Jürgen Habermas a longtemps résisté à l’idée d’un dialogue avec la religion et la théologie. De son propre aveu, il préférait demeurer silencieux sur ces questions. Son mutisme confessait selon lui une certaine ignorance en la matière : « Je ne suis en effet pas vraiment familiarisé avec la discussion théologique, et ne me meus que peu volontiers en un terrain insuffisamment reconnu » (Habermas, 1994, p. 85). Et pourtant les racines philosophiques de Habermas étaient certainement propices à une réception du religieux. L’École de Francfort a toujours pris au sérieux les visées transcendantes du message religieux, se situant elle-même, selon Mendieta, dans « la tradition critique du messianisme utopique juif » (Mendieta, 2002, p. 2) [1]. Chez Habermas, en revanche, on ne trouve que très peu de lignes sur le sujet avant 2000, et toujours en oblique. Durant cette période, la religion est abordée principalement dans le contexte de discussions d’auteurs (cf. Mendieta, 2002), souvent en mode digressif (Habermas, 1994). Dans ses ouvrages majeurs, le mutisme est quasi complet. La Théorie de l’agir communicationnel (1987), par exemple, n’aborde la religion qu’en tant que moment durkheimien qu’il faut dépasser dans le mouvement historique de la modernité. Droit et démocratie (1997) ne contient aucune discussion de la place qui revient aux contributions religieuses dans la sphère publique. Il faudra attendre le « tournant théologique » de Habermas — pour reprendre le mot de Harrington (2007) — avant qu’il n’attaque de front la question de la religion, d’abord dans le contexte du débat sur l’eugénisme (cf. 2002, b), puis dans une série de textes écrits durant les années 2000 et regroupés dans l’ouvrage qui fera ici l’objet d’une étude critique, à savoir Entre naturalisme et religion (2008).
On reconnaît d’emblée, à son titre, la thèse de l’ouvrage. En effet, Habermas interprète la situation contemporaine en termes de tension entre deux visions antithétiques du monde, l’une qu’il qualifie de « naturaliste » et qui tend à interpréter tout phénomène — mental en particulier — comme des processus empiriques, l’autre caractérisée par la renaissance politique du religieux. S’il y a un message général à retenir de l’ouvrage, c’est que la religion assume une fonction significative même dans la société moderne et ne peut, de ce fait, être simplement bannie. Il faudrait au contraire y reconnaître des contenus de vérités constituant des « ressources importantes pour la fondation du sens » (Habermas, 2008, a, p. 190), et ce même dans une société séculière.
Cette dichotomie fondatrice de l’ouvrage n’est pas sans rappeler celle qui peut être trouvée dans l’œuvre maîtresse de Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, dans laquelle les prétentions à la vérité des sciences humaines, de l’art, mais aussi de la religion (par exexemple, Gadamer, 1996, p. 441 et suivantes) sont mises en valeur contre les visées exclusivistes de la méthode scientifique. Le propos de l’ouvrage de Habermas poursuit également, d’une certaine manière, le projet habermassien des années 1970, alors qu’il polémiquait contre le positivisme et le scientisme au nom d’une vérité que dévoilerait la critique de l’idéologie. Évidemment, à cette époque, la religion n’était pas encore au centre de ses préoccupations philosophiques. Mais il s’agissait néanmoins de faire valoir des espaces de vérités externes à la logique scientiste, dont le naturalisme est un représentant.
En raison du caractère hétéroclite des divers articles rassemblés dans Entre naturalisme et religion, plus d’un thème aurait pu être abordé pour servir de base à un commentaire. La question de la forme que doit prendre la laïcité dans une société moderne, par exemple, a déjà fait l’objet de nombreuses analyses de la part d’auteurs anglo-saxons (par exemple : Chambers, 2007 ; Cook, 2006 et 2007 ; Enns, 2007 ; Harrington, 2007, b ; Yates, 2007), sans doute parce qu’elle renoue un débat déjà amorcé dans les derniers écrits de Rawls. La question du libre-arbitre eu égard aux déterminismes biologiques constitue une autre question digne d’intérêt (cf. pp. 63-138). Ou encore, le débat sur la réforme de l’Onu (pp. 270-321), dans la foulée du projet kantien de paix perpétuelle, mais aussi d’une thématique explorée antérieurement par Habermas (1996), mériterait qu’on s’y penche.
Puisqu’il n’est pas possible de tout dire et qu’il faut choisir, nous optons pour notre part pour la mise en lumière de deux motifs structurants de l’argumentation habermassienne dans Entre naturalisme et religion, soit un motif kantien et un motif horkheimérien. L’influence de Kant est explicite, mais doit à notre avis être précisée dans le contexte des écrits kantiens sur la religion. Voilà ce sur quoi se penchera la première section. L’influence de Horkheimer, elle, est plus discrète, mais constitue à notre avis la motivation la plus substantielle et la plus puissante de l’ouvrage. Elle est reconnaissable au souci de la souffrance humaine et de la solidarité qui en découle, thèmes qui animent la pensée de Habermas depuis ses débuts, bien que ce fait soit plutôt méconnu des commentateurs. Elle fera l’objet de la deuxième section du présent article. En somme, si Kant offre à Habermas la forme (sa structure, sa conceptualité, le « comment ») de son discours sur la religion, Horkheimer lui fournit à notre avis la matière (c’est-à-dire sa source de motivation, le « pourquoi »).
Le motif kantien.
Le motif kantien de l’ouvrage est manifeste : Habermas s’appuie explicitement sur des concepts kantiens, comme c’est son habitude croissante depuis quelques décennies [2], mais entreprend aussi plus spécifiquement une étude philologique des textes kantiens sur la philosophie de la religion. C’est à une telle entreprise que sont dédiées les premières sections de l’essai introductif de l’ouvrage. Dans une recension dédiée à la version allemande de Entre naturalisme et religion, Hans Joas considère cet essai comme « le plus brillant » de l’ouvrage [3]. Il va même jusqu’à présenter Habermas comme un « nouveau Kant », « un Kant de la raison communicationnelle et de l’époque postdarwinienne » (Joas, 2005). Mais ce n’est pas avant tout le Kant des Critiques qui sert d’inspiration à Habermas, mais le Kant de la Religion dans les limites de la simple raison, un ouvrage plus apte à s’harmoniser avec la pensée postmétaphysique et mieux disposé envers les religions positives. Pour bien comprendre l’influence de Kant sur Habermas dans l’ouvrage qui nous occupe, nous sommes d’avis qu’un petit détour décrivant brièvement les éléments pertinents de la philosophie kantienne de la religion pour son traitement habermassien est tout à fait approprié et permettra une meilleure compréhension des enjeux.
La philosophie kantienne de la religion.
Mais il faut ici, avant tout, dire quelques mots de rappel quant au motif kantien, qui se reconnaît en effet à son primat accordé à la raison. Il faut pour autant bien se garder de réduire la raison kantienne à une raison abstraite et réductrice, à la façon dont la conçoit le positivisme, par exemple. Il y a à la raison kantienne bien plus que la raison de l’épistémologue puisqu’elle cherche, dans sa spontanéité, non pas uniquement à connaître, mais aussi à agir et à espérer.
Dans son rapport à la religion, la raison est, justement, interpellée par la question « Que puis-je espérer ? » et appelle un type d’attitude cognitive particulier. Rappelons que dans le « Canon de la raison pure » de la Critique de la raison pure (1988, pp. 1376 et suivantes [A820-B848 et suivants]) Kant distingue trois types d’attitudes cognitives ou trois modes du tenir-pour-vrai (Fürwahrhalten) qu’admet la raison, soit l’opinion (meinen), le savoir (wissen) et la croyance (glauben). Dans une opinion, l’on tient quelque chose pour vrai tout en étant conscient que les raisons subjectives pour ce faire sont insuffisantes. Dans un savoir, l’on a tant des raisons objectives que subjectives pour adhérer à quelque chose. La croyance, quant à elle, tient une position mitoyenne entre les deux premiers dans la mesure où l’on reconnaît l’insuffisance des raisons objectives tout en ayant des raisons subjectives qu’on juge suffisantes, voire péremptoires. La croyance ainsi entendue renvoie de façon générale à ce que Descartes appelle une « certitude morale » (1996, p. 323), propre à la conduite de l’action mais insuffisante pour conclure « qu’il n’est aucunement possible que la chose soit autre que nous la jugeons » (p. 324).
La croyance religieuse, de façon plus spécifique, définit elle aussi un rapport à des objets (Dieu, l’immortalité de l’âme, l’au-delà) pour lesquels nous ne possédons pas de raisons objectives établissant leur existence, mais à l’appui desquels on a suffisamment de raisons subjectives pour y souscrire, pour s’engager envers elle. En ce sens, il est clair que la foi religieuse n’est pas connaissance, mais bien croyance, et par ailleurs qu’elle peut néanmoins être rationnelle, pour autant qu’elle offre des raisons à cette croyance. C’est sur le mode de l’espérance que s’expriment ces raisons.
L’espérance est une posture fondamentale de la raison que reconnaît Kant dans l’établissement des trois questions fondamentales de la philosophie, lesquelles embrassent tous les intérêts de la raison. Ainsi, « Que m’est-il permis d’espérer ? » (1980, p. 1365 [A805-B833]) est tout aussi intrinsèque à la raison que l’est le connaître (« Que puis-je savoir ? ») et l’agir (« Que dois-je faire ? »). En fait, l’agir s’avérerait futile sans l’espérance, c’est-à-dire l’espérance que notre action aura un impact dans le monde, ou que l’intention morale peut s’insérer dans la chaîne des événements intra-mondains. À quoi bon agir si notre action demeure sans effet sur le monde ?
Dans la Critique de la raison pratique, l’espérance sert de pont entre le monde phénoménal et nouménal, entre l’ordre naturel et moral. Les idées de liberté, d’immortalité de l’âme et de Dieu, inconnaissables dans le système kantien, doivent néanmoins être postulées pour donner sens à l’action. Par exemple, l’idée de l’agir moral s’écroule sans liberté. Il ne s’ensuit pas qu’on puisse par là « connaître » ou déduire l’existence objective de la liberté, mais il en découle, pour qui veut maintenir l’idée même de moralité, une obligation rationnelle de la postuler et d’agir « comme si » elle existait. C’est l’espérance — de la liberté, en l’occurrence — qui permet d’harmoniser l’ordre moral et l’ordre naturel.
Il en va de même pour la nécessité morale d’admettre l’existence de Dieu, dont l’argument passe par l’harmonisation de la fin morale de l’homme, soit la vertu, à sa fin naturelle, soit le bonheur. En effet, par l’action vertueuse, l’on se rend digne d’être heureux. Or quelle garantie réelle avons-nous que la vertu entraînera le bonheur ? Rien dans la nature ne l’assure. C’était là justement la thèse du Marquis de Sade, décrivant Justine la vertueuse comme une « infortunée de la vertu », alors que sa sœur Juliette, la dépravée, jouissait des « prospérités du vice ». Dans ces conditions, la viabilité de la moralité n’est guère envisageable. Force est alors de supposer l’existence d’un Être sage capable de sonder les consciences et de combler adéquatement ceux qui, par leur vertu, le méritent vraiment ; force est aussi de postuler un monde ultérieur où le summum bonum, entendu comme l’union du bien moral et du bien naturel, pourra se réaliser. Comme on peut le voir, l’agir moral devient concevable lorsqu’on « espère » ou postule l’existence de Dieu et une vie future. L’espérance propre à la foi en Dieu et la vie future remplit ici une fonction pragmatique motivant l’action morale.
Certes, de tels arguments établissant l’« hypothèse [moralement] nécessaire » de Dieu et de l’immortalité ne sont plus en mesure de convaincre des individus imbus d’une vision postmétaphysique du monde. C’est dans le monde ici-bas que la vertu doit être accompagnée de bonheur. En cela, le penseur postmétaphysique trouverait une plus grande consolation dans la pensée d’Aristote, pour qui les actions vertueuses sont en elles-mêmes des plaisirs (Éthique à Nicomaque, I, 1099a13).
Or la philosophie de Kant ne s’épuise pas en de simples abstractions métaphysiques. Au contraire, il lui importe de penser l’agir moral dans l’histoire et dans la société. C’est la raison pour laquelle il aborde, dans la Critique de la raison pratique, le rôle pratique de religion chrétienne, qui, en présentant le monde comme un « royaume de Dieu », contribue à la réalisation concrète de la moralité en liant ici-bas bonheur et pratique de la loi morale (1985, pp. 764-765). C’est aussi la raison pour laquelle il postule, dans Théorie et pratique, un progrès moral infini dans l’histoire, un progrès qui, par le seul fait qu’il soit postulé, contribuerait à l’avancement de l’humanité (2008, pp. 71-72).
La Religion dans les limites de la simple raison est sans doute l’ouvrage de Kant où se reflète le plus clairement son souci de réalisation concrète de la moralité dans l’histoire et la société. Dans un argument qui rappellera Rousseau, Kant prétend que les obstacles à la réalisation du bien ne proviennent pas tant de la nature humaine, naturellement bonne, que de la communauté des hommes : « L’envie, l’ambition, l’avarice, et les inclinations haineuses qui les suivent, assaillent sa nature essentiellement modérée, dès qu’il vit au milieu des hommes » (2002, p. 75). D’où l’exigence de fonder une société éthico-civile, une « république morale » (ethisches gemeines Wesen) qu’on doit comprendre comme l’écho sécularisé du projet chrétien visant l’établissement d’un royaume de Dieu sur terre.
Il est donc permis d’apprendre de la religion, pour autant que son message soit réduit à sa substance rationnelle. Ainsi faut-il chercher à « traduire » les contenus religieux en réduisant le message biblique à sa teneur strictement morale — et donc strictement rationnelle. À titre d’exemple, Kant interprète le récit adamique comme une allégorie décrivant la tentation du mal chez l’« homme pervers de cœur, mais qui pourtant garde toujours une volonté bonne » et qui de ce fait peut conserver « l’espoir d’un retour au bien dont il s’est écarté » (2002, p. 42). Dans ce contexte herméneutique, les textes chrétiens, comme tous les textes sacrés, ont une valeur heuristique nous permettant d’accéder à un message à portée universelle.
Dans ce type d’exégèse, les Écritures chrétiennes ne jouiraient pas d’un quelconque statut d’exception. Kant rappelle que les moralistes grecs et romains ont eux aussi cherché à revisiter leur théologie polythéiste — qu’il considérait pour sa part primitive — pour en dégager une doctrine morale universelle. Il en va de même pour le judaïsme, l’islam et l’hindouisme (2002, p. 88). Pourquoi, alors, dans une perspective rationnelle, devrait-on se pencher en particulier sur les Écritures chrétiennes, comme le fait Kant ? N’est-ce pas là un choix substantiel que devrait éviter une pensée se voulant strictement rationnelle et universelle ? Selon Kant, les Écritures chrétiennes revêtent une importance particulière parce qu’elles sont « l’instrument le plus digne et le seul aujourd’hui, dans le monde civilisé, réunissant tous les hommes dans une Église » et qu’elles sont au fondement de « la foi ecclésiastique, qui, en tant que foi populaire, ne saurait être négligée, parce qu’une doctrine fondée sur la simple raison ne semble pas au peuple capable d’être une règle immuable et qu’il faut à ce peuple une révélation divine, par conséquent aussi une confirmation historique qui en établisse l’autorité par la déduction de son origine » (p. 89). Au-delà de son ethnocentrisme patent, ce passage met en relief le rôle insigne imparti à la dimension concrètement historique et sociale de la réalisation d’une religion rationnelle à prétention universelle. Les Églises effectives et leurs textes doivent servir de point de départ parce qu’elles font autorité ici et maintenant, parce qu’elles ont une force de conviction et d’inspiration, et parce qu’elles représentent un point d’accès — parmi d’autres — à l’universel. Elles assurent le succès de la moralité en situation concrète.
Appropriation habermassienne de l’éthique kantienne.
On comprendra alors pourquoi Habermas, en tant que théoricien de la société et champion de la pensée postmétaphysique, aura été particulièrement séduit par le Kant de la Religion dans les limites de la simple raison, c’est-à-dire un Kant sensible à l’ancrage historique de la raison. Faisant écho à ce dernier, il dit ainsi à propos de la religion : « L’histoire nous accorde en quelque sorte un crédit en nous livrant la religion positive avec son trésor d’images stimulantes pour l’imagination ; sans ce crédit, la raison pratique serait privée du stimulus épistémique qui la conduit à formuler les postulats à l’aide desquels elle peut s’efforcer de traduire en convictions recevables par la raison un besoin déjà préalablement articulé dans une langue religieuse » (p. 28).
Dans la foulée de Kant, Habermas reconnaît lui aussi à la philosophie deux tâches principales dans son rapport à la religion, l’une critique et heuristique, l’autre pragmatique. De façon similaire à Kant, qui cherche par la première à traduire les contenus religieux dans des concepts sûrs de la raison, Habermas juge impératif que soient rendus dans un langage séculier et dans une « perspective intramondaine » (p. 35) les contenus religieux pouvant servir de fondement normatif à l’État. En fait, les contenus religieux sont d’autant plus recevables qu’ils ont déjà pénétré, au cours des siècles, la pensée philosophique et ses concepts normatifs en particulier. Par exemple, l’idée d’une humanité à l’image de Dieu aurait été traduite en philosophie par celle du respect inconditionné dû à tous les hommes (p. 165).
Chez Habermas, c’est aussi la raison qui réclame que les contenus religieux soient traduits dans un langage séculier. Mais, il faut le noter, Habermas s’appuie en ce cas sur une autre modalité de la raison, à savoir la raison publique. Kant lui-même introduit l’idée d’usage public de la raison dans « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1947, p. 48), un essai où transparaît une fois de plus un souci de concrétude historique et sociale. Habermas s’approprie le concept, comme l’avait fait Rawls avant lui, et le définit comme le devoir réciproque des citoyens de se donner, dans un contexte de discussion publique, des raisons fondées sur des valeurs morales et politiques communes. Il s’agit là d’une condition de légitimation du pouvoir politique, qui, autrement, revêtirait un caractère répressif (p. 180). Puisque les contenus religieux se présentent souvent sur le mode dogmatique, ils s’insèrent de ce fait mal dans la discussion publique de l’espace démocratique. Or ils possèdent néanmoins un potentiel de vérité qui pourrait être mis à contribution pour la solidarité civique. « Les traditions religieuses possèdent, pour articuler les intuitions morales, notamment lorsqu’elles touchent aux formes sensibles d’un vivre-ensemble humain, une force particulière. Ce potentiel fait donc du discours religieux un candidat sérieux pour de possibles contenus de vérité ». Pour satisfaire aux conditions de l’usage public de la raison, ces contenus doivent cependant être traduits dans un langage séculier qui demeure ouvert à l’échange de raisons justificatrices, dans « une langue universellement accessible » (p. 190). C’est ainsi que la religion, dès lors qu’elle se conforme aux prescriptions de la raison publique, s’avère compatible avec le projet de la modernité : « les religions universelles […] conservent cependant leur place dans l’espace différencié de la modernité parce que leur contenu cognitif n’est toujours pas tari. On ne peut en tout cas pas exclure qu’elles soient porteuses de potentiels sémantiques qui, si on en libère les contenus profanes de vérité, pourraient dégager une force d’inspiration valant pour la société dans son entier » (p. 204).
Mais Habermas postule la primauté, tant chez Kant que dans son propre projet philosophique, de la seconde tâche, qualifiée ci-dessus de « pragmatique » : « Ce que veut Kant, ce n’est donc pas, en premier lieu, récupérer les contenus religieux par la voie conceptuelle, mais intégrer à la raison le sens pragmatiste propre à la modalité religieuse de la foi » (p. 27). Par là, il entend la posture anti-défaitiste que rend possible la foi, c’est-à-dire l’espérance, voire la confiance en la réalisation de nos objectifs existentiels ultimes. C’est la raison pour laquelle il convient d’insister non pas sur les contributions proto- ou crypto-rationnelles de la religion, mais sur son pouvoir d’évocation et de motivation pour l’action morale. Dans ce cas, Habermas passe à un registre autre que kantien, lequel nous conduit à l’analyse du deuxième motif structurant la pensée de Habermas dans Entre naturalisme et religion.
Le motif horkheimérien.
Lorsque Habermas se pose la question de l’actualité de la pensée kantienne de la religion, il la confronte à la situation précaire de la modernité, en particulier aux menaces qui pèsent sur ses contenus normatifs. Ces menaces l’assaillent de l’extérieur par l’entremise d’idéologies réactionnaires, mais aussi de l’intérieur, par un mécanisme qu’il décrivait dans la Théorie de l’agir communicationnelle comme « colonisation du monde vécu par le système ». Mais dans le contexte de Entre naturalisme et religion, il est remarquable que la modernité elle-même soit dépeinte comme un phénomène labile, possédant une tendance naturelle à s’autodétruire ou, selon son expression, une « propension à sortir de ses rails » (p. 48). Ainsi présentée, la modernité semble s’aligner sur une « dialectique des Lumières », telle que l’entendaient Horkheimer et Adorno, bien que par là le primat normatif de la raison ne soit pas remis en cause (comme c’est du reste le cas dans la pensée tardive de Horkheimer). Dans cette phase du raisonnement habermassien, on passe du registre de la rationalité à celui de l’émotion. La modernité déraillée aurait pour conséquence, selon Habermas, de nous rendre insensibles, en raison du déclin des repères normatifs, à la souffrance humaine, aux pathologies sociales et « à la vie gâchée en général » (p. 48). La raison serait impuissante face à cet état, n’étant alors plus en mesure de justifier, parmi toutes les visions du monde existantes, « celle-là même qui aurait une force de motivation suffisante, à savoir une [vision] du monde qui réponde aux attentes existentielles, qui guide obligatoirement une vie dans sa totalité ou qui, du moins, soit à même de consoler » (pp. 48-9).
Dans ce cadre, on comprend comment les traditions religieuses offrent non seulement des contenus de sens devant être traduits, mais aussi des intuitions, des formes d’expressions, des sensibilités, des pratiques, qui relèvent davantage de l’émotion que de la raison : « des idées, des institutions, des possibilités d’expression, des sensibilités et certains types de rapports présents dans des traditions religieuses que nous ne comprenons pas, dans des pratiques de vie communautaires que nous ne concevons pas, viennent au-devant de la philosophie » (p. 51). Tous ces contenus doivent être envisagés comme de possibles motivations existentielles que la raison pure est impuissante à produire par ses propres moyens.
L’influence n’est plus ici kantienne. Dans ces passages, on reconnaît plutôt la griffe de l’École de Francfort de la première génération, de Benjamin et Adorno, mais avant tout de Horkheimer. Voilà ce que nous chercherons à démontrer dans cette présente section. Pour ce faire, il nous faut cependant passer par un court excursus sur l’éthique horkheimérienne, afin de donner davantage de substance au commentaire.
L’éthique horkheimérienne de la compassion.
La philosophie morale de Max Horkheimer se présente comme une critique de la morale bourgeoise, en particulier de la morale kantienne. Elle prend le contre-pied de la dimension déontologique, universaliste et étroitement rationaliste de celle-ci. Le matérialisme moral de Horkheimer exige non seulement que soit rétablie une conscience de la fondation historico-empirique des principes moraux, mais aussi le primat du bonheur comme fin morale — contrairement à la pensée de Kant, pour qui l’homme moral n’est pas en quête du bonheur lui-même, mais cherche plutôt à s’en rendre digne. Dans cet eudémonisme horkheimérien, le bonheur acquiert un statut normatif qu’il nous faut préciser.
Selon Horkheimer, la tradition reconnaît souvent deux volets à la morale, l’une reflétant pour ainsi dire une « loi naturelle » qui donne lieu à des conventions sociales s’adaptant de façon instrumentale aux conditions de vie propres aux sociétés particulières afin d’assurer leur préservation, l’autre visant une solidarité à l’échelle humaine. Il s’agit de ce que Kant appelle le « respect de l’humanité », que Bergson appelle « élan d’amour ». Si Horkheimer est lui-même prêt à faire sien le terme d’« amour » pour décrire le sentiment moral — il dira en effet que « le sentiment moral a quelque chose à voir avec l’amour » ([1933, a] 1988, p. 134) — il met néanmoins en garde contre une définition bourgeoise reposant sur le concept de possession, en l’occurrence de possession mutuelle des amants. L’amour dont il est question est davantage à comprendre comme solidarité avec l’humanité, une solidarité qui ne table pas sur une révélation ou sur une injonction de la raison, mais qui procède de la misère de l’homme. En effet, il semble à l’homme que tous les êtres vivants auraient une « prétention au bonheur » (p. 134) qu’il ne serait pas besoin de justifier ou de fonder. Compte tenu des conditions existantes, marquées par la carence et la souffrance, on comprendra pourquoi le sentiment moral, ainsi tourné vers le bien-être de tous les hommes, est défini en tant que potentiel émancipateur et en tant qu’aspiration (Sehnsucht), en tant que « désir humain d’améliorer sa condition » (die menschliche Impulse, die nach Besserem verlangen [p. 137]).
Horkheimer ne se croit cependant pas permis de déterminer un contenu positif du bonheur. Ce serait là contrevenir à un principe fondateur de la Théorie critique (l’École de Francfort) qu’on a conçu par analogie à l’interdiction des idoles (Bilderverbot), c’est-à-dire l’interdiction de se donner une représentation positive de l’absolu (Horkheimer, [1970] 1985, p. 387), considérée comme l’ouverture d’une brèche à l’idéologie. C’est la raison pour laquelle le désir indéterminé de bonheur doit prendre, en contexte de concrétude, la forme négative de l’élimination de la souffrance et de l’injustice. Dans la mesure où, conformément à sa dimension matérialiste, la Théorie critique est aussi théorie émancipatrice de la société, c’est-à-dire à la fois philosophie pratique et science du social, l’objectif de l’élimination de la souffrance s’inscrit naturellement dans le contenu théorique et pratique de la pensée horkheimérienne.
Selon Horkheimer, une telle solidarité où chaque personne est perçue comme « membre d’une humanité heureuse » ([1933, a] 1988, p. 134) est exprimée, en contexte pratique, de deux façons : par le sentiment de pitié ou de compassion (Mitleid) et par une politique progressiste. Le premier procède de la détresse matérielle et spirituelle de notre temps en l’absence de la certitude, caractéristique des Lumières, d’un progrès infini assurant la progression du bonheur général. « Nous percevons les hommes non pas en tant que sujets de leur destin, mais en tant qu’objets d’un procès aveugle de la nature — et la réponse du sentiment moral est la compassion » (p. 136). Mais, conformément au matérialisme marxiste de la pensée critique de Horkheimer, il s’agit non pas simplement d’interpréter le monde, mais de le transformer, c’est-à-dire éliminer la détresse et « améliorer le destin de l’humanité » (p. 137). Pour Horkheimer, comme d’ailleurs pour Kant, le bonheur collectif des hommes n’est envisageable que dans le cadre d’une société juste et rationnelle, qu’il s’agit d’instituer. L’idéal négatif de bonheur doit alors être institué par une politique progressiste et émancipatrice.
Horkheimer empruntera à Schopenhauer les fondements normatifs d’une éthique de la compassion et donc une éthique en partie émotiviste. Cependant, en récusant la raison comme fondement dernier de la moralité, il ne cherche pas à défendre une philosophie morale irrationaliste, mais entend remettre en cause l’universalité — et de ce fait les visées hégémoniques — de la raison dans le domaine de la moralité. Il complète pour ainsi dire la Gesinnungsethik kantienne par une éthique de la compassion. Ainsi, bien que les justifications rationnelles demeurent localement valides, l’on reconnaît une limite à leur application, en particulier dans le cas d’une justification ultime (cf. Schnädelbach, 1993, p. 290). Horkheimer leur préférera le désir de bonheur, une idée qui ne requiert en soi aucune justification, convenant ainsi mieux à la position matérialiste qu’il épouse.
Par ailleurs, la philosophie morale kantienne et les grandes religions, dans la mesure où elles repoussent la justification ultime dans un Hinterwelt, dévalueraient le besoin concret de bonheur des humains ici et maintenant. C’est là selon lui le signe de l’idéologie, qui aurait pour conséquence de nous « rendre insensibles à la souffrance d’autrui » ([1974] 1991, p. 275). C’est ainsi que s’explique, au cours de l’histoire, le recours abusif à la religion pour excuser des injustices notoires. ([1967] 1985, p. 195). Pour Horkheimer, la moralité n’émerge que lorsqu’on prend au sérieux nos sentiments d’« indignation, de compassion, d’amour ou de solidarité » ([1933, b] 1985, p. 83). Le message moral est partout le même chez Horkheimer : « il n’y a rien de plus élevé que l’appel à la solidarité avec la souffrance, qu’il nous faut éliminer » (1991 [1974], p. 260). Ces concepts émotivistes, pourtant pénétrés d’intelligibilité, sont pour Horkheimer le fondement injustifiable – et ne requérant aucune justification – d’une moralité matérialiste.
En dépit de la récupération idéologique dont la religion et la théologie ont parfois fait l’objet et en dépit du dirigisme des grandes religions ([1974] 1991, pp. 203-204) [4], il n’en demeure pas moins, selon Horkheimer, que la religion et la théologie ont été les dépositaires historiques des idées de compassion, d’amour et de solidarité. C’est la raison pour laquelle la politique dénuée de théologie se réduit selon lui à la simple administration d’une société où les idéaux de justice et d’amour du prochain sont absents ([1967] 1985, p. 187). Il revient à la religion d’avoir su entretenir ces idéaux : « Un tel renoncement, une telle suppression de l’amour-propre dans l’amour d’autrui procède en Europe de l’idée judéo-chrétienne de l’unité de la vérité, de l’amour et de la justice, telle qu’elle est exprimée dans les enseignements du messie » ([1963] 1985, p. 186).
En fait, Horkheimer conçoit l’objet (la « substance ») de la religion de façon analogue à la visée du marxisme, à savoir comme « aspiration à un autre du monde, [comme] prise de distance face aux conditions existantes » (([1963] 1985, p. 186 ; cf. aussi [1974] 1991, p. 330). Il s’agit en quelque sorte d’un refus de croire que la réalité que l’on connaît constitue la réalité ultime ([1971] 1985, p. 238), que cette réalité peut être transformée et portée à un état plus élevé ([1974] 1991, p. 330). En somme, c’est dans l’idée d’« aspiration » (Sehnsucht) que se condense la vérité religieuse : c’est dans cette aspiration que s’opère l’union des hommes refusant de s’accommoder de l’horreur et de l’injustice de l’existence. En ce sens, Dieu cesse d’être un objet de connaissance soumis aux dictats de la raison théorique et devient un objet d’aspiration et d’adoration ([1971] 1985, pp. 238-239). C’est ainsi qu’il faut comprendre l’aphorisme de Horkheimer selon lequel « [la théologie] est plus basse et plus haute que toute forme de savoir » ([1974] 1991, p. 417).
L’appropriation habermassienne de l’éthique horkheimérienne.
On retrouve la plupart des éléments d’une éthique horkheimérienne chez Habermas, notamment un eudémonisme négatif visant l’élimination de la souffrance, de même qu’une limitation, dans les questions morales, des prétentions de la raison au profit d’un espace légitime pour l’émotion, l’expression, l’évocation. Pour Habermas comme pour Horkheimer, c’est la religion, plus que toute morale rationnelle, qui est la plus à même de promouvoir le sentiment de solidarité au fondement de toute moralité.
L’eudémonisme négatif — le principe du bonheur en tant qu’élimination de la souffrance — est chez Habermas une idée qu’il a toujours soutenue. Que ce soit dans son travail de journaliste alors qu’il était l’assistant d’Adorno (1956), ou dans les écrits théoriques qui suivront, Habermas fait usage du bonheur comme concept régulateur. Il introduit le motif du bonheur et de l’eudémonisme négatif dans Théorie et pratique, alors qu’il fait l’apologie de l’émancipation par l’Aufklärung : « Le plus haut niveau de réflexion correspond au progrès quant à l’autonomie de l’individu, à l’élimination de la souffrance et à la promotion du bonheur concret. » (1971, p. 307). Aussi, après une théorisation des mécanismes de la pathologie et une reconstruction idéelle de la thérapie, Habermas insiste, dans Connaissance et intérêt, sur ceci que la seule raison d’être de la situation thérapeutique est le projet d’élimination de la souffrance (1976, p. 266). De la même façon, la pathologie sociale, un thème central de la Théorie de l’agir communicationnel, se reconnaît à la souffrance qu’elle fait subir aux individus par la réification de la praxis communicationnelle (1987, vol. 2, p. 358). Ce thème de la souffrance et de son élimination se retrouve aussi dans ses écrits plus récents, notamment dans L’intégration républicaine. Habermas y affirme : « [La] communauté morale ne se constitue qu’au moyen de l’idée négative qui consiste à supprimer toute discrimination et toute souffrance, à inclure, dans une considération réciproque, à la fois les marginaux et tout ce qui est marginalisé » (1998, p. 6).
Il n’est donc pas surprenant de retrouver ce thème dans le texte qui nous occupe. Ce que Habermas retient de la religion, ce n’est pas sa dimension utopique, que traduit l’image du royaume de Dieu sur terre, mais bien sa capacité à mettre en relief ce qui ne va pas ici-bas : la souffrance, l’intolérable, les pathologies sociales. Ce n’est pas la promesse de bonheur qui fait de la religion un acteur indispensable dans l’espace public, mais plutôt son rôle de trouble-fête.
Un texte en particulier d’Entre naturalisme et religion évoque par son titre même cette idée d’un eudémonisme négatif, à savoir « Une conscience de ce qui manque ». Car voilà ce que suscite la religion : une conscience du lacunaire. Elle a pour rôle « de faire prendre conscience aux cœurs profanes de ce que la solidarité est partout dans le monde offensée, […] d’éveiller et d’entretenir une conscience de ce qui manque, de ce qui scandalise » (p. 146). Ce texte n’apparaît pas dans l’original allemand. Il a d’abord été publié en 2007 dans la Neue Zürcher Zeitung (2007, a), puis dans un collectif du même nom (2008) [5]. Les traducteurs ont néanmoins bien fait de l’inclure dans la version française, dans la mesure où il s’insère on ne peut mieux dans le propos de l’ouvrage. D’ailleurs, Habermas utilise l’expression « une conscience de ce qui manque » dès 2005, dans l’introduction même de la version allemande d’Entre naturalisme et religion, texte qu’on n’a pas jugé opportun d’inclure dans la version française. On peut y lire ceci : « Les traditions religieuses fournissent aujourd’hui encore l’articulation d’une conscience de ce qui manque. Elles maintiennent éveillée une sensibilité pour ce qui est de travers. Elles préservent de l’oubli les dimensions de notre coexistence sociale et personnelle ayant été profondément ravagées par les progrès de la rationalisation culturelle et sociale » (2005, p. 13).
L’importance de ce thème a sans doute été estompée par le retrait de l’introduction originale du texte français. Mais les passages évoquant le défectueux, un tort à redresser, une injustice à réparer, sont suffisamment nombreux pour qu’on en reconnaisse l’impact. Citons-en une dernière, où Habermas affirme qu’il y a « quelque chose d’intact » dans les traditions religieuses, à savoir les « sensibilités et des possibilités d’expression suffisamment différenciées pour pouvoir évoquer la vie faillie, les pathologies sociales, les échecs des projets individuels de vie ou la dégradation des conditions de vie » (p. 165). Comme ce passage l’indique à nouveau, il ne revient pas à la raison d’appréhender le défectueux, mais à la sensibilité de l’exprimer.
En fait, Habermas reconnaît à la religion la même fonction qu’il attribuait jadis aux penseurs néo-marxistes et que Horkheimer prêtait lui-même au marxisme. En effet, par des concepts tels que « réification » et « aliénation », ceux-ci jetaient une lumière nouvelle sur la modernité, rappelant à la conscience des pathologies sociales auxquelles on avait été désensibilisé. « L’usage critique de tels concepts a permis de lever le voile de normalité qui recouvrait des situations auxquelles on s’était simplement accoutumé » (p. 51).
L’idée même de l’eudémonisme négatif implique une limitation, dans les questions morales, des prétentions de la raison au profit d’un espace légitime pour l’émotion, l’expression, l’évocation. Ce thème pourrait en surprendre plus d’un, dans la mesure où Habermas est normalement présenté comme un rationaliste dans la tradition des Lumières, voire comme un hyper-rationaliste. Or, à l’instar de Horkheimer, Habermas ne cesse de rabattre les prétentions absolutistes de la raison, bien qu’il n’en récuse pas de ce fait le rôle fondateur en philosophie. Une simple morale rationnelle, à l’exemple de celle de Kant, a quelque chose de fragile, en particulier dans sa force de motivation et dans sa justification de buts collectifs. C’est sans doute la raison pour laquelle Kant lui-même s’appuie sur la religion. Habermas reconnaît lui aussi la position-clé de la religion au sein de l’édifice moral en cela même qu’elle transcende la raison : « à la lumière même de cette fragile morale de la raison, on comprend bien pourquoi les images conservées dans la religion de la totalité morale — du royaume de Dieu sur terre — ne peuvent, en tant qu’idéaux porteurs d’une obligation collective, que se dérober à la raison éclairée » (p. 145). Les contenus religieux ne sont pas une affaire de la raison, mais de sentiments, d’évocations, de sensibilités, notamment pour la vie faillie. C’est à la « force d’inspiration » (p. 204 ; cf. aussi p. 190) des traditions religieuses qu’il renvoie principalement, et donc à sa dimension émotiviste.
Il semble bien qu’en réhabilitant le rôle public de la religion, Habermas vienne appuyer ce qui reste, dans sa pensée, de l’intuition fondatrice de l’École de Francfort. On insiste souvent sur la césure qui s’est opérée entre l’École de Francfort de la première et de la deuxième génération, sans doute avec raison. Or, ce qui s’est de fait maintenu, c’est le sentiment de scandale devant la souffrance humaine, et le sentiment de solidarité qui devrait en découler. Habermas est resté ferme et stable sur cette question au cours des années, fidèle en cela à l’héritage de ses prédécesseurs. Dans le contexte du débat sur la religion, tel qu’il s’exprime dans Entre naturalisme et religion, la religion lui sert de dépositaire de contenus traditionnels cohérents où ces sentiments sont présentés comme co-originaire de la vie de l’esprit. C’est là une voie qui aurait été annoncée par Kant, qui voyait lui aussi dans la religion des contenus dignes d’être promus, une fois passés au crible de la raison. Mais, chez Habermas, c’est précisément la dimension a-rationnelle de contenus religieux qu’il fait valoir, suivant en cela la pensée de Horkheimer. Ce qu’il importe de mettre en valeur, c’est précisément ce qui, dans les contenus religieux, pointe au-delà des limites de la simple raison.
Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, Paris, Gallimard, 2008.