« Savoir de qui nous devons avoir peur » (p. 66), et accréditer « l’idée qu’il n’y a pas de politique sans désignation de l’ennemi » (p. 75) : tels sont pour Marc Crépon deux des principaux objectifs de Samuel Huntington dans son ouvrage Le choc des civilisations (Huntington, 1996) issu d’un article paru pendant l’été 1993 dans Foreign Affairs (1993 ; traduction française dans Commentaire, 1994). Car il faut dire et redire que cette théorie du « choc des civilisations » qui se présente comme une grille scientifique de lecture du monde est d’abord et avant tout une arme de guerre (Dagorn, 1999 ; Retaillé, 1998).
C’est ce à quoi s’atèle Marc Crépon dans L’imposture du choc des civilisations, paru en juin 2002 aux éditions Pleins Feux, et à qui on doit l’excellent Géographies de l’esprit (Payot, 1996) et la direction du récent Cahier de l’Herne sur Nietzsche (2001). Comment montrer les raisonnements de « tous ceux, terroristes compris, qui n’ont d’autres objectifs que de globaliser l’objet de notre peur » (p. 66) ? D’abord en s’attelant à démonter cette globalisation ici comprise comme la généralisation abusive du concept de « civilisation ». Ensuite en montrant que nous avons à notre disposition d’autres modèles de lecture du monde, que « notre conscience politique (peut) prendre une dimension cosmopolitique et planétaire » et qu’il peut « y avoir une paix fondée sur le droit », une société-monde (Lévy, 1996 ; Dagorn 2003-a) où « progressivement, les individus de toutes les sociétés existantes commenceraient à se sentir cointéressées à ce qui se passe dans le monde. Or, c’est exactement l’inverse que propose Huntington. Nous ne pouvons nous sentir concerné », explique-t-il, « que par les événements qui interviennent dans notre sphère civilisationnelle. Le reste ne nous regarde pas […] » (p. 68).
La lecture de cet ouvrage de Marc Crépon est d’autant plus nécessaire que l’on constate que les idées de Samuel Huntington ont contaminé des pans entiers de la réflexion politique. Ainsi – pour commencer par deux exemples qui ne sont pas du tout isolés – on peut lire dans un numéro Hors-Série du Nouvel Observateur intitulé « La Guerre des dieux » (n°46, janvier 2002) les trois sous-titres suivants : « Le conflit des valeurs est-il inéluctable ? Les droits de l’homme sont-ils universels ? Le choc des huit civilisations majeures ». On aura noté que si on peut éventuellement se poser la question de l’universalité des droits de l’homme, la question du « choc des civilisations » est déjà réglée : ce choc est indiqué sous la forme d’une affirmation et non d’une interrogation. Sur France Info ensuite, une journaliste présente une conférence de Lionel Jospin aux États-Unis fin 2002, et précise que parmi les invités à ce colloque, on trouve également ce Samuel Huntington « qui avait prévu les attentats du 11 septembre 2001 ».
Une théorie qui s’est déjà insinuée jusque dans les programmes scolaires de Troisièmes et de Terminales.
Dès avant 2001 la carte des « civilisations » selon Huntington, et certains de ses arguments, sont entrés dans les manuels de géographie de Terminales en 1998 et de Troisièmes en 1999 : sous couvert d’analyses à la Braudel sur les Grammaires des civilisations, (Braudel, 1963), ce sont en réalité certaines des idées de Huntington qui apparaissent désormais dans ces ouvrages, le manuel de Terminales Bréal étant le plus explicite sur la question. La confusion entre les analyses en termes de distance culturelle et de « choc des civilisations » manière Huntington est dans presque tous ces ouvrages particulièrement visible. Seul le Magnard Terminales échappe à cette confusion. Dès avant 2001 on trouve dans des journaux comme Le Monde, pourtant peu suspect a priori, de plus en plus d’analyses en termes de guerre de civilisations et de religions. C’est particulièrement vrai des analyses de Henri Tincq – qui suit les questions religieuses au Monde – qui utilise abondamment la grille de lecture du « choc des civilisations » pour présenter certains conflits. Le 6 juillet 2000 par exemple, Le Monde consacre la page deux en entier à l’analyse des « “points chauds” du conflit entre islam et christianisme » : présentant la situation en Indonésie, aux Philippines, au Pakistan, au Nigeria et au Soudan, Henri Tincq affirme que « ces cinq points chauds illustrent la persistance d’une dangereuse confrontation internationale entre islam et christianisme ». Le quotidien est d’ailleurs assez souvent schizophrène sur ce point : le 27 décembre 2000, Jean-Claude Pomonti analysait la même situation en affirmant que « les attentats anti-chrétiens en Indonésie sont avant tout politiques » (p. 3).
Mais bien sûr c’est au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 que la grille de lecture du « choc des civilisations » va sembler particulièrement pertinente. Dominique Dhombres dans Le Monde : « Que dit Huntington qui semble se vérifier dans l’horrible fracas des tours Jumelles de Manhattan […] Les attaques suicides menées contre l’Occident, son coeur financier (Wall Street) et militaire (le Pentagone) ne sont qu’un début », (Jeudi 13 septembre 2001, p. 19). Denis Jeambar et Alain Louyot dans L’Express du 13 septembre affirment que « les effroyables attentats commis aux États-Unis […] ouvrent une nouvelle ère dans l’histoire du monde, (et) consacrent une fracture entre civilisations ». Comme beaucoup, ils voient dans le « choc des civilisations » la clé pour comprendre ce qui est en train de se passer. Leur article intitulé « Guerre contre l’occident » publie la carte du « choc des civilisations » et tous leurs arguments renvoient à Huntington : « Le mardi 11 septembre 2001 apparaît donc […] comme le premier jour de cette guerre civilisationnelle entre l’islam et l’Occident. Mais c’est aussi le cours de l’histoire qui s’emballe. Comme cela s’est déjà produit depuis quatorze siècles dans les relations entre le monde musulman et le monde chrétien devenu occidental. Ce n’est pas une parenthèse, comme l’a été, le temps d’un siècle, l’affrontement entre la démocratie et le communisme, mais une très vieille affaire, une rivalité plus que millénaire dont l’intensité a varié en fonction de la démographie, du développement économique et de la fureur religieuse des deux camps ». N’ayant jamais pu faire leur deuil de l’ordre international de la guerre froide, n’ayant jamais accepté la fin de la belle ordonnance du géopolitique au profit de la complexité de l’émergence du politique à l’échelle-monde, de nombreux analystes et intellectuels trouvent chez Huntington, soit les raisons d’un nouveau « containment », soit celles d’une valorisation de la volonté de puissance. L’exemple le plus fameux est le texte de soutien à la guerre en Afghanistan What we’re fighting for, publié en février 2002 et signé par soixante intellectuels états-uniens de renom, Francis Fukuyama, Samuel Huntington ou encore Michael Walser (voir à ce sujet dans EspacesTemps.net les deux avis contradictoires de Jean-Louis Margolin, « Sud contre Nord, vraiment ? » et de René-Eric Dagorn « In Gun we Trust. La re-géopolitisation du monde »).
C’est contre tout cela que Marc Crépon entreprend la tache de « déconstruire l’interprétation des événements du 11 septembre 2001 en termes de “choc des civilisations” » (quatrième de couverture). En un peu plus de quatre-vingt pages il parvient à montrer à la fois les faiblesses de la théorie de Huntington, les dangers des lectures en termes de « chocs des civilisations » et surtout l’imposture que constitue cette « vision » du monde. C’est un ouvrage important qui a été écrit ici. Un ouvrage qui décortique d’abord les insuffisances du concept de civilisation façon Huntington, et qui met ensuite en évidence la vision perverse du politique qui apparaît dans la thèse du « choc ». L’imposture du choc des civilisations nous met devant la nécessité de nous réapproprier le beau mot de « civilisation » sali par la médiocrité de la thèse de Huntington.
Les insuffisances du concept de civilisation chez Huntington.
Samuel Huntington utilise le mot « civilisation » dans un sens bien précis : dans son article d’abord, puis dans le chapitre 3 de son ouvrage, la « civilisation » est définie comme « le mode le plus élevé de regroupement et le plus haut niveau d’identité culturelle dont les humains ont besoin pour se distinguer des autres espèces. Elle se définit à la fois par des éléments objectifs, comme la langue, l’histoire, la religion, les coutumes et par des éléments subjectifs d’auto-identification […]. Les civilisations sont les plus gros “nous” et elle s’oppose à tous les autres “eux” » (Huntington, 1997, p. 40 ; cité p. 29-30). Marc Crépon note immédiatement les liens entre cette définition et les travaux d’Oswald Spengler et de Arnold Toynbee. Dans Le déclin de l’occident (Spengler, 1918) et dans un autre texte moins connu publié à la fin des années 20, Les années décisives, Spengler analyse « la pluralité concurrentielle des civilisations (qui) rythme l’histoire du 20e siècle » (p. 27) et propose de voir comme principal danger à venir celui de « l’attaque de tous les blancs en général par la masse totale de tous les peuples de couleur qui peu à peu se rendent compte de la communauté de leurs intérêts » (Spengler, 1928 ; cité p. 27). Huntington, qui se réclame à plusieurs reprises dans son livre des analyses de Spengler, le suit largement sur ce point : dans une période de crise ou « l’ennemi traditionnel » cesse d’être facilement identifiable (fin de la première guerre mondiale pour Spengler, fin de la guerre froide pour Huntington), désigner les civilisations ennemies, c’est « donne(r) un objet concret à l’angoisse diffuse qui accompagne toute crise, (c’est) rationalise(r) et justifie(r) la peur » (p. 28). De la même façon, dans sa monumentale Study of History, Toynbee utilise largement le concept de civilisation et son influence est évidente sur le travail de Huntington (Toynbee, 1934-1939). Marc Crépon propose alors une critique en trois temps du concept de civilisation tel qu’il apparaît chez Huntington. Utilisant les analyses que Raymond Aron avait proposées à la fin des années 50 lors d’un colloque à Cerisy (Aron [dir.], 1961) à propos du concept de civilisation chez Toynbee, Marc Crépon démonte les « trois questions que l’on retrouve dans le Choc des civilisations : celle de l’originalité, celle de la cohérence et celle du schème du devenir » (p. 29). Le premier problème de Huntington est celui de l’originalité : montrer qu’il ne peut y avoir de civilisation universelle, pas plus que d’humanité. Les civilisations sont « non seulement l’identité la plus large, mais surtout la dernière que l’on est susceptible de reconnaître […]. Chaque civilisation a son esprit spécifique et […] ces esprits spécifiques sont incapables de se comprendre et donc de s’entendre » (p. 29 et 32). En restant à l’intérieur du concept de civilisations juxtaposées, Huntington cherche à démontrer à tout prix que les valeurs démocratiques d’égalité et de liberté n’ont de sens qu’à l’intérieur de la civilisation occidentale, que dans les autres civilisations, ces valeurs n’ont aucune existence. La différence entre civilisations n’est pas conjoncturelle, elle est essentielle. Marc Crépon précise bien sûr qu’il ne s’agit pas de nier « qu’au sein de l’Islam est apparu depuis une vingtaine d’années […] une opposition systématique à “l’Occident” ». Ou, pour le dire mieux, qu’on a assisté dans cette partie extrême de l’islam à la « fabrication de (l’)’Occident’ comme le responsable de tous les maux, et l’ennemi à combattre » (p. 39-40). « Mais doit-on pour autant ignorer, au sein des sociétés islamiques (comme le fait systématiquement Huntington) l’existence d’autres aspirations […] ? L’idée et surtout le désir de démocratie (de liberté et d’égalité) ne sont pas le privilège de l’Occident […]. Sous prétexte qu’ils travaillent souvent dans la clandestinité, qu’ils sont loin encore d’être majoritaires, faut-il les vouer d’avance à l’échec ? » (p. 41-42). Marc Crépon s’appuie sur le célèbre livre de Mahmoud Hussein, Versant sud de la liberté.
(Hussein, 1989) pour montrer que la modernité n’est pas réservée à l’occident, et qu’il peut y avoir également des grammaires de l’individu (selon le beau titre du récent ouvrage de Danilo Martucelli) dans les pays du sud. Récemment encore, lors d’une des dernières grandes conférences de l’utls en 2000, les deux auteurs qui utilisent le pseudonyme de Mahmoud Hussein (Bahgat Elnadi et Adel Rifaat) insistaient sur « l’émergence de l’individu dans les sociétés du sud » (Hussein, 2001). Ce sont ces individus, porteurs des processus de civilisation justement (au sens de Norbert Elias), que Huntington décide de ne pas voir. Ou plutôt qu’il décide de faire perdre dans le combat qui les oppose aux intégristes. « (V)ont gagn(er), ceux qui sont conformes à ce qu’il suppose […] être l’essence (de la civilisation) […]. Autrement dit, on postule à l’avance que le sentiment d’appartenance à une civilisation abolit tout jugement critique – qu’il agit comme un atavisme indépassable. On ne saurait imaginer un déterminisme plus rigide » (p. 43 et 46).
Le deuxième postulat de Huntington menant à sa vision réductrice de la civilisation est celui de la cohérence. « Pour prouver que les civilisations sont originales, il faut, en effet, que ces différents domaines aillent dans le même sens, que rien ne puisse entamer le dogme de leur étanchéité, de leur incommunicabilité, de leur absence de relations autre que concurrentielles et conflictuelles » (p. 47). Or rien n’est moins sûr. Dans le colloque de Cerisy consacré à la discussion du concept de civilisation chez Toynbee, Henri-Irénée Marrou revenait sur cet aspect de la réflexion en termes de civilisations : parlant du sud de la France au 12e siècle, Marrou rappelait que « dans la civilisation que j’isole en ce moment, il y a sans doute de l’originalité, il y a sans aucun doute de la cohérence, mais il n’y en a jamais assez, il n’y en a jamais tout à fait assez […]. Jamais nous ne trouvons […] une civilisation totalement unifiée ; sinon peut-être sous sa forme utopique, au moment où elle est en train de se détruire […]. La notion de civilisation se révèle comme un instrument provisoire sans cesse dépassé » (Aron (dir.), 1961, p. 49 ; cité p. 47-48). Dire cela c’est faire apparaître une des grandes faiblesses méthodologiques de Huntington : il postule une originalité maximale et une cohérence toujours suffisante pour nier (ou ignorer) tout ce qui viendrait mettre sa définition de la civilisation en question. Prétendant s’appuyer sur Braudel il fait l’impasse sur l’un des éléments les plus importants de la réflexion braudelienne : l’étagement de la causalité. Là où Braudel développait largement l’idée des causalités multiples, des temps multiples – multiplicités non emboîtées d’ailleurs mais plutôt enchevêtrées – Huntington ne voit qu’une seule causalité partout et toujours : la sur-détermination par l’appartenance civilisationnelle. « Le double postulat de l’originalité et de la cohérence le font recourir à une causalité toujours simpliste » (p. 51). Marc Crépon analyse alors la manière réductrice et caricaturale avec laquelle Huntington analyse les conflits en Bosnie en ex-Yougoslavie. Avant de conclure sur ce deuxième point : « souscrire à la théorie d’une causalité unique […] c’est donc privilégier systématiquement l’explication la plus faible et, plus grave encore, celle qui fait l’objet des instrumentalisations idéologiques et politiques les plus destructrices – c’est finalement aller toujours dans le sens de ceux qui cherchent des justifications à la violence […]. La théorie du “choc des civilisations” […] est […] exactement la théorie qui convient aux terroristes, car elle est, à leurs yeux, la meilleure justification de la terreur » (p. 54).
Enfin, le troisième problème que pose la lecture du mot civilisation par Huntington est celui du « schème du devenir ». Commun à Spengler, à Toynbee et à Huntington, ce point capital « stipule que les civilisations évoluent en passant d’une période de troubles ou de conflits à l’installation d’un État universel, avant de connaître le déclin et la désintégration » (Huntington, 1997, p. 41 ; cité p. 55). Marc Crépon fait clairement apparaître comment ce schème du devenir est lié d’abord à l’idée de déclin et plus encore à l’idée « qu’une civilisation cesse d’exister ou de prospérer quand elle n’est plus identique à l’idée qu’on s’en fait. C’est lier son existence au maintien de l’originalité et de la cohérence […] sans admettre d’autre forme de devenir que la préservation de ces fictions (l’identité à soi, l’homogénéité, quand ce n’est pas la pureté ou l’intégrité) » (p. 56).
Créer une arme de guerre sous couvert d’une théorie des relations internationales.
Le « choc des civilisations » se veut donc porteur d’une philosophie de l’histoire. Mais il ne se limite pas à cela. Samuel Huntington propose également une théorie des relations internationales. C’est d’ailleurs ainsi qu’il présente l’objectif de son ouvrage : reconstruire un modèle général d’analyse des relations internationales permettant de retrouver une théorie englobante après la fin de la guerre froide. « Or cette théorie a deux piliers : la culture de la peur et la culture de l’ennemi […]. Le livre ne cesse de chercher à provoquer la peur du lecteur. Il n’a même pas d’autre but : apprendre aux Américains à redouter l’Islam […] et la Chine. C’est donc notre rapport au monde que ce livre entend changer, du tout au tout – l’orientation de notre pensée et celle des relations internationales. La pensée comme l’action doivent être gouvernées par une nouvelle forme de certitude : savoir de qui nous devons avoir peur » (p. 65-66). S’appuyant sur un ouvrage de Karl Jaspers publié en 1958, La bombe atomique et l’avenir de l’homme, Marc Crépon analyse alors les conditions qui permettent de passer d’une simple trêve fondée sur la peur et la résignation (l’équilibre de la terreur pendant la guerre froide par exemple) à une paix fondée sur le droit. Précisons que Marc Crépon n’entend pas proposer ici une analyse générale de cette idée, mais, montrer à partir du livre de Karl Jaspers, les présupposés de la théorie de Huntington. Trois conditions alors, des conditions psychologiques, étaient requises par Jaspers. La première de ces conditions, nous l’avons indiqué dès l’introduction de ce compte rendu. Elle est essentielle, reprenons-là entièrement : « notre conscience politique devait prendre une dimension cosmopolitique et planétaire. Autrement dit, il ne pourrait y avoir de paix fondée sur le droit qu’à partir du moment où, progressivement, les individus de toutes les sociétés existantes commenceraient à se sentir co-intéressées à ce qui se passe dans le monde. Or c’est exactement l’inverse que propose Huntington. Nous ne pouvons nous sentir concernés […] que par les événements qui interviennent à l’intérieur de notre sphère civilisationnelle. Le reste ne nous regarde pas » (p. 68). On voit clairement apparaître ici les éléments du modèle communauté-société qui permettent de dépasser la simple description des oppositions et de leur donner un sens normatif (Dagorn, 2003-b).
La deuxième condition selon Jaspers, que Marc Crépon reprend comme critique de Huntington, c’est qu’il faut que « notre attachement à l’égalité et à la liberté (en tant que principe démocratique) excède les limites de notre territoire, les limites de l’appartenance à un peuple ou à une civilisation donnés » (p. 69). C’est ce que Norbert Elias analysait dans l’un de ses derniers textes en constatant la capacité des sociétés complexes à créer, pour les individus, les conditions d’une augmentation de l’identification à l’autre (Elias, 1991). Plus encore, c’est l’orientation même de notre pensée qui doit être dirigée vers cette idée – ce que Jürgen Habermas appelle « la charge utopique de notre conscience du temps » (Habermas, 1990). Huntington n’a bien sûr de cesse que de prouver le contraire : « l’égalité et la liberté sont des principes exclusivement défendus par la civilisation occidentale. Et c’est à ce titre qu’on ne peut pas s’entendre avec les représentants d’autres civilisations dans le cadre d’accords internationaux, puisque ceux-ci sont naturellement portés à la violence » (p. 70). Certains passages de l’ouvrage de Samuel Huntington insistent sur ces approches essentialistes de la violence : « Dans tous ces points du globe, les rapports entre musulmans et peuples appartenant à d’autres religions (qu’il s’agisse de catholiques, de protestants, d’orthodoxes, d’Hindous, de Chinois, de bouddhistes ou de juifs) ont généralement été conflictuels et la plupart du temps violents à un moment ou à un autre, en particulier au cours des années quatre-vingt-dix. Si l’on considère le périmètre de l’Islam, on peut se rendre compte que les musulmans ont du mal à titre avec leurs voisins » (Huntington, 1997, p. 284 ; cité p. 70).
Troisième condition enfin : Karl Jaspers – et Marc Crépon avec lui – estime qu’il ne peut y avoir de paix fondée sur le droit sans la modification radicale que chacun a de sa force comme garante de son bon droit : « La paix suppose que la force soit autre chose que la capacité propre à chaque État souverain de protéger ce qu’il considère comme son droit, ou celui de ces alliés […]. Rien n’est plus étranger à Huntington » (p. 70-71). Pour lui, les institutions internationales ne fonctionnent pas mal ou ne sont pas instrumentalisées par hypocrisie ou cynisme. C’est le principe même d’institutions internationales qui n’a pas de sens.
Mais le plus important n’est pas là. Bien sûr cette culture de la peur sert à désigner ces nouveaux ennemis que sont les autres « civilisations » au sens où l’entend Huntington, bien sûr parmi ces ennemis, l’Islam est l’ennemi éternel par nature (« ce conflit fondamental entre deux grandes civilisations et deux modes de vie continuera à influencer leurs relations à venir tout comme il les a définies depuis quatorze siècles » (Huntington, 1997, p. 232 ; cité p. 74), mais plus encore, la culture de l’ennemi façon Huntington, c’est la construction, la fabrication de cet ennemi, et pas seulement sa désignation. De la même façon que les attentats terroristes créent la peur en retour, la radicalisation de la société, la régression vers les mythes de la puissance, l’objectif de la théorie du « choc des civilisations » est de créer la vision du monde mettant en place ces fonctionnements mêmes du monde.
La théorie du « choc des civilisations » fonctionne comme une prophétie auto-réalisatrice : en se présentant comme une théorie scientifique des relations internationales, le discours même de Huntington devient un élément fondamental de la création de ce « choc ». Instrumentalisant l’angoisse diffuse, proposant une vision faussement opérationnelle du monde, jouant sur les aspects les plus élémentaires de la réflexion identitaire, refusant la complexité de la relation à l’autre, la théorie du « choc » permet semble-t-il de donner un sens aux événements. Ce n’est pas le cas bien sûr. La théorie du « choc des civilisations » n’est que le déguisement d’une géopolitique qui ne dit pas son nom. On passe ainsi d’une géopolitique classique, « outil de propagande servant de justification aux rapports de force […] (à une) ethnopolitique, une analyse du monde où le territoire de l’État est remplacé par les frontières des groupes d’identité, mais où ce qui importe toujours c’est la justification du rapport de force […]. La géopolitique et ses avatars sont alors des armes de guerre qui tentent de se faire passer pour des grilles de lecture du monde » (Dagorn, 1999, p. 306).
La « civilisation » c’est le processus d’augmentation de l’identification à l’autre… et non l’enfermement communautaire au nom des codes biologiques, historiques ou sociaux.
De la même façon que le « choc des civilisations » constitue une imposture, le sens du mot « civilisation » tel qu’il est utilisé par Huntington et ses épigones est également une imposture. Et, le livre de Marc Crépon refermé, on se rend compte de l’importance de la tache en cours : sortir le mot « civilisation » de l’impasse communautaire dans laquelle il est en train d’être enfermé.
L’enjeu n’est pas seulement celui d’un mot, mais celui d’une vision de l’avenir du monde. C’est sans doute avec Norbert Elias et son analyse des processus de civilisation que nous pouvons trouver la porte de sortie à l’enfermement communautaire que Huntington veut faire passer pour de la civilisation : « Il semble que l’on ne voit pas très clairement encore le fait, pourtant frappant, que le puissant mouvement d’intégration de l’humanité […] représente jusqu’à nouvel ordre la dernière étape d’un long processus d’évolution sociale non programmée qui a toujours systématiquement conduit, en passant par de multiples stades, d’unités sociales plus petites et moins différenciées vers des unités sociales de taille plus importante, plus différenciées et plus complexes […]. À chaque passage d’une forme prédominante d’organisation peu différenciée et peu complexe […] à une (autre) forme prédominante d’organisation plus différenciée et plus complexe […] la position des individus […] se modifie de manière caractéristique […] : la portée de l’identification d’un être à l’autre […] augmente » (Elias, 1989, p. 221-22). Le double objectif de Samuel Huntington est exactement à l’opposé de l’analyse de Norbert Elias : le « choc des civilisations » c’est d’abord imposer l’idée qu’un tel processus de civilisation est non seulement impossible mais également un non-sens ; et ensuite mettre en place les processus psychologiques menant à la fabrication par ces pseudo-civilisations de leurs ennemis. Le « choc des civilisations » est l’une des pièces maîtresses de cette mise en culture des identités meurtrières les plus régressives des êtres humains.
Pour une autre approche du même thème lire également sur EspacesTemps.net l’article de Patrick Poncet : « les “Aires culturelles” face à la ville » ; (La carte du mois de mars 2003)