La ville est fille du fleuve. Matrice historique, le fleuve a été et est encore une infrastructure de transport de premier ordre, permettant d’approvisionner la ville en matériaux de construction, produits agricoles et même produits de consommation. Les artisans bateliers sont les principaux acteurs de cette fonction. Par la navigation fluviale, ils font le lien entre les villes et les ressources de leur hinterland. Jusqu’au milieu du 19e siècle, c’est même l’essentiel du ravitaillement nécessaire à la vie de la capitale qui se fait par la batellerie (Roblin, 2003). Du fait notamment de cette fonction, les artisans bateliers ont pu exercer un pouvoir considérable dans les villes, comme le montre l’exemple bien connu des nautes à Paris. Navetteurs historiques entre les cœurs urbains, les périphéries proches et éloignées, ils ont été l’un des vecteurs de l’influence urbaine. Mais leur urbanité, et plus largement leur territorialité, s’est largement transformée au cours de l’histoire.
Jusqu’au milieu du 17e siècle, on compte autant de batelleries que de bassins fluviaux. Ces batelleries régionales sont principalement définies par un type de bateau aux caractéristiques spécifiques. Les mutations économiques et les avancées technologiques transforment peu à peu l’organisation et les conditions de la navigation intérieure. C’est à la fin du 19e et au début du 20e siècle que le transport fluvial connait un véritable essor avec la mécanisation de la batellerie, et le creusement d’un réseau de voies fluviales. En effet, après les bateaux à vapeur et les bateaux à hélice, apparaissent sur les voies d’eau des automoteurs qui permettent de transporter une quantité de marchandises plus importante. Parallèlement, le ministre des travaux publics, Charles de Freycinet, fait voter en 1879 une loi-programme de grands travaux pour la voie d’eau. Plusieurs canaux sont ainsi réalisés, tels que le canal de l’Oise à l’Aisne, afin d’uniformiser le réseau et d’interconnecter les bassins. S’ouvrent alors de nouvelles perspectives économiques : on passe d’un marché à l’échelle régionale à un marché national. La canalisation généralisée, l’équipement du réseau de nombreuses écluses ont des conséquences majeures sur l’organisation de la batellerie et sur le mode de vie de ses acteurs.
En effet, les bateliers naviguent jusqu’alors sur de courtes distances, ce qui leur permet de regagner leur domicile en fin de journée. En raison de l’irrégularité de leur activité principale (périodes de crues, de gel, etc.), ils cultivent même parfois un lopin de terre pour compléter leurs revenus (Roblin, 2003). Or les différents progrès techniques et les nombreuses constructions sur le réseau fluvial améliorent les conditions de navigation. Moins dangereuse et requérant une force physique moindre, la navigation ne nécessite plus que deux personnes à bord, où auparavant elle imposait un équipage important et exclusivement masculin. De plus, face à la concurrence du chemin de fer, le batelier doit chercher à réduire ses coûts pour rester compétitif. L’épouse du batelier fait alors office de matelot et réalise les tâches qui lui incombent. Le couple réuni dans le travail abandonne alors sa maison à terre. Comme simultanément le creusement d’un réseau de canaux a considérablement étendu leur espace de travail, les trajets s’allongent. Il n’est donc plus possible pour le batelier de regagner son domicile le soir. La famille s’installe à bord. Les embarcations se dotent d’un logement.
De sédentaires urbains, les bateliers sont ainsi devenus itinérants. Contraints d’habiter leur embarcation, la voie d’eau est devenue à la fois leur espace de production, le transport de marchandises, et d’habitation. Ils n’ont eu d’autres choix que d’habiter le flux. À la manière des nomades du Sahel (Gagnol, 2011), les bateliers seraient, par leurs spatialités, une figure paradoxale de la postmodernité. Ce cadre théorique met en effet l’accent sur les territorialités mobiles (Deleuze et Guattari, 1980), les sociétés et individus nomades (Maffesoli 1997, Attali 2003, Abbas 2011) et en réseau (Castells, 1999). Les bateliers, en raison même de leur (hyper)mobilité, sont « polytopiques » dans la mesure où, contraints de pratiquer et d’habiter de nombreux lieux, leurs « pratiques [professionnelles, résidentielles et de sociabilités] sont associées à de multiples lieux » (Stock, 2006, p. 3). Dans ces lieux, ils combinent temps de travail, de voyage, de résidence et de loisirs.
Quelles sont les conséquences de l’itinérance des bateliers sur leur urbanité, comme mode de vie et pratique de l’espace ? Quels espaces urbains et périurbains pratiquent-ils aujourd’hui ? Finalement, les catégories d’urbains ou de périurbains (et en creux de ruraux) s’appliquent-elles aux spatialités de ce groupe pourtant en lien avec le fonctionnement urbain ?
Le terme périurbain a été forgé pour caractériser les espaces entourant les villes dont les logiques ne sont plus rurales, sans non plus apparaître comme urbaines (Beaujeu-Garnier, 1983). Ce souci a conduit à une définition officielle (INSEE, 2002) des espaces périurbains à la fois statistique — plus de 40 % des habitants de ces espaces travaillent dans l’agglomération urbaine voisine — et morphologique, ces espaces ne se trouvant pas dans la continuité du bâti de l’agglomération centrale. Cette définition permet de délimiter des espaces aux paysages ruraux mais peuplés d’urbains travaillant en ville et s’y déplaçant quotidiennement. Peu à peu, l’image de l’habitant périurbain, en pavillon et propriétaire d’une automobile, s’est fixée. Aujourd’hui, la diversité de ces habitants est admise (Roux et Vanier, 2008). Or, objectivement, parmi ces derniers, devraient figurer les bateliers. En effet, ceux-ci naviguent, et donc habitent, le bassin de la Seine qui est presque entièrement compris dans les aires urbaines définies par l’INSEE (2011) (fig. 1).
Cependant, les modalités des pratiques de ces espaces urbains et périurbains par les bateliers font-elles pour autant d’eux des urbains ou des périurbains ? Plus précisément, qu’est-ce que l’approche par la périurbanité nous apprend sur les territorialités des bateliers ? Inversement, qu’est-ce que l’étude des territorialités batelières nous dit sur les périurbains ?
Afin d’étudier la territorialité des bateliers, nous nous appuierons, grâce à un travail de terrain mené auprès d’artisans bateliers du bassin de la Seine, sur l’exemple de deux villes franciliennes dites batelières : Conflans-Sainte-Honorine et Saint-Mammès. Ce travail tentera d’abord de mettre en lumière une double spatialité batelière. Il s’agit, d’une part, d’une pratique marginale du territoire liée à une activité professionnelle rationalisée : l’habitat du flux professionnel ; d’autre part, d’une pratique urbaine de certains territoires précis, qui traduit l’entretien d’une sociabilité socioprofessionnelle. Nous verrons finalement que cette forme de territorialité semble difficilement résister au déploiement de l’urbanité dominante, celle de la « ville (mobile) durable et policée » (Reigner et al, 2012). Ce face à face de ces territorialités peut même conduire localement à certaines frictions. Ce travail sur la territorialité des bateliers interroge ainsi la place que laisse dans la ville et ses entours aux artisans bateliers et plus largement aux populations itinérantes.
Contraints par l’itinérance professionnelle, des bateliers aux marges de la ville.
Conséquence de l’histoire fluviale, les bateliers sont contraints d’habiter leur mobilité professionnelle, ils sont itinérants. Ils construisent de ce fait une territorialité nécessairement différente des territorialités courantes observables dans la société française. Comme l’écrit Manceron, ils n’ont pas d’identité héritée à partir de leur localité de naissance, « on naît où on passe » (Manceron, 1996). Habitant le flux, ils ne peuvent occuper de façon spécifique un territoire restreint et bien délimité. Comment décrire cette territorialité ? Quelles en sont les conséquences en termes d’urbanité, de pratique de la ville ?
Des pratiques rationalisées de l’espace : la voie d’eau et les haltes fonctionnelles comme frontières.
Les bateliers travaillent pour « la ville », c’est-à-dire pour l’économie urbaine mais, en raison de leurs contraintes professionnelles, ils occupent, sans vraiment les habiter, des espaces en marge de l’espace urbain.
En effet, les bateliers transportent majoritairement des matériaux nécessaires au bâtiment et à la construction de grands ouvrages, mais aussi des produits agricoles pour approvisionner les usines, voire des produits pour la grande distribution. En ce sens, ils participent pleinement à l’économie urbaine ; ils font la ville, définie non pas comme stock (bâti, résidents) mais comme flux (personnes, marchandises, idées) (Le Marchand, 2011). Et de ce fait, ils parcourent, avec leur embarcation, des espaces urbains et périurbains (fig. 1).
Or ce travail consiste formellement à réaliser des contrats au voyage [1]. Étant souvent lourdement endettés, puisque, comme tout artisan, ils doivent acheter leur outil de production [2], le bateau, ils ont tout intérêt à multiplier le nombre de voyages pour mener à bien leur entreprise. Cette réussite marchande est donc leur préoccupation première. Leurs pratiques spatiales en découlent largement.
Elles sont en conséquence extrêmement rationalisées et avant tout au service de cet objectif. En permanence, les bateliers cherchent à rallier le plus vite possible les lieux de chargement ou de déchargement. Ils s’arrêtent uniquement pour dormir. Pour s’assurer d’être placés au mieux pour respecter les délais et charger ou décharger le bateau au plus tôt, ils s’amarrent de façon stratégique dans les ports ou à proximité des chantiers et des carrières selon le voyage qu’ils se sont engagés à effectuer. Par ailleurs, les artisans bateliers naviguent en grande partie sur des canaux équipés de nombreuses écluses. Ces dernières ne fonctionnent pas en continu, ce qui contraint les bateliers à s’arrêter également à proximité, le plus près possible de l’entrée, ce qui garantit, dès l’ouverture de l’ouvrage d’art, le premier passage. C’est pourquoi ces écluses représentent des haltes stratégiques. Elles constituent des points de repère fixes, communs aux mariniers et utilisés par eux seuls. Il n’est donc pas étonnant que ce soient principalement les noms des écluses traversées et les lieux de chargement et de déchargement qui sont notés dans leurs carnets de bord, et non les grandes villes près desquelles ils peuvent passer, ce sur quoi nous reviendrons.
Les bateliers pratiquent ainsi un « espace mobile » (Retaillé, 2011), celui du fleuve, ponctué de haltes fonctionnelles, choisies à l’aune de considérations commerciales et techniques. Manceron (1996) définit ainsi le territoire des bateliers comme l’espace déterminé par leurs habitudes de voyage c’est-à-dire l’axe hydrographique, la voie d’eau, et les deux bandes qui l’enserrent, le chemin de halage ; les ports de chargement et déchargement qui en sont les extrémités ; les écluses et les villages où les mariniers sont amenés à stationner en jalonnant le parcours. Selon elle, ces derniers ont par conséquent une vision restreinte de leur espace. En effet, lorsqu’on leur demande de décrire leurs voyages, ils n’évoquent généralement pas les grandes villes proches des voies d’eau qu’ils parcourent. Les deux bandes constituent leurs frontières spatiales, particulièrement significatives puisqu’ils en sortent très rarement. Mais ces frontières ne cristallisent pas véritablement un espace de vie. Il s’agit plutôt d’un espace de travail voire d’un espace de marché. Cet espace, et notamment les haltes, n’est donc que très peu approprié par les bateliers, comme nous le détaillerons par la suite.
De plus, ces espaces pratiqués par les bateliers sont non seulement en marge des espaces urbains mais de plus sont vus par les « gens d’à terre » [3], comme marginaux. Les bateliers pratiquent un espace réticulaire, l’espace de leur itinérance professionnel, qui est parallèle à celui des « gens d’à terre », bien distinct de celui parcouru par ces derniers. Ces premières observations dessinent une géographie de la marginalité, une pratique d’espace de marges, qui est au cœur de la territorialité et de l’urbanité batelière.
Des pratiques marginales de l’espace urbain : entre-soi familial et pratique minimale des villes.
L’habitat du flux professionnel se traduit par une spatialité marginale à deux titres. Nous avons montré que les bateliers pratiquent des espaces en marge de ceux pratiqués par le reste de la population. De plus, ils fréquentent peu les centres urbains, se tenant donc aussi en marge de la société de ce point de vue.
Ces haltes, dont nous avons développé l’importance, sont souvent peu adaptées aux besoins de la population batelière. Elles sont superficiellement aménagées. Elles constituent une infrastructure fruste de lieux d’étapes. À la manière des « non-lieux » décrits par Augé (1992), l’appropriation de ces haltes par les bateliers est minimale ; leur rapport à celles-ci est extrêmement fonctionnel. Or l’état de ces haltes découle plus largement de celui des voies navigables, et à ce titre, il est symptomatique de la place laissée aux bateliers en général.
Les voies navigables ont en effet été peu à peu « délaissées par les pouvoirs publics » [4] au profit des autres modes de transport. Les bateliers, isolés sur le fleuve, se trouvent parfois dans l’incapacité de débarquer ou bien même de s’amarrer. Les berges des canaux laissées à l’abandon, la végétation s’y développe peu à peu. Il n’est pas rare que les bateliers sectionnent eux-mêmes les branchages afin de dégager les bollards [5] pour s’y amarrer. L’érosion des berges entraîne aussi un amoncellement de végétation et de débris dans l’eau. Cet agglomérat limite fortement le tirant d’eau [6], et les bateliers se retrouvent dans l’impossibilité d’accoler le bateau à la berge. Bien qu’équipés d’échelles, ils se trouvent parfois encore trop loin pour accéder à terre et s’amarrer, ils n’ont alors plus que le choix de continuer à naviguer ou de jeter l’ancre. Ces lieux participent ainsi à un isolement certain de ce groupe professionnel. Et pourtant les bateliers du bassin de la Seine naviguent presque exclusivement au sein d’espaces définis par les nomenclatures officielles comme urbains ou périurbains (fig. 1).
Toutefois, les mouvements répétitifs du batelier, par ses arrêts, aux mêmes « endroits-étapes », permettent peu à peu de créer une stabilité d’accueil et contribuent à créer des conditions d’implantation à certains endroits (Retaillé, 2011). Il s’ensuit un timide développement de nouvelles infrastructures sur ces « lieux d’étapes » : points d’eau, électricité, système d’accès à Internet, pieux d’amarrage. L’espace mobile de la batellerie tendrait donc à se fixer un peu plus en certains lieux d’ancrage plus précis.
Car ces haltes, correctement aménagées ou non, offrent peu d’occasions de rencontres entre mariniers. Bien qu’elles favorisent une certaine promiscuité entre les bateaux stationnés à des intervalles très faibles, l’évolution générale de la profession conduit à une forte diminution des échanges. Depuis la récente libéralisation du transport fluvial en 2000 [7], les artisans bateliers doivent rechercher les voyages par eux-mêmes ou par l’intermédiaire d’un courtier. Ce nouveau cadre économique a donné lieu à de nouvelles pratiques professionnelles et sociales ; les bateliers, concurrents les uns aux autres, tendent à se replier individuellement sur leur sphère privée. En conséquence, les haltes ne sont pas appréhendées comme des lieux de sociabilité et habitées en tant que telles. Avant la libéralisation du secteur, le tour de rôle [8] établi en 1938 avait conduit à l’installation de bourses d’affrètement, permettant d’organiser ce système. Plusieurs dizaines de bateliers s’y retrouvaient pour obtenir un contrat de transport ; ces lieux constituaient leur principal espace de sociabilité. Aujourd’hui, c’est uniquement leur embarcation, souvent confortable et bien équipée, qui constitue leur territoire résidentiel. De ce point de vue, leur habitat est comparable à l’habitat moderne. Les artisans bateliers sont fréquemment associés au monde rural en raison de leur proximité avec le modèle organisationnel traditionnel, l’exploitation familiale. Cette représentation fait obstacle à l’idée d’une urbanité des bateliers. Pourtant, leur façon d’habiter, centrée sur le domicile, est proche de l’image d’Épinal du périurbain et de son pavillon. Ainsi les bateliers cultivent un « entre-soi » familial en raison de cet ensemble de contraintes économiques.
Enfin, pour les bateliers, habitant ou parcourant des régions hautement urbaines, pratiquer la ville n’a rien d’évident, pour des raisons à la fois pratiques, socio-économiques et culturelles. D’un point de vue pratique, à l’instar du « rural isolé » (Bigard et Durieux, 2010), le temps d’accès aux équipements dits urbains (services marchands et non marchands) peut-être très élevé pour cette population du fleuve. Nous avons développé combien les haltes portaient plus à l’isolement qu’à l’ouverture, et même lorsque celles-ci sont suffisamment aménagées et à proximité des centres urbains, l’accès à ces derniers peut être semé d’embûches. Après avoir amarré leur embarcation, il leur arrive couramment d’être confrontés à de nombreuses barrières physiques, telles que les clôtures et grilles de sécurité des différents chantiers et entreprises fluviales, nombreuses le long des berges (Paul, sous presse). C’est une facette de la « grande déconnexion » entre le fleuve et la ville (Frémont, 2012). Par ailleurs, si les bateliers parviennent à débarquer leur voiture à terre en ces lieux, ils se trouvent souvent confrontés à des voies sans issue. Les différents obstacles auxquels ils doivent faire face illustrent bien le confinement de ce groupe professionnel dans des lieux en marge des espaces urbains mais parfois tout proches des grands centres urbains.
Mais au-delà de ces entraves physiques, c’est toute l’organisation du travail, soumise à un ensemble de contraintes spatio-temporelles, qui limite fortement la pratique des villes même fluviales. Cette organisation réduit les opportunités d’interactions avec les « gens d’à terre », réduits aux échanges économiques. Comme nous l’avons développé précédemment, l’intérêt commercial prime devant les intérêts domestiques. Ainsi la nécessité de se ravitailler (approvisionnement alimentaire), qui pourrait constituer un temps de pratique de la ville, ne doit pas représenter un frein à la navigation. Les haltes liées à l’économie domestique coïncident toujours avec des arrêts de navigation imposés. En général, les bateliers mettent en œuvre des stratégies d’anticipation vis-à-vis de leurs habitudes quotidiennes et s’approvisionnent le week-end en grande quantité. Finalement, c’est à cela que se réduit souvent leur pratique de la ville. Une pratique ludique, récréative ou culturelle de la ville, au cœur de leur image d’attractivité (Hannigan, 1998) mais aussi de la ville « mobile, durable et policée » (Reigner et al, 2012), leur est largement étrangère. Toutefois, on observe aujourd’hui une légère inversion de la tendance liée d’une part à l’allongement de la scolarité et d’autre part à l’arrivée de bateliers non issus du milieu fluvial.
Ce groupe professionnel occupe ainsi des espaces en marge de la vie urbaine tout en parcourant la ville depuis le fleuve. Ils habitent principalement leur embarcation, s’approprient peu les espaces fluviaux qu’ils pratiquent.
Formellement, cette pratique de l’espace pourrait être caractérisée comme périurbaine à plusieurs titres. D’un point de vue morphologique, les lieux du transport fluvial de marchandises sont principalement situés dans des espaces périurbains, bien plus que dans les espaces urbains centraux ou les espaces ruraux. Ensuite, leur activité économique est périurbaine : ils font la navette entre la ville, comme lieu de consommation et son hinterland périurbain producteur. Enfin, leur mode de vie rappelle à bien des égards celui des périurbains : ils travaillent à l’échelle de la grande aire urbaine, ici à l’échelle de celle de Paris (le bassin de la Seine [9]), ils pratiquent cet espace de façon réticulaire mais ne s’approprient véritablement que leur résidence familiale, l’embarcation. Leur rapport à la ville est avant tout fonctionnel, en termes de ravitaillement.
Cependant, la catégorie périurbaine est-elle convaincante pour nommer la territorialité batelière ? Contrairement aux périurbains, les bateliers habitent et travaillent de fait dans le même espace, tantôt urbains, tantôt périurbains, selon le moment du voyage. Ils ne peuvent pas davantage être décrits comme des urbains que comme des ruraux. Ce qui les caractérise avant tout, c’est que les bateliers pratiquent un espace mobile pour accomplir une activité au service de l’économie urbaine, sans pratiquer cette ville. Ils pratiquent et habitent donc le fleuve en tant qu’infrastructure de transport, ce qui les confine à des espaces en marge des villes, au point d’être marginalisés. En ce sens, les bateliers pratiqueraient un espace marginal que l’on pourrait appeler infra-urbain ou infra-périurbain, termes contenant à la fois l’idée d’infrastructure et de hiérarchie vis-à-vis des espaces urbains centraux.
Villes et urbanités batelières.
Cependant, l’itinérance, liée à l’activité professionnelle, et la pratique rationalisée de l’espace spécifique sur lequel les bateliers résident — la voie d’eau — n’épuisent pas la question des territorialités batelières. Les bateliers s’inscrivent aussi dans le territoire en fonction d’autres spatialités. Apparait alors une autre facette de l’urbanité particulière des bateliers. Manceron (1996) montre au sujet des mariniers berrichons qu’il existe aussi des processus par lesquels ils territorialisent et investissent des espaces précis, s’identifient à un même territoire en y organisant leurs pratiques résidentielles, de consommation et de sociabilité. Il s’agit de la fréquentation répétée de mêmes lieux précis, communs aux bateliers, qui s’avèrent être au cœur de la construction territoriale batelière. Parallèlement à l’espace mobile et à ces non-lieux qu’ils parcourent dans le cadre professionnel, les bateliers, en tant que groupe socioprofessionnel, cultivent de véritables lieux (Lévy et Lussault, 2003) bateliers ; ceux-ci fondent une urbanité batelière, parallèle et en système avec leur pratique professionnelle du fleuve.
Des villes batelières : lieux de réunion privilégiés de la profession.
Pendant leurs voyages professionnels, les bateliers pratiquent peu les villes. Plus généralement, dans le cadre professionnel ou durant leurs jours de repos (passés aussi dans leur embarcation), les bateliers s’amarrent peu dans les grandes villes, et notamment à Paris, car ils ont l’impression d’y être davantage exposés aux risques. Ils craignent notamment pour leur sécurité et pour celle de la marchandise transportée.
Cependant, le week-end venu, les bateliers du bassin de la Seine ne se dispersent pas en différentes haltes plus ou moins rurales mais au contraire se retrouvent en majorité dans deux villes de la grande banlieue de la région parisienne : Saint-Mammès, à l’est, et Conflans-Sainte-Honorine, à l’ouest, dite capitale nationale de la batellerie. Ces deux communes ont comme point commun d’être des lieux de confluence : Conflans se situe à la rencontre de la Seine et de l’Oise et Saint-Mammès à celle de la Seine et du Loing. Les deux villes jouissent ainsi d’une situation stratégique en matière d’organisation du transport fluvial depuis des siècles. Jusqu’au milieu du 20e siècle, les bateliers naviguant sur les canaux étaient dans l’obligation de s’arrêter dans ces deux villes, car elles constituaient un lieu de rupture de charge incontournable. Pour passer d’un cours d’eau à l’autre, ils devaient se soumettre à la technique du remorquage et étaient ainsi contraints d’y patienter pour se faire tracter. Ce n’est donc pas par hasard si les pilotes maîtrisant les courants et connaissant les fonds du fleuve auxquels les bateliers faisaient appel pour la traversée de Paris, réputée dangereuse, habitaient ces deux villes stratégiques.
Ces « lieux’étapes » d’ordre technique ont progressivement été appropriés par les bateliers au point de devenir des véritables « lieux d’accueil », selon la terminologie proposée par Retaillé (2011). En 2011, on recense près de 25 % d’artisans bateliers d’Île-de-France en activité nés à Conflans-Sainte-Honorine ou dans l’une des deux villes limitrophes (Maurecourt et Andrésy) et 45 % qui les ont choisies comme adresse de résidence (CNBA, 2011). L’élection de ces communes par les bateliers indique un lien spécifique entre ces territoires et le groupe professionnel.
Une urbanité batelière ancrée dans les villes de Conflans-Sainte-Honorine et Saint-Mammès.
Ces villes semblent être aujourd’hui vécues par les bateliers comme de véritables villes batelières. Elles sont constitutives de leur identité culturelle parce que non seulement elles rendent visibles ce groupe socioprofessionnel, le mettent en scène, mais aussi parce qu’elles constituent les lieux indispensables à l’entretien d’une sociabilité batelière.
Les bateliers ont d’abord fréquenté ces villes exclusivement dans un but professionnel, en tant que lieux-étapes. Leur présence dans ces villes s’est ensuite accentuée durant les périodes d’attente liées aux crues, aux grèves et aux périodes de chômage. C’est tout naturellement que ces villes ont été choisies comme lieu d’installation des bourses d’affrètement. Durant le temps du tour de rôle, les artisans pouvaient attendre parfois un mois qu’un voyage leur soit attribué. Ces bourses représentaient donc un haut lieu de sociabilité pour les bateliers, ils partageaient en particulier les difficultés qu’ils pouvaient rencontrer en navigation, et transmettaient ainsi leurs connaissances. Ce lieu permettait aussi la circulation d’informations de type privé (décès, baptêmes) et représentait une des rares opportunités pour les femmes de débarquer et d’échanger entre elles. Durant les longues périodes d’attente, les enfants de bateliers pouvaient également y suivre un enseignement. Ainsi, tour à tour sédentaires lors des moments d’attente, puis itinérants durant les périodes de navigation, ces allers-retours ont permis de créer les conditions d’installation des artisans bateliers. Cette organisation de la profession, en ce sens spatialement ancrée, a cristallisé une urbanité batelière en ces deux villes.
Tout d’abord se déroulent aujourd’hui dans ces deux villes les moments clés de la trajectoire socioprofessionnelle de l’artisan batelier. Les artisans rattachés à Conflans, s’y font baptiser sur le bateau-chapelle, y font leur scolarité au sein des internats dédiés aux enfants de bateliers. S’y trouvent aussi des services particuliers aux bateliers, tels que des associations familiales ainsi que des assurances spécifiques. Enfin, en raison de la volonté de se retrouver entre pairs, on observe en général qu’au moment de « la débarque », c’est-à-dire lorsque les bateliers cessent leur activité professionnelle, leur choix de résidence pour la retraite se porte sur des pavillons de ces villes en bordure de voie d’eau. Les bateliers ne disposant pas de capitaux suffisants pour devenir propriétaires d’une maison, finissent quant à eux leur vie à bord de leur bateau amarré dans ces mêmes villes.
Le débarquement est révélateur du besoin de se regrouper sur des lieux propres à eux.
Cette volonté de se retrouver entre pairs conduit aussi à l’organisation de manifestations festives dans ces deux villes. La libéralisation du transport fluvial n’a pas mis fin à la sociabilité batelière cristallisée par les bourses d’affrètement. Même si ces lieux ont disparu, ces villes sont encore les lieux des Pardons de la Batellerie, dernier espace physique de sociabilité des bateliers. Ces fêtes traditionnelles consistent principalement à la bénédiction des bateaux, à la célébration d’une messe sur le bateau-chapelle et à un concours de pavoisement. Ce regroupement annuel de la profession leur permet de réaffirmer leur identité, d’entretenir du lien social et correspond aussi à une construction de l’entre-soi à l’échelle du groupe professionnel. Les artisans bateliers y cultivent une différence certaine vis-à-vis des « gens d’à terre ». Ils réalisent un travail de distinction en se mettant en scène et offrent à leur public l’image qu’ils se donnent. Les artisans bateliers jouent avec le « décor » mais aussi avec la « façade personnelle » (signes distinctifs, habits, gestes, mimiques) pour affirmer leur appartenance à la communauté batelière en dépit du phénomène de dispersion auquel ils sont soumis (Goffman, 1973). Lors de ces manifestations, certains participants portent à leurs vestes des broches qui font écho au milieu fluvial (bateaux, ancres, croix des mariniers), certains hommes portent également des cravates ayant généralement pour motif des ancres marines. Les plus aguerris revêtent quant à eux les anciens costumes des confréries des anciennes batelleries régionales. Ils revendiquent ainsi l’autonomie de leur groupe et marquent alors la rupture avec la population locale. La célébration du groupe socioprofessionnel et de son territoire n’est donc pas partagée avec les « gens d’à terre ». C’est un trait majeur de cette urbanité.
En ce sens, ces deux villes sont bien de véritables villes batelières (Le Sueur, 1994), ce sont les territoires urbains des bateliers. Ils remplissent pour cette population les deux fonctions historiques des villes : lieux de coprésence (Lévy et Lussaut, 2003) et lieux centraux (Christaller, 1966), offrant des services rares, spécifiques aux bateliers.
Une urbanité exclusive.
Ces territoires urbains bateliers sont une facette de la construction de l’entre-soi à l’échelle du groupe professionnel. La fréquentation régulière de ces espaces urbains, liée à l’accès aux services spécifiques qu’ils leur offrent, conduit à un niveau élevé d’interactions principalement entre pairs et crée ainsi un sentiment d’appartenance à ces villes. Cependant, l’appropriation de ces villes par le groupe professionnel des artisans bateliers s’est faite en marge de la population locale.
La forme urbaine de Saint-Mammès est caractéristique de son appropriation. Un réseau de jardins bateliers s’étend derrière la façade sur quai. Il s’agit des lopins de terre que les bateliers ont exploités dès le 19e siècle pour compléter leurs revenus. Malgré les crues, les bateliers ont fait le choix de construire leurs pavillons, lors de la débarque, sur ces terrains proches de l’eau. Le parcellaire est à l’échelle de l’espace exigu que les bateliers pratiquaient sur leur bateau. Les logements, en général de petite taille, ressemblent aux dimensions de ceux qu’ils possédaient sur leur bateau, et leurs jardins sont à la même échelle (Dabin, 2005). On reconnait les maisons de bateliers par leurs signes distinctifs. Lorsqu’ils quittent leur embarcation, ils gardent en général quelques parties de leur bateau, en souvenir de leur activité professionnelle, qu’ils mettent en scène.
Ainsi, il n’est pas rare de découvrir en guise de décoration une ancre marine placée dans le jardin ou le macaron [10] de la cabine de pilotage sur un des pans de la façade de la maison. Les bateliers ne fréquentent que les proches alentours de l’espace terrien (Manceron, 1996) mais on constate la présence de leur groupe par des marqueurs identitaires situés sur l’ensemble de la commune. En dehors des anciennes bourses d’affrètement près des quais, des bateaux-chapelles, des musées de la batellerie et des internats spécifiques aux enfants de bateliers, nombre de rues font référence à la profession telles que la rue du port de Berville, la rue du capitaine Ballot à Saint-Mammès. De même, le passage des bateliers est évoqué par le nom donné aux enseignes commerciales. À Conflans-Sainte-Honorine, on peut retrouver la « Pharmacie de la batellerie », « le Comptoir des mariniers », etc. Il semble que les habitants non issus du milieu de la batellerie ont également le sentiment d’une identité spécifique de leur ville liée au fleuve. Les commerçants qui choisissent des noms de commerces faisant écho au milieu fluvial ou la municipalité qui relate régulièrement dans sa revue « Vivre à Conflans » son actualité en lien avec les activités du fleuve participent aussi au caractère batelier de la ville. Ces processus identitaires rendent ces villes humainement et socialement très significatives pour les bateliers (Dufour, 1987) en exercice ou à la retraite.
Cependant ces deux centralités urbaines très structurantes pour les bateliers ne sont absolument pas partagées avec d’autres groupes sociaux, les « gens d’à terre ». Saint-Mammès et Conflans-Sainte-Honorine ne sont vécues en tant que centralités importantes, lieux de co-présences et de services rares, que par les bateliers. Pour la plupart des Franciliens, elles ne sont que des communes de la grande banlieue parisienne parmi tant d’autres, les centralités de la région se trouvant dans d’autres communes. Ces deux centralités batelières sont donc exclusives aux bateliers. Cette territorialité correspond intimement à la construction de l’entre-soi à l’échelle du groupe professionnel, excluant les autres. Dans la mesure où ces centres urbains sont particuliers aux bateliers et différents des centres urbains habituels, ils pourraient constituer des para-centralités, exclusives au groupe.
Une territorialité batelière en frictions.
La territorialité batelière repose ainsi sur deux spatialités : l’habitat du flux professionnel d’un côté et les lieux de la sociabilité socioprofessionnelle de l’autre. Cette territorialité est à la fois réticulaire et ancrée, individuelle et collective, associant des lieux faiblement (les haltes) et fortement (l’embarcation-habitation, les villes batelières) appropriés. Elle entremêle les dimensions résidentielles, professionnelles et sociales. Surtout, ces territorialités batelières sont particulièrement en marge des territorialités dominantes ; elles sont exclusives : exclusives à l’entreprise familiale durant les voyages et exclusives au groupe socioprofessionnel pendant les moments de sociabilité.
Ainsi, un système urbain propre aux bateliers, fait de centres et de mobilités professionnelles, apparait. Ce système n’est pas sans rappeler celui des périurbains. Comme ces derniers, les bateliers doivent jouer de la déconnexion spatiale et temporelle des lieux de travail — la voie d’eau — et des lieux de sociabilité — les villes batelières. Cependant, ce système, organisé autour du fleuve, est atypique et déconnecté du système périurbain dominant. Comment la (péri) urbanité batelière trouve sa place dans les régions urbaines, parmi les autres urbanités ? Quel rapport à l’autre, urbain ou périurbain cette dernière induit-elle ?
La place allouée aux bateliers a deux facettes, qui sont les pendants des deux principales spatialités batelières précédemment exposées ; la territorialité batelière structure les rapports des bateliers avec les « gens d’à terre ». La situation batelière est tout d’abord intimement liée à leur contrainte d’itinérance. En ce sens, leur situation est comparable à celle des autres itinérants. Ensuite, la pratique des villes fluviales par les bateliers conduit à de véritables frictions résultant de deux définitions opposées de la ville fluviale et batelière.
Mise au banc des itinérants : invisibilité spatiale et a-territorialité institutionnelle.
En raison de leur itinérance, les bateliers n’occupent pas, spatialement parlant, une place clairement circonscrite. Leur visibilité générale en est réduite et leur place sociale en découle pour partie. Cette relative invisibilité a en effet des conséquences institutionnelles, qui renforcent cette marginalité spatiale et donc sociale. Le recensement de la population, qui affilie les résidents à un territoire (une commune), y participe en dotant en creux les bateliers d’un statut d’a-territoriaux. Jusqu’en 1946, les artisans bateliers ont en effet été comptabilisés dans la population dite « hôtes de passage » à l’instar des nomades, forains, etc. Ils ont été par la suite comptés dans un recensement spécifique par les services des voies navigables, en marge des autres citoyens, avant d’être intégrés au recensement général comme travailleur indépendant suite aux réformes du recensement de 1954 et de la loi de 1969. Les institutions ont ainsi participé à la stigmatisation des populations mobiles en les écartant du territoire, et donc de la vie publique. Les bateliers de la Seine, par exemple, étaient contraints de voter dans une seule ville, Rouen.
Aujourd’hui, la relance économique du transport fluvial et la loi du Grenelle de l’environnement redonnent un second souffle au secteur. Néanmoins ses acteurs demeurent encore très peu visibles. En effet, la nécessité financière de réaliser un nombre important de voyages explique qu’ils soient seulement de passage en ville. De plus, ils sont relégués, petit à petit, à l’extérieur de la ville, où se trouvent soit les infrastructures portuaires soit de la place pour s’amarrer. Le groupe des artisans bateliers qui joue un rôle dans le fonctionnement de la ville, rôle que l’on souhaite renforcer, est relégué dans un espace spécialisé, distinct et inconnu des non-usagers (Le Marchand, 2011), ce qui réduit leur visibilité. Par conséquent, la pratique qu’ils font de ces espaces marginaux est peu connue et reconnue. Cela explique sûrement pourquoi ces pratiques sont de plus en plus souvent entravées par des réglementations, dont les conséquences pour les bateliers n’ont pas nécessairement été mesurées. Comme l’exprime un batelier sur son blog « il devient de plus en plus difficile (pour nous) de mener une vie normale ». Les lieux d’étapes sont de moins en moins accessibles aux artisans bateliers en raison du poids de plus en plus important de la législation en matière de sécurité et de sûreté. Les postes d’attente aux écluses et au niveau des quais de transbordement disparaissent, retirant autant de possibilités d’amarrage. Enfin, sur les terminaux portuaires, ils ne peuvent débarquer en raison des mêmes dispositions sécuritaires appliquées au transport maritime. Ils se retrouvent pris dans des enclaves paradoxales (Le Marchand, 2011), spatiales et réglementaires.
Cette invisibilité a des conséquences générales, nationales, mais aussi locales. Pour être compté et pour compter au sein d’une ville, il faut y être vu. Mais paradoxalement, la mise en scène de leur sociabilité originale dans les deux villes fluviales de Conflans-Sainte-Honorine et Saint-Mammès entraîne davantage de marginalisation que d’intégration territoriale.
Frictions urbaines dans les villes batelières.
Dans ces territoires qu’ils ont l’habitude de fréquenter, les bateliers sont plus visibles car plus nombreux. S’y creuse cependant une fracture entre ces derniers et les sédentaires, qui relève de mécanismes à la fois généraux et urbains.
Tout d’abord, les populations itinérantes font souvent l’objet de discriminations ; celles-ci sont proportionnelles à leur visibilité, et donc plus grandes dans les villes batelières qu’ailleurs. En conséquence, ils se mélangent peu avec la population sédentaire dite « locale ». Arnaud Le Marchand montre que l’habitat mobile et le caractère intermittent de la participation à l’économie locale ont longtemps été interprétés comme une étrangeté qui a pu faire l’objet de surveillances policières (2011). C’est donc leur territorialité qui est stigmatisée : elle apparait en ce sens comme « monstrueuse » (Bougnoux, 2012), à la fois fascinante et dérangeante. Les artisans bateliers sont généralement associés à une série d’idées reçues négatives tels que l’illettrisme, l’alcoolisme, la malpropreté. Les enfants de bateliers placés dans les internats spécifiques situés dans les villes batelières sont stigmatisés comme leurs parents en étant qualifiés de « chie dans l’eau ». Ainsi on retrouve chez eux le sentiment d’être considérés comme des parias. L’ingénieur Marlio les a d’ailleurs désignés comme des « forains d’une espèce particulière » (Marlio, 1909). En retour, le sentiment d’insécurité est élevé chez les bateliers lorsqu’ils s’amarrent en ville.
Ensuite, la croissance urbaine et périurbaine, en générant une pression sur les espaces occupés par les bateliers, accentue ces frictions. Cette pression est générale à l’échelle du bassin de la Seine, qui s’urbanise fortement, ce qui se traduit par la disparition de haltes devenant pleinement des lieux urbains, en plus des contraintes réglementaires.
Surtout, dans les villes batelières mêmes, leur place est menacée. Cette évolution est paradoxale. C’est lorsque Saint-Mammès, et surtout Conflans-Sainte-Honorine, réaffirment leur identité fluviale, mettant en avant leur image de ville batelière, que la place occupée par les bateliers est remise en question. C’est la conséquence d’une définition sélective de l’identité urbaine fluviale, mise au service d’un projet de ville attractive, « durable et policée » (Reigner et al, 2012). En d’autres termes, lorsque la ville s’affirme comme batelière en vue d’un projet d’attractivité résidentielle, elle nie le « droit à la ville » (Lefebvre, 1968) des bateliers eux-mêmes, pourtant à l’origine de cette image.
Se construire comme une ville fluviale et batelière conduit le plus souvent à une réappropriation urbaine des berges par des projets touristiques et résidentiels. La plupart des villes portuaires, d’abord maritimes puis fluviales, ont connu cet urbanisme de « waterfronts », largement analysé par la littérature (Desfor et al, 2011). On peut évoquer de nombreux exemples tels que l’ancien quartier des marins du Havre qui est aujourd’hui une zone résidentielle et de restauration, suite à une « gentrification » silencieuse et une réorientation vers le tourisme (Le Marchand, 2011). Ces opérations ont notamment pour conséquence de menacer les places de stationnements réservées aux artisans bateliers. En effet, avec l’essor du tourisme fluvial, ces places sont aujourd’hui davantage attribuées aux bateaux de plaisance, aux restaurants et théâtres flottants qui, dans l’imaginaire collectif, sont bien plus valorisés, car associés à la qualité urbaine, mais aussi plus lucratifs. Les professionnels qui travaillent à bord de ces bateaux non mobiles ne sont que très partiellement des habitants de l’eau. Ils gardent une certaine distance avec le fleuve et, à la différence des bateliers, ils ne vivent pas effectivement à bord. Ils regagnent leur domicile chaque soir.
La ville de Conflans-Sainte-Honorine, cité batelière, tente de tirer profit du potentiel lié à sa situation géographique en réfléchissant à un aménagement récréatif et durable des berges. La commune exploite fortement son histoire liée à celle de la batellerie en développant des visites et des croisières sur le thème de la voie d’eau. Pourtant, selon les bateliers, la ville semble rester sourde aux véritables besoins des professionnels de la voie d’eau. En résultent de fortes tensions entre la ville et les instituions représentatives des artisans bateliers (Chambre Nationale de la Batellerie Artisanale (CNBA), La Glissoire [11], Association familiale de la batellerie (AFB)). Ces dernières reprochent l’immobilisme de la commune quant au problème de place pour stationner en fin de semaine, dû à la croissance des bateaux logements et des activités liées au loisir fluvial. De ce fait, il n’est pas rare que certains artisans se retrouvent dans l’incapacité de débarquer leur voiture le vendredi soir, ce qui signifie pour eux de ne pas pouvoir aller chercher leurs enfants à l’internat. Les quais sont principalement occupés par des bateaux-logements de bateliers à la retraite. Or le projet municipal de « revitalisation » (Tcherkessof, 2008) des quais prévoit le développement de commerces sur l’eau et d’un port de plaisance. Il souhaite se défaire de ces bateaux dits vétustes, bien qu’habités pour des raisons de sécurité. Suite aux différents problèmes rencontrés dans ces lieux habituellement fréquentés, les différents acteurs du transport fluvial (VNF, CNBA, CAF, ministère du transport) ont mis en place des commissions locales des usagers. Ces commissions pointent toujours les mêmes problèmes recensés dans ces lieux : l’absence d’infrastructures répondant aux besoins des bateliers (bornes électriques, de bornes à eau, issues). La nécessité de mettre en place ces comités illustre de manière manifeste le faible poids politique local des bateliers au sein de ces villes ayant pourtant mis la batellerie au cœur de leur identité. Ils disposent manifestement d’une très faible marge de manœuvre sur la politique de l’espace et sur les aménagements urbains. Ils se trouvent démunis face à l’urbanité dominante et dans l’incapacité à obtenir un développement de gares d’eau, leur principale demande (Merger, 1985). Pourtant la Seine a longtemps été un espace partagé. Au 18e siècle, on y croisait les navigants, les déchargeurs, les porteurs d’eau mais également les professionnels sédentaires qui travaillaient à quai tels que ceux des bateaux à lessive ou des bains ainsi que les professionnels plus spécifiques (orfèvrerie, horlogerie). À l’instar des artisans bateliers contemporains, le fleuve était déjà un territoire où se forgeait l’identité de ces gens de métiers. Backouche (2000) montre bien que la Seine était un exemple d’une réussite d’un espace partagé au cœur de la ville. La dimension économique du fleuve, cohabitait avec une dimension culturelle, la Seine représente aussi un espace festif ordinaire propice aux jeux et à la promenade (Monnier, 2001). Cependant à la fin de l’Ancien Régime, la concurrence des usages et la rivalité entre le roi et le prévôt des marchands donnent lieu à une hiérarchisation des pratiques et à une nouvelle gestion de l’espace fluvial mettant l’accent sur une meilleure distribution de l’eau et sur la salubrité de la ville (rehaussement des quais). Les activités professionnelles et festives disparaissent en grande partie, au profit de la navigation. Au 19e siècle, la Seine est ainsi devenue un fleuve étranger à sa ville (Backouche, 2000). Mais avec le déclin de l’industrie et par conséquent de la navigation fluviale, de nouvelles priorités à la voie d’eau émergent : la rivière (re)devient une vitrine de la ville. Les retrouvailles des villes, en quête de recréation d’identité, avec leurs rivières, effacent parfois paradoxalement l’identité de quartier qui s’est forgée sur les métiers autour de la voie d’eau. Aujourd’hui, avec des acteurs de plus en plus nombreux tels que les Agences de bassins, les contrats de rivière, les élus locaux, et les associations de protection de la nature, interagissant dans des procédures toujours plus complexes, le mode de gestion actuelle de la voie d’eau permet difficilement d’arbitrer les visions divergentes de la place à donner à la rivière (Frioux, 2010).
Dans ce contexte, qu’ils soient visibles ou invisibles, les bateliers peinent à trouver leur place dans la région urbaine du bassin de la Seine. Leur « droit à la ville » (Lefebvre, 1968) semble extrêmement limité. D’un côté, l’existence de haltes plus ou moins informelles est de moins en moins tolérée, ce qui complique leurs parcours et limite leur accès aux espaces alentour. De l’autre, la réappropriation urbaine du fleuve, jouant de l’identité batelière, exclut les bateliers eux-mêmes. Dans un cas comme dans l’autre, les contraintes et particularités de leur territorialité, résultat de la modernisation du transport fluvial, ne sont pas prises en compte. La situation des bateliers soulève donc la question de la place laissée par les sociétés urbaines et périurbaines aux populations itinérantes et aux espaces en marge qu’elles pratiquent. Par suite, comment caractériser la territorialité de ces populations, pratiquant les aires urbaines, mais souvent en frictions avec les autres urbanités et périurbanités ?
L’itinérance imposée par l’activité professionnelle des artisans bateliers entraîne une pratique atypique de l’espace : « polytopiques », espaces-temps hybrides, à la fois travail, voyage et résidence.
L’urbanité batelière repose ainsi sur deux spatialités : l’habitat du flux professionnel et les lieux de la sociabilité socioprofessionnelle. La première, liée à leur activité professionnelle, les relègue dans un espace en marge de la vie urbaine puisqu’ils habitent principalement leur embarcation et s’approprient peu les espaces fluviaux qu’ils pratiquent. Cependant, par leur activité économique et leur mode de vie, à la manière des périurbains, ils font la navette entre la ville et les espaces périurbains et pratiquent la ville comme lieu de ravitaillement. La seconde spatialité repose sur l’entretien d’une sociabilité batelière. Ils fréquentent de façon répétée des lieux constitutifs de leur identité culturelle qui fondent leur urbanité. Ces centralités urbaines, vécues en tant que lieux de co-présences et de services rares, sont exclusives au groupe professionnel et participent donc d’une autre façon de leur mise à l’écart. En effet, ces territoires, se prévalant d’une identité batelière, marginalisent davantage les bateliers plus qu’ils ne les intègrent. Les besoins liés aux particularités de leur territorialité ne sont pas pris en compte, ce qui entraîne des frictions entre les usagers de la voie d’eau, professionnels et plaisanciers, les résidents et les collectivités locales. Les propos d’un élu de la commune de Conflans-Sainte-Honorine illustre ces frictions :
vous connaissez l’esprit des nouveaux habitants des bateaux logements, ils veulent avoir une visibilité sur le fleuve, ils veulent recréer leur petit monde, un petit monde à eux, donc parfois ils considèrent que la berge leur appartient […] bien souvent ils disent que la relation avec les professionnels ou avec les anciens professionnels n’est pas ce qu’il y a de mieux, c’est difficile, y’a des problèmes de voisinages sur le port Saint-Nicolas. […] Sur le quai Eugène Le Corre, je les [bateaux mis en vente ou en réparation] vois avec des nuisances auprès des gens qui habitent sur le quai, des travaux qui ont duré des années, qui faisaient du bruit le week-end, etc., des berges pas respectées, avec des dépôts d’huile […].
L’analyse des pratiques spatiales des bateliers fait émerger le caractère original de leur urbanité, ils pratiquent les aires urbaines et les alimentent mais parallèlement ne sont pas intégrés dans ces urbanités et périurbanités dominantes. Les catégories existantes de la géographie semblent donc inadaptées pour caractériser la complexité des pratiques spatiales des bateliers et, plus largement, des populations itinérantes. Les bateliers habitent et travaillent dans un même espace, ils sont alors successivement urbains, ruraux et périurbains selon le lieu où ils se trouvent durant leur voyage. Turquin propose de mobiliser des concepts hybrides qui mettent en tension des antagonismes irréductibles pour décrire ces réalités atypiques (Turquin, 2012). À l’instar de Turquin (2012), qui propose le terme de « périrural » pour affiner la notion de la « périurbanité », lui-même prolongeant le néologisme « rurbain » (Bauer et Roux, 1976), l’usage du terme de « flurbanité » pourrait être une réponse pour définir une pratique mobile des territoires urbains et périurbains depuis le fleuve, une pratique des espaces de frottement entre les voies navigables et les espaces urbains limitrophes.
Si le caractère atypique de leur pratique de l’espace est partagé par tous les bateliers, la difficulté d’intégration territoriale à laquelle ils font face dans le bassin de la Seine ne semble pas universelle. En effet, aux Pays-Bas, l’appropriation de l’espace par les bateliers est nettement plus marquée dans un contexte où les voies d’eau sont largement urbanisées. En effet, elles sont massivement équipées pour répondre aux besoins de l’activité professionnelle du transport fluvial. On y trouve de nombreuses et larges places de stationnement, un système d’éclairage tout au long de la voie d’eau. Les bateliers hollandais ont accès à de nombreux services durant tout leur trajet, tels que les bornes à eau, à électricité mais aussi des services plus rares tels que des bibliothèques ou des lieux d’enseignement flottants. Cette urbanité batelière en bord de voies d’eau s’explique par l’histoire de la navigation fluviale au sein du pays, en lien avec son histoire maritime. Les Pays-Bas possèdent le réseau fluvial le plus dense d’Europe : il recouvre tout le pays. Le transport fluvial joue un rôle majeur dans l’économie du pays. Ainsi, la flotte néerlandaise compte près de quatre fois plus de bateaux que celle de la flotte française ce qui permet aux Pays-Bas d’assurer près de 40 % du trafic international de marchandises et 20 % du trafic intérieur par la voie d’eau. Le ministère des Travaux Publics néerlandais affiche comme priorités l’accessibilité et la sécurité dans ses projets de circulation (rapport annuel, 2011). Enfin, ce travail permet de caractériser la territorialité, non pas seulement d’un groupe professionnel, mais plus largement des populations itinérantes. La situation des bateliers soulève effectivement la question de la place laissée par les sociétés urbaines et périurbaines aux populations itinérantes et aux espaces en marge qu’ils pratiquent. Les pratiques spatiales des forains, des travailleurs du BTP et plus généralement des populations mobiles décrivent une autre forme d’urbanité itinérante fondée sur des réseaux de villes propres à eux et à leurs activités et qui font ainsi sens uniquement pour eux. Ces populations à la fois en dehors et à l’intérieur de la ville sont pourtant des acteurs de l’économie urbaine. Les sédentaires et les itinérants semblent loin de partager la même représentation de l’urbanité et, par là, la même pratique des villes. Ces populations ne posent-elles pas alors à nouveau la question du « droit à la ville », ce chantier à la fois politique et de recherche ouvert par Lefebvre (1968) et jamais refermé (Costes 2010, Harvey 2011) ? Ainsi, si nous utilisons le terme de flurbain pour caractériser la territorialité des bateliers entre fleuve et ville ; dans la mesure où le fondement de cette territorialité est la contrainte d’habiter le flux professionnel, nous pouvons émettre l’hypothèse que le terme de flurbain pourrait s’appliquer à ces populations itinérantes vivant en marge de la ville.
Finalement, l’entrée dans la question périurbaine par les populations itinérantes ne porte-t-elle pas une lumière nouvelle sur les périurbains eux-mêmes, même sédentaires ? Malgré les nombreux points d’opposition entre périurbains sédentaires et bateliers, et itinérants en général, pouvant mener à des frictions, plusieurs éléments de similitude entre ces populations ressortent. La territorialité périurbaine, contrainte par les activités professionnelles, les navettes qui en découlent et les nombreux déplacements en général, dessine aussi un espace mobile structuré à partir des infrastructures de transport. Parallèlement cette territorialité est souvent en retour articulée autour de l’entre-soi familial et de lieux de sociabilité situés en dehors des centralités historiques. Comme les bateliers, de nombreux périurbains, pour des raisons tant matérielles que culturelles, pratiquent peu les centres-villes comme lieux de coprésence et de brassage de populations différentes. En synthèse, bateliers et périurbains sont également pris dans une tension entre les conséquences territoriales subies des contraintes professionnelles et la construction des territorialités et des sociabilités choisies, cette tension catalysant différentes territorialités périurbaines. Par suite, la diversité des périurbains (Roux et Vanier, 2008) ne mène-t-elle pas davantage à la juxtaposition de péri-urbanités parallèles qu’à la construction d’une territorialité périurbaine partagée ? Le chantier du « droit à la ville » des populations itinérante n’a-t-il pas alors vocation à être élargi à nombre de périurbains ? N’est-ce pas alors l’enjeu de la construction d’urbanités partagées dans des sociétés où la dualité ville/campagne n’est plus opérante qui est ici posé ?