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Serendipity.

Parcours.

De janvier 2012 à octobre 2015, l’Unité Mixte de Recherche CNRS 6590 « Espaces et Sociétés » (ESO), ...

Habitants des trottoirs ?

Le cas de Mexico.

Habite-t-on les trottoirs comme on habite une maison ? Qui sont les habitants des trottoirs et quels usages en ont-ils ? Quels conflits génèrent les différents usages des trottoirs ? L’espace public est parfois conçu comme l’espace géré par l’autorité publique. Kim (2015), qui a travaillé sur les trottoirs de la ville d’Ho Chi Minh au Vietnam, insiste sur l’hétérogénéité des usages qui caractérisent les trottoirs de la capitale. Le commerce de rue informel en est l’un des principaux, mais c’est loin d’être le seul. Nous soutenons qu’habiter les trottoirs se trouve à la jonction de pratiques circulatoires et d’autres situées dans la prolongation de l’espace résidentiel ou marchand du trottoir et c’est parce qu’ils sont le support d’un ordre que nous qualifions d’hybride que les trottoirs sont des espaces conflictuels. Cette approche permet de revisiter les manières de faire le trottoir à partir des modes d’habiter ordinaires, dont la légitimité avait été fortement remise en question au 18e siècle au profit d’une vision hygiéniste et circulatoire des trottoirs.

Notre proposition s’appuie sur les résultats d’une recherche collective sur la production matérielle et sociale des trottoirs à Mexico (Capron, Monnet et Pérez-López 2022) à laquelle ont participé 15 autres chercheurs appartenant à différentes disciplines, géographie, architecture, urbanisme, sociologie, anthropologie. Elle a conduit à observer les usages et les conflits de segments de trottoir situés dans dix sites de l’agglomération, sept dans la ville-centre de Mexico, trois dans l’État de Mexico, dont 59 municipalités appartiennent à la Zone Métropolitaine de Mexico. Les contextes socio-spatiaux sont très différents : ville centrale, villages d’origine préhispanique absorbés par l’urbanisation, quartiers d’autoconstruction, lotissements résidentiels de classes moyennes. Pour analyser la manière dont les habitants investissent les différents segments de trottoir étudiés, nous avons eu recours à plusieurs types de méthodologies, à la fois quantitatives et qualitatives : des relevés des configurations matérielles des trottoirs, l’analyse de textes législatifs et réglementaires ainsi que des manuels qui régissent la production et l’entretien des trottoirs, la mise en œuvre d’une enquête auprès de 500 piétons dans les différents sites étudiés, la réalisation d’entretiens semi-structurés auprès de 18 fonctionnaires des municipalités de l’État de Mexico et des arrondissements de Mexico où sont localisés les trottoirs étudiés et auprès de 93 habitants de ces mêmes sites (résidents, commerçants, employés de bureau).

Habiter.

Qu’est-ce que l’habiter ?

Angela Giglia (2012), qui occupe une place importante dans les études à caractère anthropologique sur l’habiter en Amérique Latine, reprenant les idées de Heidegger, définit l’habiter comme une relation au monde. En suivant les propos de Stock (2004), on conçoit l’habiter comme un ensemble de pratiques des lieux, dans le cas qui nous concerne les trottoirs de la métropole de Mexico, qui s’articulent avec des représentations et significations, valeurs, symboles. L’habiter se trouve à la croisée des deux. Encore convient-il d’analyser – ce que nous ferons – en quoi on peut qualifier les trottoirs de lieux géographiques. Stock propose une définition plus restrictive de l’habiter que celle de Heidegger : on n’habite pas tant le monde, question qui se réfère à l’humanisation des milieux physiques et au sens que les hommes accordent à la terre, mais plutôt des lieux géographiques qui vont bien au-delà du simple logement ou habitat auquel de nombreux auteurs réduisent la question de l’habiter. L’habiter se réfère principalement aux pratiques des lieux non pas tant dans le sens de fréquentations, mais dans celui d’expériences. Quant au concept de lieu, selon cet auteur, il « sert à exprimer le caractère topique et référentiel des pratiques humaines ainsi que le caractère d’un ensemble localisé ayant certaines qualités (station touristique, métropole etc.). » (Stock 2004)

L’habiter renvoie donc à un ensemble de représentations sociales et de pratiques routinières qui permettent d’occuper l’espace, d’y vivre, de s’y sentir bien, de le signifier. Giglia identifie ainsi différentes dimensions qui caractérisent l’habiter (2012). La première a trait au fait d’être protégé, ce qui est surtout le cas chez soi où l’on est sous un toit, mais peut aussi l’être pour les personnes sans domicile fixe quand elles reconstruisent un habitat dans l’espace public pour justement avoir un espace à soi délimité et un peu plus protégé que la rue toute nue. La deuxième dimension repose sur l’idée d’être localisable, d’avoir une adresse. Surtout, l’habiter se réfère au fait de reconnaître et d’établir un ordre socio-spatial. C’est le cas notamment de la maison où la maîtresse ou l’employée domestique, mais aussi tous les autres membres de la famille, ordonnent l’espace afin que chacun puisse y retrouver ses affaires et s’y repérer. En reprenant le concept de Bourdieu, Giglia développe l’idée d’un habitus socio-spatial composé d’un ensemble de pratiques incorporées de manière inconsciente qui nous permettent de reconnaître un espace et son ordonnancement et de savoir comment l’utiliser. L’habitus, à travers les pratiques machinales et incorporées, répétées, que nous effectuons tous les jours, rend possible l’habiter, en même temps que l’habiter se concrétise grâce à un savoir-habiter. La troisième dimension développée par Giglia concerne la domestication de l’espace, terme dont la racine l’ancre dans l’univers de la maison, et qui acquiert une dimension toute particulière dans le contexte des villes latino-américaines où l’essentiel de l’urbanisation est informelle. Giglia montre que, non seulement dans le chez-soi, mais aussi dans le reste de la ville, les habitants ont besoin de domestiquer l’espace afin de pouvoir l’habiter. Par exemple, quand une famille d’origine étrangère doit adapter un appartement moderne, dont l’architecture est plutôt rigide, à ses propres besoins culturels. Ou en ce qui concerne l’espace urbain, surtout dans le contexte des villes du Sud, quand des familles occupent des terrains inhospitaliers pour édifier leur logement, défrichant, apprivoisant l’environnement, construisant des rues, afin de pouvoir rendre leur quartier habitable.

Finalement, le dernier concept clé lié à la notion d’habiter est celui de l’appropriation. Selon Vidal et Pol (2005), l’appropriation est possible à travers deux processus, d’une part l’action-transformation, c’est-à-dire un ensemble de pratiques territoriales à la fois individuelles et collectives comme aller faire ses courses, converser avec ses voisins, participer, etc., d’autre part l’identification symbolique qui recouvre des dimensions cognitives et surtout affectives permettant de se reconnaître et de se projeter dans un environnement, de le faire soi, surtout symboliquement. L’appropriation peut être matérielle, par exemple quand un SDF construit sa maison sous un pont, elle est aussi symbolique, entre autres dans les espaces publics qui sont l’expression d’une identité nationale, comme la place de la Constitution de Mexico, le Zócalo, aux dimensions très amples, où sont représentés trois pouvoirs, l’Église, le gouvernement national et le gouvernement local.

Pratiques pérennes versus pratiques transitoires : diversité des types d’habitants et des modes d’habiter.

L’habiter renvoie à toute une série de pratiques pérennes et récurrentes qui ont trait à l’univers domestique : ranger sa chambre, ordonner la cuisine, mettre ses vêtements dans le placard, etc. Pourtant, si l’on reprend les différentes dimensions de l’habiter définies ci-dessus, on peut se demander si l’on n’habite pas aussi d’autres types d’espaces que le chez soi, y compris quand on n’y réside pas stricto sensu. Ainsi, un touriste qui visiterait un centre-ville ne serait-il pas aussi un habitant, sans doute pas au même titre qu’un résident, mais habitant tout de même, une fois qu’il y trouve ses repères, apprécie d’aller dans tel ou tel restaurant et s’aventure autour de son hôtel dans un quartier qui lui devient de plus en plus familier au fil des jours ? Stock qui, comme on l’a dit, part d’une définition de l’habiter basée sur les pratiques des lieux et de l’idée que les individus, y compris les touristes, « font avec l’espace » et développent des compétences, propose de ne pas opposer l’habiter à la mobilité, comme dans les conceptions traditionnelles de l’habiter au sens de résider. Au contraire, l’habiter et la mobilité en tant que pratique sont consubstantiels dans un monde dominé par le mouvement. Ainsi, selon cet auteur, « habiter, c’est être mobile » (Stock 2015, 428). L’habiter recouvre donc aussi des pratiques beaucoup plus éphémères et transitoires que celles, plus pérennes, d’habiter chez soi. Sans doute l’un des exemples les plus prégnants de cette idée que mobilité et habiter ne s’opposent pas est-il celui du métro, développé par Marc Augé. Voyager en métro est l’objet d’un savoir-faire partagé et le plus souvent tacite. Les voyageurs fréquents identifient les lignes bondées, celles où l’on peut voyager assis, les horaires de pointe, savent reconnaître les stations par leur nom ou leur logo. Augé souligne que « [le voyageur] a une parfaite maîtrise de ses mouvements (…) parvenu sur le quai, il sait où arrêter ses pas et déterminer l’emplacement qui, lui permettant d’accéder sans effort à la porte d’un wagon, correspondant en outre exactement au point le plus proche de “sa” sortie sur le quai d’arrivée » (Augé 1986, 14). Il sait aussi se frayer une place au bon moment au milieu de l’enchevêtrement des corps inconnus qu’il faut pousser sans ménagement pour espérer pouvoir descendre à la station souhaitée, ce que les voyageurs novices n’osent pas faire, n’étant pas habitants, pouvant rester pris dans la foule quand celle-ci est trop compacte. Le voyageur expert, lui, « sait s’adapter aux rigueurs de la matière et à l’encombrement des corps », comme le dit Augé (ibid., 15). Les usagers mettent en œuvre tout un ensemble de tactiques pour se situer dans l’espace, pour trouver un siège disponible à l’intérieur de la rame. Certains préfèrent rester près des portes afin de descendre le plus facilement possible, au risque d’être écrasés par les passagers qui montent aux différentes stations, d’autres privilégient le confort et se placent à la hauteur des places assises, au risque de ne pas descendre et de rester coincé dans la foule agglomérée aux portes. Certains aiment s’appuyer contre les structures tubulaires qui permettent aux passagers de se tenir, quitte à les avoir dans les côtes, d’autres sont ballotés par la foule sans autre attache fixe que les corps des voisins. De toutes les façons, les voyageurs placent leur corps dans l’espace et utilisent toutes les ressources à leur disposition pour protéger le mieux possible leur intégrité personnelle. Selon les propos d’Augé, on habite donc aussi le métro. Cette idée invite à explorer celle d’habiter les trottoirs.

Habiter, habitants des trottoirs.

Circulation piétonne versus usages stationnaires.

Il existe bien des manières d’habiter les trottoirs. Cet habiter se situe généralement dans des temporalités courtes, transitoires, elles se situent souvent dans l’ordre de la circulation. Nous nous sommes intéressés aux manières ordinaires d’habiter les trottoirs à partir des multiples usages et modes d’habiter qui caractérisent ceux-ci dans une grande ville en développement, Mexico.

Certes, l’un des principaux usages du trottoir est la marche utilitaire, et c’est le seul que retiennent les principales lois et manuels (accessibilité, trottoirs, rues) qui réglementent les usages des trottoirs. Par exemple, la loi de mobilité du District fédéral de Mexico qui date de 2014, stipule que le trottoir est un espace dédié « prioritairement ou exclusivement à la circulation piétonne ». Les textes les plus récents répètent à l’envi cette idée-là. Les manuels réglementaires, par exemple, à Mexico, le Manuel des Trottoirs, Banqueta CDMX, élaboré par l’Autorité de l’Espace Public en 2016, mais finalement jamais adopté officiellement, ordonnent d’ailleurs l’espace du trottoir en trois bandes longitudinales, celles de la façade, de la circulation piétonne et du mobilier urbain. Rien n’est dit sur d’autres usages possibles. Toutefois, une fonctionnaire de la Direction de l’Image et de l’Entretien de la mairie d’arrondissement de Cuauhtémoc, qui correspond au centre-ville, souligne que « le trottoir, urbanistiquement parlant, est l’espace de circulation piétonne ou du séjour temporaire du piéton » (entretien du 8 octobre 2019), y ajoutant au moins une autre fonction, celle du séjour temporaire permis par les bancs quand il y en a (en réalité, c’est très rare à Mexico, il y en a surtout dans les beaux quartiers).

Cette vision légale des trottoirs est pourtant très réductrice au vu des multiples activités qui s’y déroulent, à commencer par la marche de loisir, pourtant plus valorisée que la marche-déplacement, mais que les pouvoirs publics associent aux parcs et aux jardins urbains, et beaucoup moins aux trottoirs qui sont le support de la marche utilitaire (Capron, Monnet et Pérez 2018).

Les usages marchands, surtout les stationnaires, sont eux aussi importants et les obstacles qu’ils constituent à la circulation piétonne en font l’un des principaux ennemis des services municipaux ayant en charge la mobilité. Dans le langage courant, les vendeurs de rue informels disent qu’ils « travaillent » leur trottoir, de fait ils paient une cotisation à la mairie pour pouvoir l’occuper, ce qui leur donne un certain droit sur eux (Silva 2007), et ils sont parmi les principaux acteurs sociaux qui l’habitent, y séjournant souvent pendant de longues heures dans la journée ou en soirée. « Je crois que, pour l’autorité, c’est maintenant mon espace et j’essaie toujours de le laisser propre et de ne pas l’endommager », dit en 2017 le propriétaire d’un local de rue vendant des fruits de mer situé sur l’avenue Hank González de la municipalité d’Ecatepec, une des plus peuplées de l’État de Mexico (Castañeda 2018, 51, traduction personnelle). Parmi les sites que nous avons observés, celui du quartier de Santo Domingo où, à proximité de la station de métro Université se trouve une grosse concentration d’étals marchands de rue, est sans doute le plus représentatif de ce type d’usages. Les vendeurs et vendeuses y habitent le bout de trottoir où ils sont installés, surveillant leurs enfants, papotant avec les clients et clientes du quartier, en particulier les étudiants. Dans le même quartier, le trottoir sert aussi d’étal pour les ventes de garage organisées par les habitantes : l’occasion pour elles de se réunir avec leurs voisines et d’échanger les nouvelles du quartier (Photographie 1). Dans le même registre, mais formel cette fois, les terrasses des restaurants et des cafés occupent, dans les beaux quartiers, une partie des trottoirs, et depuis la pandémie ont l’autorisation de s’étendre sur la chaussée, le long de la bordure du trottoir.

Le trottoir est aussi utilisé pour des usages ludiques (Capron et Monnet 2022) : courir, discuter avec ses voisins ou avec ses amis, jouer (même si, en raison de l’insécurité et de l’augmentation du trafic automobile, les enfants jouent de moins en moins à l’extérieur de chez eux), boire une bière, surtout pour les hommes et dans les quartiers populaires, toutes sortes d’usages stationnaires qui, avec les usages marchands, les plus nombreux, ne coexistent pas toujours bien avec les usages circulatoires. Le trottoir sert également d’espace de travail aux ateliers de construction ou de réparation.

Photographie 1. Vente de garage sur le trottoir dans le quartier de Santo Domingo (arrondissement de Coyoacán). Source : Capron, Monnet et Pérez López 2022, 483.

Le trottoir, un espace domestiqué et approprié par ses habitants.

Le trottoir est à Mexico un espace fortement approprié par les riverains du fait des nombreux usages qui s’y déploient, mais aussi en raison d’autres pratiques d’« action-transformation ». D’une part, les trottoirs des quartiers populaires, surtout les quartiers d’habitat spontané, ont été construits par les résidents eux-mêmes. Ceux-ci ont souvent accepté de céder une bande de leur terrain pour l’édification des trottoirs et les ont construits eux-mêmes et avec l’aide de leurs voisins, suivant l’idée de ce qu’ils pensaient être un trottoir. Dans les quartiers d’autoconstruction (invasión) et aussi dans les beaux quartiers, les habitants nettoient le bout de trottoir qu’ils ont devant chez eux, le balayant ou le lavant à l’eau claire. En effet, les lois sur les ordures (22/4/2003) et de l’administration publique (29/12/1998, article 39) font du ramassage de celles-ci une compétence du service des travaux publics et services urbains pour la voirie primaire et de la mairie d’arrondissement pour la voirie secondaire, mais le règlement de la loi sur les ordures mentionne aussi la responsabilité qu’ont les personnes physiques et morales de balayer leur trottoir. Ce flou entretient donc l’idée que les habitants doivent s’en occuper, d’autant que l’employé de mairie chargé de balayer le trottoir ne le fait qu’à la demande des riverains en échange de quelques pièces de monnaie. Dans les quartiers résidentiels, ce sont principalement les femmes qui ont en charge le balayage du trottoir, mais dans les quartiers d’usages mixtes, les hommes employés des commerces le font aussi. De même, dans les rues des quartiers résidentiels où il y a des arbres de petite taille qui devraient théoriquement être élagués par la mairie d’arrondissement, les habitants s’occupent eux-mêmes de le faire ou le font faire par des travailleurs du secteur informel, car il existe une tolérance de la part de la mairie et de la police pour la taille des petits arbres. Certains arbres ont d’ailleurs été plantés par les riverains eux-mêmes. Ceux-ci ont également souvent construit des bacs à plantes et semé des fleurs et des arbustes au pied d’arbres dont ils prennent soin, comme le montre par exemple un panonceau demandant aux passants de respecter les arbres et ne pas y jeter d’ordures (Photographie 2). À Los Angeles, comme le montrent Loukaitou-Sideris et Ehrenfeucht, les arbres sont aussi de compétence partagée :

Sur les trottoirs, les arbres de rues sont situés dans la zone ambiguë entre la ligne de propriété et le bord du trottoir et sont partiellement sous la responsabilité des propriétaires. L’emplacement du trottoir l’associe autant avec les propriétaires privés qu’avec le domaine public, et les municipalités partagent les coûts et les responsabilités de l’entretien des arbres avec les propriétaires et les organisations chargées de planter des arbres (2012, 204 : traduction personnelle).

Ce sont autant de formes de domestication et d’embellissement d’un espace souvent peu esthétique, la plupart des trottoirs étant en ciment gris, sauf dans certains beaux quartiers ou dans certaines rues du centre historique.

Photographie 2. Respectez les arbres. Miguel Ángel Aguilar / avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Toutes ces actions-transformations favorisent une forte appropriation du trottoir par les riverains qui sont ainsi parmi les principaux habitants de celui-ci. Ils et elles s’identifient symboliquement à leur bout de trottoir : même s’ils reconnaissent généralement que le trottoir appartient à l’autorité publique (20 % des personnes interrogées en 2018), mais surtout à l’ensemble de la citoyenneté (57 %), ils en prennent soin comme s’ils étaient à eux-mêmes.

Ainsi, en reprenant les propos de Giglia (2012), les trottoirs sont mis en ordre autant par la puissance publique que par les habitants, et même souvent plus par ces derniers, quand ils sont délaissés par les municipalités dans les quartiers d’autoconstruction périphériques. Par exemple, on peut considérer comme à l’abandon et négligé le trottoir de ce quartier d’autoconstruction périphérique situé à la frontière des municipalités orientales de Nezahualcóyotl et Chimalhuacán (Photographie 3), mais le fait que les riverains y aient mis des tapis là où il n’y avait pas de revêtement montre qu’ils s’en occupent et en prennent soin, le domestiquant et se l’appropriant : l’habitant. Ces pratiques d’appropriation font des trottoirs de véritables lieux géographiques.

Photographie 3. Trottoir tapis à Chimalhuacán, État de Mexico. Source : Capron, Monnet et Pérez López 2022, 502.

Le trottoir, un ordre hybride.

Les habitants du trottoir sont les piétons, mais surtout les riverains, les vendeurs ambulants, les commerçants disposant d’un local fixe, les femmes qui en prennent soin et qui échangent les nouvelles du quartier, les enfants qui jouent, les artistes qui s’exposent, les piétons qui circulent. En effet, ils se l’approprient symboliquement, si ce n’est matériellement, faisant de celui-ci le support de ce que nous appelons un ordre hybride. D’après Duhau et Giglia (2008), l’ordre urbain est constitué de l’ensemble des règles formelles (liées à l’ordre légal et réglementaire) et informelles (conventionnelles) qui encadrent les pratiques et les usages de l’espace urbain. Au sujet du trottoir, nous parlons d’un ordre hybride, car, comme nous l’avons vu, d’autres acteurs que l’autorité publique – pour qui le trottoir est un espace public toutefois moins valorisé que les places, les parcs ou les jardins – habitent le trottoir, générant un ordre qui n’est ni complètement public, ni complètement privé, mais plutôt un mélange des deux. Par exemple, le cas de l’élagage des arbres décrit ci-dessus engage la mairie d’arrondissement et les riverains suivant des critères à la fois d’ordre privé (avoir une meilleure luminosité à l’intérieur de sa maison) et d’autres d’ordre public (permettre un meilleur éclairage public, embellir le trottoir). De même, il mélange les ordres formel et informel, en raison de l’intervention de l’autorité publique, des riverains et des travailleurs du secteur informel. Enfin, les ordres public, résidentiel et marchand, s’hybrident entre eux, suivant de multiples configurations propres à chaque trottoir.

Du fait que s’y confrontent des ordres différents, le trottoir est un espace très conflictuel. Les modes d’habiter décrits dans la deuxième partie, les formes d’appropriation stationnaire, individuelles et collectives, s’opposent à la circulation piétonne qui, d’après les autorités publiques, est le seul usage légitime du trottoir. Les résidents eux-mêmes cohabitent plus ou moins facilement, suivant des règles généralement tacites qui impliquent une bonne dose de tolérance, surtout dans les quartiers d’autoconstruction (Duhau et Giglia 2004). Les conflits entre commerçants de rue et autorité publique au sujet de l’occupation des trottoirs sont aussi parmi les plus récurrents (Silva 2007).

Tous les différents modes d’habiter devraient pourtant être pris en compte par les acteurs de l’aménagement dans la planification des trottoirs qui constituent l’un des principaux espaces publics de la ville, « l’espace public par excellence », dit-on souvent. Les habitants, dans toute leur diversité, devraient pouvoir exprimer leurs souhaits par rapport à leur propre trottoir. À Tepozotlán, une municipalité du nord de la zone métropolitaine de Mexico, du moins quand nous avons effectué nos entretiens en 2017, le service des travaux disait prendre soin de consulter les riverains habitants, avant d’intervenir dans le réaménagement d’un trottoir ; à Chimalhuacán, la municipalité affirmait mettre à disposition des habitants les matériaux pour que ceux-ci effectuent les travaux nécessaires sur leur trottoir, la main-d’œuvre étant fournie par eux-mêmes. Mais cela ne se fait sans doute pas dans la majorité des cas. En général, suivant la logique de l’ordre hybride, seuls les habitants les plus puissants ou les plus bruyants arrivent à faire aménager leur trottoir selon leur bon vouloir. En effet, face à la charge titanesque que représente l’aménagement et l’entretien des trottoirs, les budgets octroyés ne permettant chaque année qu’un petit nombre d’interventions intégrales par l’autorité publique, seuls ceux qui élèvent la voix voient leurs souhaits exaucés.

∗∗∗∗∗∗

On habite donc bien son trottoir, toutefois pas exactement de la même manière qu’on habite une maison, suivant des modalités beaucoup plus éphémères, néanmoins porteuses de modes d’appropriation qui se situent dans l’orbite de l’espace marchand et surtout dans la continuité de l’espace domestique du chez-soi. Les pratiques quotidiennes, notamment celles de domestication et d’appropriation symbolique de l’espace, concourent à faire des résidents et des commerçants, mais aussi des piétons, des habitants du trottoir, ce qui tend à montrer une remise en question de l’idée que le trottoir est simplement le support d’un ordre public. Les faits observés montrent que, du moins dans le contexte de Mexico et de son aire métropolitaine, le trottoir avec ses multiples tensions, notamment entre usages sédentaires et usages mobiles, correspond plutôt à un ordre hybride qui remet en question la dichotomie entre le public et le privé, mais aussi entre le formel et l’informel, et fonde l’ordre urbain d’une ville. Cet ordre urbain peut être observé à partir d’un espace micro comme le trottoir.      Par exemple, un riverain colombien, psychanalyste, marié à une Mexicaine, trouve que « le trottoir est clairement plus public à Bogota. Les gens font plus attention à leurs trottoirs, mais ceux-ci n’en sont pas moins publics, les habitants ne réservent pas leur espace de stationnement, et il y a beaucoup plus d’attention, le trottoir est plus public ». La publicité du trottoir n’est pas contradictoire avec des formes d’attention comme l’entretien, qui respectent le caractère public de celui-ci et ne conduisent pas à une privatisation liée, entre autres, à leur occupation par les automobiles.

Cette idée du trottoir support d’un ordre urbain hybride met en évidence la confrontation entre différents modes d’habiter qui se disputent l’usage des trottoirs. Elle invite à des formes de gouvernance qui incluent les habitants du trottoir dans toute leur diversité et singularité. Tandis que dans certaines villes les trottoirs tendent à disparaître avec le concept d’espace partagé inspiré de Hans Monderman, dans une ville comme Mexico, ceux-ci ont encore de beaux jours devant eux et font partie des revendications des habitants, surtout des plus pauvres qui n’en disposent pas ou qui ont des trottoirs peu amènes, comme symboles d’une citadinité dont ces habitants sont mis à l’écart (Capron et Monnet 2022).

Abstract

The article aims to analyze the idea that one can live on sidewalks as one lives in one's house. It identifies, through the ordinary uses and forms of appropriation made by the inhabitants of the sidewalks, the ways of living and the conflicts they generate due to the coexistence between different types of inhabitants and the confrontation between urban orders (public/private, formal/informal) present on the sidewalks. The concept of hybrid order is then proposed, which invites us to take into account for this conflictual heterogeneity between inhabitants, ways of living and public authority.

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Notes

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Partnership

Serendipity.

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