qui porte à percevoir le tourisme comme l’irruption d’une force extérieure, pour se mettre en situation de saisir comment la mise en tourisme de Bali travaille la société balinaise de l’intérieur. Dès lors, la question n’était plus de savoir si oui ou non la culture balinaise allait pouvoir survivre à l’impact du tourisme, mais bien de chercher à comprendre comment le tourisme participe de ce que les Balinais eux-mêmes appellent « culture balinaise ».
Pour ce faire, mon dispositif d’observation sur le terrain a consisté à mettre en perspective la représentation que les Balinais offrent de leur culture aux touristes et la représentation qu’ils s’en font lorsqu’ils parlent du tourisme. Concrètement, j’ai examiné comment certaines « représentations culturelles », au premier rang desquelles les fameuses danses balinaises, étaient converties en attraction touristique, tandis que j’analysais simultanément le discours tenu par les autorités balinaises sur le « tourisme culturel ».
Je dois préciser que lorsque je parle ici des « autorités balinaises », je ne me limite pas au personnel régional de l’appareil d’État indonésien, mais j’inclus les faiseurs d’opinion, à savoir ceux d’entre les Balinais autorisés à parler au nom de leurs compatriotes et qui sont donc en position de s’approprier le discours légitime sur Bali.
Le tourisme culturel à Bali.
Si l’île de Bali est célèbre comme destination touristique depuis les années 1920, ce n’est qu’au début des années 1970 que le tourisme international allait y connaître une expansion massive, en raison de la décision du gouvernement indonésien de faire de Bali le pôle du développement touristique du pays (Sceto, 1971 ; Ibrd/Ida, 1974). C’est ainsi qu’entre 1970 et 1980, le nombre de visiteurs étrangers passait de moins de 30 000 à quelque 300 000 par an, tandis que la capacité hôtelière augmentait de moins de 500 chambres à près de 4000.
Les autorités balinaises ont manifesté une attitude ambivalente à l’égard du tourisme. D’un côté, les traditions artistiques et religieuses qui ont assuré la notoriété de Bali représentaient sa principale attraction aux yeux des touristes, faisant de la culture balinaise la plus précieuse ressource pour le développement économique de l’île. Mais, de l’autre, l’invasion de Bali par des hordes d’étrangers était perçue comme une menace de « pollution culturelle ». Pour éviter ce dénouement fatal, les autorités balinaises ont conçu une politique de « Tourisme culturel » (Pariwisata Budaya), censée mettre à profit l’identité culturelle de Bali pour y attirer les touristes, tout en utilisant les revenus du tourisme pour préserver et promouvoir la culture balinaise.
En attribuant ainsi le succès touristique de Bali au pouvoir d’attraction de son identité culturelle, les Balinais ont été amenés à lier le sort de leur culture à celui du tourisme, en ce sens qu’ils ne se sont pas contentés de proposer à leurs visiteurs des attractions factices mises en scène à leur intention, mais qu’ils les ont conviés à participer à des manifestations culturelles « authentiques ». Ces manifestations, ce sont les festivités coutumières et les cérémonies religieuses, qui fournissent l’occasion des spectacles somptueux qui ont fait la réputation de Bali.
Cela étant, le tourisme culturel n’était pas seulement une réponse aux attentes des touristes en quête de représentations culturelles spectaculaires, mais également et avant tout un moyen de protéger l’intégrité culturelle des Balinais. Les autorités ont donc eu à décider jusqu’à quel point la culture balinaise pouvait être mise au service du tourisme, en édictant des directives permettant aux Balinais de savoir ce qu’ils étaient autorisés à vendre aux touristes et ce qu’ils ne devaient en aucun cas commercialiser. Faute en effet de distinguer ce qui relève du tourisme et ce qui ressortit à la culture — faute de discriminer ce qu’ils font pour eux-mêmes et ce qu’ils font pour leurs visiteurs —, les Balinais encouraient le risque de ne plus pouvoir faire la différence entre leurs propres valeurs et celles propagées par les touristes. Si tel était le cas, la culture balinaise deviendrait une « culture touristique » (budaya pariwisata) — par quoi était dénoncée une confusion entre les valeurs de la culture et celles du tourisme.
Ce souci de discrimination n’était jamais aussi pressant que face à ce qui était perçu comme une menace de « profanation ». À cet égard, la question la plus âprement débattue a été la représentation de danses rituelles à l’intention des touristes. C’est que les fameuses danses qui ont tant fait pour la célébrité de Bali ne sont pas seulement un spectacle apprécié des touristes comme des Balinais, mais elles constituent également un rite indispensable à la plupart des cérémonies religieuses. Tant que leurs danses étaient réservées à leur usage propre, la question ne se posait pas pour les Balinais de savoir où finissait le rite et où commençait le spectacle. La venue des touristes, en les confrontant à la situation inédite d’avoir à interpréter leur culture devant un public étranger, devait les contraindre à tracer une ligne de démarcation entre ce qui appartient à la religion et ce qui revient à l’art. Mais ces deux dimensions se sont avérées difficiles à différencier, comme en témoigne l’incapacité des Balinais à séparer les « danses sacrées » des « danses profanes » (Picard, 1990a).
Tourisme culturel et culture touristique.
Lorsque je suis arrivé à Bali pour y effectuer mes recherches, en 1978, l’attitude des autorités balinaises avait changé. Naguère accusé d’être un vecteur de « pollution culturelle », le tourisme était à présent célébré comme un facteur de « renaissance culturelle ». À en croire les autorités, l’argent des touristes aurait stimulé l’intérêt des Balinais pour leurs traditions culturelles, tandis que l’admiration témoignée par leurs visiteurs aurait renforcé le sens de leur identité et la fierté qu’ils en retirent. Si bien qu’en devenant le mécène de la culture balinaise, le tourisme aurait contribué à la préserver et même à la régénérer, dans la mesure où il en faisait une source de profit et de prestige pour les Balinais.
Pour qu’il en soit ainsi, cependant, il avait fallu que la « culture balinaise » change de référent. Lorsque le tourisme était accusé de « pollution culturelle », ce qui était en jeu était la désacralisation des temples et la profanation des cérémonies religieuses, la monétarisation des rapports sociaux et l’affaiblissement des liens communautaires, ou encore le relâchement des normes morales et la montée du mercantilisme. Dès lors que l’on parlait de « renaissance culturelle », l’enjeu concernait ce qui était susceptible d’être montré et vendu aux touristes. De processus vécu, la culture balinaise était désormais conçue comme un produit à promouvoir.
Face à un tel constat, la tentation était grande de conclure à une capitulation des autorités balinaises, qui auraient fini par sacrifier leur souci de préservation culturelle sur l’autel de la promotion touristique. Pourtant les choses ne me paraissaient pas si simples, car le revirement d’attitude à l’égard du tourisme était en fait l’aboutissement d’une logique mise en œuvre dès la conception même du tourisme culturel.
Le problème qu’était chargé de résoudre le tourisme culturel était de concilier les intérêts de la culture et ceux du tourisme, initialement perçus comme antagonistes. L’analyse des discours balinais qui engagent une représentation de la relation entre les signifiants « culture » et « tourisme » m’a permis de comprendre comment ce conflit était résolu dans l’ordre du discours. L’antagonisme entre la culture et le tourisme était exprimé par un système d’oppositions contrastant les attributs respectivement affectés à chacun de ces termes, à savoir, « intérieur » vs « extérieur » et « culturel » vs « économique ». La solution apportée par le tourisme culturel a consisté à dénier la réalité de cette opposition en permutant les attributs afférents à la culture et au tourisme de manière à rendre possible le passage d’un terme à l’autre. Ce passage s’est traduit par un dédoublement de la conception que les Balinais se faisaient de leur culture, selon qu’elle était ou non appréhendée en rapport avec le tourisme.
Dans le discours du tourisme culturel, la « culture balinaise » (kebudayaan Bali) est présentée comme la « marque identitaire » (ciri khas) de Bali — de ce que les Balinais appellent leur « balinité » (Kebalian). En ce sens, leur culture constitue pour les Balinais un « patrimoine » (warisan) hérité de leurs ancêtres et qu’ils doivent conserver précieusement. Depuis la venue des touristes, cependant, la culture balinaise n’est plus la propriété exclusive des seuls Balinais. En tant que principale attraction de l’île, elle représente désormais l’« image de marque » (citra) de Bali. De sorte que, du fait de l’appréciation des touristes, leur culture est devenue pour les Balinais un « capital » (modal) qu’ils peuvent exploiter et faire fructifier (Picard, 1990b).
C’est le jeu permis par le passage de la culture balinaise d’une valeur de patrimoine à une valeur de capital qui autorise le discours du tourisme culturel à justifier la priorité accordée à la promotion du tourisme, puisque c’est le tourisme qui est à présent censé assurer la préservation de la culture dont dépend son développement. Mais pour que les Balinais en viennent à considérer leur culture comme un patrimoine à préserver, il a fallu que celle-ci soit au préalable convertie en un capital à exploiter. En ce sens, c’est la conception même de la culture comme capital qui induit celle de la culture comme patrimoine (Picard, 1995).
Les implications du tourisme sont ici redoublées par la politique culturelle de l’État indonésien, qui fait de la culture balinaise une “culture régionale” (kebudayaan daerah) appelée à entrer dans la composition de la culture nationale. De sorte que la culture balinaise se trouve placée dans une position analogue en regard du tourisme et de l’Indonésie — comme une ressource sollicitée pour contribuer à la fois au développement du tourisme international en Indonésie et à la construction de la culture nationale indonésienne. Mais pour que ceci s’avère possible, il aura fallu que la culture balinaise soit dépouillée de sa singularité anthropologique, afin de devenir commensurable à la fois aux autres cultures régionales de l’Indonésie et aux destinations touristiques avec lesquelles elle se trouve en concurrence. La mise en tourisme de Bali et son intégration dans l’appareil d’État indonésien combinent leurs implications pour classer la culture balinaise dans une série où elle n’est plus qu’un élément parmi d’autres (Picard, 1993).
Cette analyse m’a amené à conclure que ce que les autorités balinaises célébraient comme une « renaissance culturelle » n’est que le résultat de ce qu’elles dénonçaient naguère sous le nom de « culture touristique ». En devenant l’image de marque de Bali — ce qui fait la singularité de son produit touristique —, la « culture » est devenue la marque identitaire des Balinais — ce par quoi ils se définissent et en quoi ils se reconnaissent.
Il me semble que l’on peut parler de « culture touristique » dès lors que les Balinais en arrivent à confondre ces deux usages de leur culture, lorsque ce par quoi les identifient les touristes devient ce à quoi ils s’identifient, ou en d’autres termes lorsque les impératifs de la promotion touristique de leur culture informent à ce point les considérations qui motivent la volonté de sa préservation, qu’ils finissent par prendre l’image de marque de leur produit touristique pour marque identitaire de leurs productions culturelles.
L’identité balinaise à l’épreuve du tourisme.
L’analyse du tourisme culturel à Bali m’a permis de comprendre comment, loin de procéder de l’extérieur, la touristification d’une société la transforme de l’intérieur, en affectant l’idée qu’elle se fait d’elle-même. En effet, dès lors qu’une société se donne à consommer sur un marché, dès lors qu’elle cherche à se rendre désirable aux yeux de ses visiteurs, c’est la conscience que cette société a d’elle-même qui va s’en trouver modifiée, car l’échange touristique provoque un déplacement du lieu d’où ses membres en viennent à considérer leur identité, dans leur confrontation à l’altérité que figure pour eux la présence des touristes. Ce qui signifie que les populations locales ne sont pas les objets passifs du « regard touristique » (Urry, 1990) mais des sujets actifs qui construisent des représentations de leur culture à l’intention des touristes — des représentations fondées à la fois sur leurs propres systèmes de références et sur leur interprétation du désir des touristes.
Mon analyse est corroborée par la polémique qui agita l’opinion balinaise à la fin des années 1980, suite à la publication dans le principal quotidien de l’île d’un article intitulé « Les Balinais sont en train de perdre leur balinité ». L’auteur déclarait à ses compatriotes que, grisés par le regard admiratif des touristes, ils ne se rendaient pas compte que « l’authenticité de l’identité culturelle balinaise » était gravement compromise. Un sondage fut réalisé à cette occasion, d’où il ressortait que si 40% des personnes interrogées attribuaient à l’influence des touristes une érosion de la balinité, il y en avait 60% pour penser au contraire que la venue en nombre toujours croissant des touristes était la meilleure preuve de l’authenticité culturelle de Bali.
C’est ainsi qu’enjoints de se conformer à leur image, les Balinais ne se doivent pas seulement d’être balinais, mais d’être plus encore les dignes représentants de la « balinité », de devenir des signes d’eux-mêmes. Et toutes leurs tentatives d’affirmation de leur identité ne sont jamais que la réaction à cette prescription à laquelle ils ne sauraient se soustraire. Si bien qu’ils agréent la vision touristique de leur culture alors même qu’ils prétendent s’arracher à son emprise (MacCannell, 1984 ; Errington et Gewertz, 1989 ; Bruner, 1991). Telle est l’épreuve d’identité à laquelle sont soumis les Balinais — appelés à préserver et à promouvoir leur identité culturelle en référence au regard que porte sur eux le monde extérieur, ils en sont venus à quêter dans le miroir que leur tendent les touristes la confirmation de leur balinité (Picard, 1992 ; 1996 ; 2006).
La conclusion que j’ai tirée de mon étude sur le tourisme culturel à Bali est que le tourisme n’a ni « pollué » la culture balinaise ni provoqué sa « renaissance », pas plus qu’il n’a simplement contribué à la « préserver » — pour m’en tenir aux termes qui ont monopolisé les débats concernant l’« impact » du tourisme sur la culture balinaise. En revanche, la décision de promouvoir un tourisme « culturel » a sensibilisé les Balinais à leur culture, en suscitant de leur part un mouvement de réflexivité introspective. Tout s’est passé en l’occurrence comme si l’intérêt manifesté par les touristes — et l’argent qu’ils dépensent — avaient convaincu les Balinais qu’ils étaient en possession d’un bien précieux et périssable appelé « culture », perçu à la fois comme un capital à faire fructifier et comme un patrimoine à sauvegarder. Et à mesure qu’elle était valorisée à leurs propres yeux par le regard des touristes, leur culture devenait un objet susceptible d’être donné à voir et à consommer, y compris aux Balinais eux-mêmes. Mais à partir du moment où ces derniers se retrouvent face à leur culture comme à une entité dissociable d’eux-mêmes, ils encourent le risque de s’en voir dépossédés.
Tandis qu’elle était réifiée et appropriée par l’industrie touristique, leur culture devenait non seulement une source de profit et de fierté, mais également une cause d’anxiété pour les Balinais, qui ont fini par se demander s’ils étaient bien toujours authentiquement balinais. De sorte que la promotion touristique de leur culture a provoqué un questionnement des Balinais sur leur identité, sur ce qu’ils appellent leur « balinité ». Et c’est à cette question que j’en suis venu à m’intéresser, en déplaçant le champ de mes investigations de la mise à l’épreuve de l’identité balinaise par le tourisme à la construction dialogique d’une identité balinaise.
La construction dialogique d’une identité balinaise.
C’est ainsi que j’ai été amené, de par la logique même des questions que je filais, à entrer plus avant dans l’étude de la société balinaise, tout en élargissant mon champ d’investigation à l’ensemble national pluriethnique et pluri-religieux dont Bali est partie prenante. Et pour mener à bien ces recherches, il m’a paru plus approprié de collaborer avec des indonésianistes. C’est dans cette intention que j’ai rejoint le Laboratoire Asie du Sud-Est et Monde Austronésien (Lasema) en 1991.
Comme je devais m’en rendre compte au cours de mes recherches, le questionnement identitaire des Balinais ne date pas de la venue en masse de touristes dans les années 1970. Il remonte en fait à la conquête de Bali au début du 20e siècle et à son intégration dans l’empire colonial des Indes néerlandaises. Et il s’est trouvé réactivé après l’indépendance de l’Indonésie, lorsque les Balinais sont devenus des citoyens du nouvel État-nation.
Pour comprendre l’idée que les Balinais se font aujourd’hui de leur identité, j’ai donc entrepris de reconstruire leur ethnogenèse en retraçant l’évolution des dialogues qu’ils ont engagés avec leurs divers interlocuteurs — à savoir, non seulement les touristes et les opérateurs touristiques qui, avec les artistes, les orientalistes et les ethnologues, ont contribué à composer l’image de Bali, mais encore les nationalistes javanais, les prédicateurs musulmans, les missionnaires chrétiens et les réformateurs hindouistes, sans oublier les administrateurs néerlandais, qui ont travaillé à façonner la société balinaise conformément à leurs visées, une tâche poursuivie de nos jours par leurs émules indonésiens.
En même temps qu’elle rendait les Balinais conscients de leur balinité, cette confrontation avec des interlocuteurs étrangers les incitait à expliciter ce qu’il en est d’être balinais en des termes accessibles à des non-Balinais. Si bien que le même mouvement qui poussait les Balinais à affirmer leur identité les dépossédait de leur parole propre, en les forçant à se penser dans des catégories étrangères et tout d’abord dans une langue qui n’est pas la leur — malais et néerlandais à l’époque coloniale, indonésien depuis l’indépendance et anglais avec le tourisme international.
Les Balinais se sont appliqués à faire sens des bouleversements provoqués par l’intégration de leur île dans un ensemble socio-politique élargi, en se définissant à la fois comme un groupe ethnique, caractérisé par des coutumes qui lui sont propres, et comme une minorité religieuse, îlot d’hindouisme dans un archipel musulman. Par la suite, le regard esthétisant porté par les visiteurs étrangers sur certaines manifestations de leur vie quotidienne devait persuader les Balinais qu’ils étaient des « artistes », tout en stimulant chez eux un intérêt nouveau pour leurs traditions culturelles.
C’est ainsi que les Balinais en sont venus à formuler leur « balinité » dans les termes d’une unité indivisible entre la « religion » (agama), la « coutume » (adat) et la « culture » (budaya). Loin d’exprimer une essence primordiale comme ils le prétendent, cette formulation traduit les emprunts sémantiques et les recompositions conceptuelles auxquels les Balinais ont dû procéder du fait de l’ouverture de leur espace social, suite à la colonisation puis à l’indonésianisation de leur île, sans oublier sa touristification (Picard, 1997 ; 2002). Mais si l’on doit reconnaître que les Balinais ne sont pas en mesure de choisir les termes de leur discours, il faut convenir en revanche qu’ils se sont approprié ces termes et les ont interprétés conformément à des structures sociales, à des valeurs culturelles et à des objectifs politiques qui leur sont propres.
Toujours est-il que tout en poursuivant l’investigation de ces questions identitaires, je n’en continuais pas moins à suivre le développement du tourisme à Bali.
Le développement du tourisme et ses problèmes dans les années 1990.
Depuis les années 1990, la physionomie de Bali s’est transformée à un rythme accéléré, à mesure que l’île se trouvait de plus en plus étroitement enserrée dans les réseaux croisés de l’appareil d’État national et de l’industrie touristique internationale. Le tourisme a connu un essor spectaculaire, en raison des initiatives prises par le gouvernement indonésien dans le cadre d’un programme de relance des exportations, après la chute des prix des produits pétroliers qui a réduit dangereusement les recettes en devises du pays. Les entrées de visiteurs étrangers à Bali sont passées d’environ 300 000 au début des années 1980 à près de 2 000 000 à la fin des années 1990, tandis que dans le même temps la capacité hôtelière passait de 4 000 à quelque 40 000 chambres.
À vrai dire, on ne connaît pas le nombre de touristes visitant Bali chaque année. Les seules données précises concernent les entrées de visiteurs étrangers par l’aéroport international de Bali, qui sont enregistrées par les services d’immigration de la province. Ces données ne prennent pas en considération les touristes arrivant à Bali sur des vols intérieurs, ni ceux venant par le ferry ou sur un navire de croisière. Par ailleurs, les entrées de touristes domestiques ont connu ces dernières années une augmentation rapide, au point qu’ils sont devenus plus nombreux que les touristes étrangers.
Il est certain que le tourisme a été le principal moteur de la croissance économique spectaculaire qu’à connue Bali, dont le revenu moyen par habitant est devenu l’un des plus élevés d’Indonésie. Avec les activités qu’il a engendrées, comme l’artisanat, la confection et les petites industries familiales, le tourisme a contribué pour les deux tiers au produit domestique brut de la province tout en absorbant plus de la moitié de la main-d’œuvre employée. Mais ce résultat enviable a un prix. D’abord une certaine marginalisation des Balinais, qui se sont vus progressivement expropriés de la conduite de leur économie. Ensuite une distribution très inégale des revenus du tourisme, tant au sein de la population qu’entre les départements. C’est ainsi que le sud de l’île, où se trouvent à la fois la capitale, Denpasar, l’aéroport et les principales stations balnéaires, reçoit la plus grosse part de la manne touristique.
La prospérité apportée par le tourisme a accéléré l’urbanisation et favorisé l’émergence d’une classe moyenne balinaise, dont l’opinion a commencé de se faire entendre sur la scène nationale. Dès le début des années 1990, les Balinais se sont mobilisés contre le pillage des ressources naturelles et culturelles de leur île. Ils ont notamment protesté contre de grands projets d’aménagement touristique, pilotés par l’élite du pouvoir à Jakarta en partenariat avec des investisseurs étrangers. Toute forme d’opposition politique étant interdite par le gouvernement, ces projets ont été contestés au nom des dommages qu’ils infligeaient à l’environnement.
Le fait est qu’en raison d’une planification insuffisante et de l’absence de contrôle, la spéculation et la corruption se sont généralisées. L’environnement s’est dégradé à mesure que les rizières et les plages étaient bétonnées. L’érosion du littoral est devenue préoccupante et l’eau potable viendra bientôt à manquer. Sa pollution s’aggrave, tout comme celle de l’air, tandis que les ordures s’accumulent dans des décharges saturées. Les infrastructures sont incapables de supporter la charge des activités qui se multiplient dans l’île. Plus grave encore aux yeux des Balinais est la conversion de la terre en marchandise. Son aliénation suscite des tensions au sein des familles et dépossède les Balinais de leur propriété foncière ancestrale, qui est le fondement de leur mode de vie traditionnel.
La crise financière et la chute de Suharto.
La crise financière asiatique de 1997 a débouché en Indonésie sur une crise politique, qui a abouti à la démission du Président Suharto l’année suivante. La chute de Suharto a débloqué le jeu politique et libéré les forces centrifuges dans les régions, en ouvrant une ère de réformes, caractérisée par un processus de décentralisation et une réaffirmation des identités culturelles, ethniques et religieuses, sur fond de crise économique et sociale.
Grâce au tourisme, Bali s’est trouvée moins affectée par la crise que d’autres régions, dans la mesure où son insertion dans les réseaux internationaux a rendu l’économie de l’île moins dépendante des subsides de l’État. En outre, la dévaluation de la rupiah indonésienne a stimulé le tourisme et les exportations balinaises (Hitchcock et Darma Putra, 2007, chap. 8). Par ailleurs, Bali est restée dans une large mesure à l’écart des conflits politiques, ethniques et religieux qui se sont multipliés dans l’archipel. Les Balinais ont tendance à attribuer ce résultat à leur pacifisme et à leur tolérance. En réalité, la raison en est surtout que les enjeux financiers liés au tourisme ont incité les politiciens, les militaires et les entrepreneurs concernés à protéger Bali des troubles affectant les régions voisines. Cela dit, Bali a connu son lot de perturbations et de violences, mais les autorités ont pris soin de les étouffer dans l’œuf et d’éviter qu’elles ne s’ébruitent, de peur d’inquiéter les touristes.
La prospérité procurée par le tourisme a accru la venue à Bali de migrants indonésiens en quête d’emploi. Cette arrivée massive de prolétaires et de petits commerçants — musulmans pour la plupart — a suscité une crispation identitaire chez les Balinais, manifestée par des flambées de xénophobie à l’encontre non pas des touristes étrangers mais des musulmans indonésiens. Cette crispation identitaire était d’autant plus marquée que la chute de Suharto a stimulé la radicalisation de l’islam politique en Indonésie.
L’attentat de Kuta et ses suites.
C’est dans ce contexte de situation déjà tendue qu’est survenu l’attentat terroriste du 12 octobre 2002 dans la station balnéaire de Kuta, qui a fait plus de 200 morts — des touristes pour la plupart — et des centaines de blessés. Dans les jours qui ont suivi l’attentat, la panique s’est emparée des touristes, qui ont déserté Bali. Le taux moyen d’occupation des hôtels est tombé de 70% à moins de 20% (Hitchcock et Darma Putra, 2007, chap. 9).
Tandis que diverses mesures d’assistance étaient prises pour venir en aide aux Balinais et redresser leur économie, certains leaders d’opinion ont estimé que l’effondrement de l’industrie touristique devait être mis à profit pour réévaluer le développement de l’île et modifier ses priorités. Ils ont préconisé de mettre en œuvre un tourisme respectueux de l’environnement et qui profite vraiment aux Balinais. Ils ont également plaidé en faveur d’un développement économique plus équilibré, faisant une large place à l’agriculture et à l’artisanat plutôt que de dépendre trop exclusivement du tourisme. Mais leur plaidoyer est resté lettre morte, l’objectif du plan de relance étant de faire revenir au plus vite le plus grand nombre possible de touristes.
Toujours est-il qu’après un effondrement brutal, le tourisme a repris de plus belle en 2004. Les entrées directes de visiteurs étrangers, qui étaient tombées à moins d’un million en 2003, sont remontées à près d’un million et demi en 2004. Mais la composition du marché avait changé. À la place de touristes venant d’Australie, d’Europe et des États-Unis, la plupart proviennent désormais d’Asie de l’Est et du Sud-Est (Japon, Taïwan, Corée du Sud, Singapour, Malaisie, Chine). Ces touristes asiatiques restent moins longtemps dans l’île et dépensent moins d’argent que les touristes occidentaux. De sorte que les revenus tirés du tourisme et des activités dérivées ont nettement diminué.
2005 s’annonçait comme l’année de tous les records, lorsque Bali a été frappée à nouveau par un attentat islamiste, le 1er octobre. Il n’y a pas eu cette fois de mouvement de panique parmi les touristes, comme s’ils avaient fini par s’habituer au terrorisme. Mais le tourisme a nettement décliné en 2006, pour reprendre avec une vigueur renouvelée dès 2007. En 2009, les deux millions d’entrées directes de visiteurs étrangers ont été atteints pour la première fois, tandis que la capacité hôtelière dépassait les 60 000 chambres. Ceci sur une île de 5 600 km2, peuplée de plus de 3 500 000 habitants, dont on estime que les deux tiers sont dépendants du tourisme.
Ajeg Bali.
La formulation de la balinité a pris une tournure nouvelle en réponse au sentiment d’insécurité suscité par l’attentat de 2002. Dans les mois qui l’ont suivi, un groupe de journalistes, d’universitaires et de politiciens ont œuvré à la promotion d’une nouvelle acception de l’identité balinaise, popularisée par le slogan « Ajeg Bali », que l’on pourrait traduire par « Bali debout » — le terme balinais ajeg combine l’idée de résistance et de détermination à une image de droiture et d’érection. Ce nouveau slogan s’avère désormais incontournable et on le retrouve immanquablement dans tout discours traitant de Bali et de son devenir.
Aux dires de ses initiateurs, Ajeg Bali a pour objectif de « sauvegarder la culture balinaise, afin que Bali ne perde pas sa balinité ». La situation critique de Bali n’est pas due seulement à l’attentat, mais au fait que les Balinais ont perdu le contrôle de leur île, qui est surchargée de constructions, envahie par les immigrés, exploitée par les investisseurs étrangers, colonisée par Jakarta et menacée par l’islam. Aujourd’hui, Bali est au bord de la destruction et les Balinais sont en train de devenir des étrangers sur leur propre terre.
À première vue, Ajeg Bali apparaît comme la simple continuation du discours de la balinité sous une nouvelle mouture. Mais, à l’examen, Ajeg Bali diffère à plusieurs égards des précédentes affirmations identitaires balinaises.
D’un côté, depuis les attentats, les Balinais sont plus que jamais sur la défensive et leur île est en état de siège. Cette agression a exacerbé le sentiment de leur vulnérabilité en tant que minorité ethnique et religieuse au sein de l’État-nation indonésien. De fait, les Balinais n’ont pas seulement été frappés au portefeuille, mais peut-être encore davantage se sont-ils sentis insultés dans leur honneur, sinon même dans leur virilité. D’où le caractère à la fois défensif et belliqueux de leur nouvelle posture identitaire, nettement plus exclusive que la formulation originelle de la balinité et que le discours du tourisme culturel.
D’autre part, loin de resserrer les rangs des Balinais face aux dangers qui les menacent de l’extérieur, Ajeg Bali a suscité des critiques contradictoires dans l’île. Les intellectuels progressistes reprochent à ses inspirateurs de chercher à figer la société balinaise en préservant des coutumes et des valeurs périmées, dans le but tout à la fois de conforter les privilèges abusifs des élites traditionnelles et de répondre aux attentes des touristes. Ils dénoncent une idéologie xénophobe, qui flatte un primordialisme ethnique en érigeant des barrières entre Balinais et non-Balinais, tout en attisant un fondamentalisme hindouiste en réponse aux pressions islamiques. Mais si les intellectuels progressistes associent Ajeg Bali à la montée d’un fondamentalisme hindouiste, les fondamentalistes hindouistes pour leur part accusent ses initiateurs de promouvoir une identité balinaise culturelle et ethnique au détriment de l’hindouisme. À leurs yeux, le mot d’ordre à promouvoir doit être Ajeg Hindu, car c’est l’hindouisme qui est pour eux l’ultime garant de l’identité balinaise.
Ces critiques contradictoires à l’encontre d’Ajeg Bali attestent la désintégration de la construction discursive de la balinité, tiraillée qu’elle est entre appartenance ethnique, affiliation religieuse et promotion culturelle (Picard, 2009).
Le dilemme de l’identité balinaise.
Reste à comprendre comment les Balinais en sont arrivés là. En les contraignant à rendre compte explicitement de ce qu’il en est d’être Balinais, l’occupation coloniale a fait émerger le sens de leur identité, d’abord ethno-religieuse, puis culturelle. Une fois devenus des citoyens indonésiens, les Balinais ont affirmé le caractère distinctif de Bali comme un bastion hindouiste dans un État-nation à dominante musulmane. Tant que Suharto était au pouvoir, la situation est restée relativement claire, en ce sens que les Balinais avaient tendance à blâmer les non-Balinais pour les problèmes auxquels ils étaient confrontés. À l’époque, le principal contentieux entre Bali et Jakarta portait sur le contrôle du tourisme et l’appropriation de ses revenus.
Avec la chute de Suharto en 1998, la façade d’unanimité a commencé à se fissurer. Tout s’est passé comme si, une fois leur identité établie et reconnue — grâce, notamment, au succès de leur île comme destination touristique —, l’unité des Balinais se désagrégeait. Non que Bali ait jamais été la société harmonieuse et solidaire décrite dans les brochures touristiques, mais les conflits intra-balinais devenaient trop visibles pour que le blâme puisse être rejeté sur les non-Balinais.
L’attentat de 2002 allait faire oublier pour un temps ces dissensions internes, en provoquant parmi les Balinais un élan de solidarité unanime, tous unis contre les terroristes. Dans ces circonstances, la campagne Ajeg Bali apparaît comme un mouvement de réaffirmation identitaire, qui tente de protéger les Balinais contre les menaces étrangères en présentant un front uni contre l’extérieur. Si bien que les Balinais sont incités à se réfugier dans une définition exclusive de leur identité à un moment où la frontière entre le dedans et le dehors de Bali est devenue de plus en plus difficile à délimiter en raison de l’hétérogénéité croissante de sa population — non seulement des Indonésiens de diverses origines ethniques et de différentes confessions, mais encore des milliers de résidents étrangers installés à demeure, sans oublier bien sûr les millions de touristes de passage.
Bali se trouve aujourd’hui dans une situation paradoxale. D’un côté, le tourisme a ouvert l’île et accru sa dépendance à l’égard du monde extérieur. Mais de l’autre, leur spécificité religieuse, leur penchant ethnocentrique et les agressions dont ils se sentent victimes ont conduit les Balinais à cultiver une mentalité obsidionale, qui ne les prépare guère à affronter leurs problèmes.
À l’issue d’une recherche que j’ai voulue à la fois diachronique, contextuelle et émique, j’en suis venu à appréhender le tourisme non plus comme un évènement exogène mais comme un phénomène intrinsèque à l’histoire de Bali. En permutant ma position initiale, en déplaçant mon investigation de l’épreuve du tourisme pour l’identité balinaise au rôle joué par le tourisme dans la construction dialogique d’une identité balinaise, il me semble que je me suis placé dans une meilleure position pour élucider les contraintes auxquelles se trouvent confrontés différents acteurs locaux qui cherchent à s’en approprier les enjeux à la poursuite de leurs objectifs propres.
C’est que le tourisme est inextricablement lié à d’autres processus de changement — global, national et local —, au point que le chercheur doit selon moi s’intéresser aux modalités circonstanciées dans lesquelles le tourisme participe de ces processus, plutôt que de cultiver l’illusion que ses soi-disant « impacts » pourraient être isolés et circonscrits.