Gerhard Krauss et Dianne-Gabrielle Tremblay (dir.). Tiers-lieux – Travailler et entreprendre sur les territoires : espaces de coworking, fablabs, hacklabs… Presses universitaires de Rennes et Presses universitaires du Québec, 2019.
La grande diffusion académique, médiatique et politique de la notion de tiers-lieu est en partie redevable aux attentes provoquées par les nouvelles perspectives du monde du travail collaboratif et la théorie de l’innovation (Barbier et Nadel, 2000 ; El Akremi et al., 2004). Alors que l’« innovation » fait presque figure d’incantation pour relancer l’économie dans un monde où l’emploi salarié fait de moins en moins norme et où il est de plus en plus difficile de cacher le développement inégal des territoires infranationaux, les aspirations à plus d’autonomie et de polyvalence des chercheurs d’emplois rencontrent les impératifs de flexibilité et d’horizontalité de l’innovation sociale.
C’est avec l’objectif de comprendre comment travaillent « les nomades du numérique, travailleurs indépendants, startupers » et « comment fonctionnent les tiers lieux qui les regroupent, en les attirant, allant même jusqu’à les couver » que Krauss et Tremblay proposent l’ouvrage Tiers-lieux. Travailler et entreprendre sur les territoires : espaces de coworking, fablabs, hacklabs…(2019) Les contributions qu’il contient croisent des perspectives allemandes, mais surtout françaises et canadiennes et débordent du cadre strictement métropolitain pour aborder des espaces périurbains ou des villes moyennes, répondant ainsi au constat d’un « essaimage territorial » des tiers-lieux et d’un « certain exode urbain ».
Les contributions sur le thème des tiers-lieux débutent fréquemment par un rappel du travail précurseur d’Oldenburg (1989) qui, justement, idéalisait les tiers-lieux français et allemands à côté desquels les exemples étasuniens faisaient selon lui pâle figure. Mettre côte à côte la lecture de The Great Good Place avec celle du livre de Krauss et Tremblay – ce qui est proposé ici – permet de faire ressortir évolutions, continuités, points d’arrimages et de divergences qui semblent révélateurs d’une part de l’esprit du temps si ce n’est de celui des chercheurs et, d’autre part, de possibles orientations futures de la recherche.
C’est en 1989 que parut The Great Good Place. La même année Edward Soja publiait Postmodern Geographies et David Harvey publiait The conditions of postmodernity. Pour différentes que soient les approches de ces trois livres, ils ont tous pointé en direction de l’intrication du milieu, du vécu et des dynamiques marcroéconomiques, politiques et architecturales. A une période où la chute du bloc de l’Est consacrait la victoire du capitalisme, Soja, Harvey et Oldenburg réaffirmaient chacun à leur façon la place de l’identité, de la redistribution et des particularités locales en adoptant une position tout compte fait politique contre les impératifs du néolibéralisme. La contribution d’Oldenburg et le concept de tiers-lieu qu’il posait s’inscrit donc dans un contexte plus large de travaux où il est question d’expérience vécue, d’émancipation, et de friction entre agencéité et contraintes systémiques.
Pour Oldenburg, les tiers-lieux sont d’abord des lieux qui ne sont ni domiciles ni lieux de travail et où on procède à une mise en commun libre et volontaire. Depuis, les définitions abondent et sont très proches sans pour autant être absolument équivalentes ni très précises. Par exemple : « Un tiers-lieu est une place, le plus souvent urbaine, qui n’est ni tout à fait un domicile, ni totalement un lieu de travail. Cette place doit favoriser la formation du capital social individuel et la production d’un actif relationnel » (Suire, 2013 : 1).
Bien vite voient le jour des problèmes conceptuels et opérationnels associés, dans un premier temps, au caractère très inclusif de ce type de définition puis, dans un second temps au succès d’une grande variété de labels qui lui sont petit à petit associés. En effet, dès que des cafés ou des aéroports sont équipés en réseau WIFI, ils pourraient être considérés comme des tiers-lieux. Afin de distinguer c’est plutôt leur inscription dans l’économie collaborative qui les dissocie des autres lieux connectés. Le tiers-lieu va donc bien au-delà du café internet où on travaille plus ou moins côte à côte avec un ordinateur portable. « Pour qu’un tiers-lieu soit reconnu comme tel, il faut que le savoir (ou la fabrication) qui en résulte et qui émane des échanges entre les habitués du lieu subsiste même après la fin de la collaboration, voire même après la fermeture du lieu et la fin des rencontres entre les acteurs » (Scaillerez et Tremblay, 2017 : 2). Bref, si certain café sont des tiers-lieux, tous ne le sont pas.
Ainsi, en principe, la mise en relation s’inscrit au cœur des tiers-lieux qui incarnent de la sorte de nouvelles formes d’espaces publics où on produit de la valeur en commun (Botsman et Rogers, 2010). Pour autant, si la question de la mise en relation et du travail collaboratif des tiers-lieux semble avoir capté l’attention des chercheurs et des politiques, elle l’a été surtout par ses liens avec l’économie du numérique. C’est par cet angle que les politiques se sont mis à diffuser encore plus largement la notion de tiers-lieux en soulignant ces liens réels ou espérés avec l’innovation et le développement des territoires. Les tiers-lieux ont été vus comme un moyen d’en augmenter l’attractivité pour la « classe créative » que les travaux de Richard Florida (2012), controversés mais très influents sur le monde politique, désignaient comme ingrédient essentiel au développement des villes. De fait, les administrations publiques et leurs appareils ont nourri la tendance. En 2016, le livre blanc RGCS appelait les politiques publiques à mieux tenir compte de ces « communautés collaboratives » et en 2017 le Gouvernement lançait son programme interministériel « Nouveaux lieux, nouveaux liens » pour pérenniser les tiers-lieux et en 2019 le Ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales affirmait son intérêt pour les tiers-lieux comme outils de développement rural.
Entre le travail de précision des définitions effectué tant au sein du monde académique que dans les champs public, privé ou de la société civile, une pléthore de dénominations cohabitent : espace de coworking, fablab, living lab, hacklab, makerspace… Des typologies existent, mais semblent avoir du mal à se saisir d’une notion au « positionnement conceptuel incertain » (Burret, 2017 : 7). Scaillerez et Temblay (2017) parlent de coworking lorsqu’il s’agit de partage d’espace, de living lab dans le cas de réflexion partagée et de fablab lorsque la mise en commun tourne autour d’outils, particulièrement les outils numériques. Concept puis marque déposée développée au Massachusetts Institute of Technology au début des années 2000, les fablabs sont inspirés des makerspace et des hacklab. Les premiers mettent à disposition des outils de toutes sortes (en mécanique automobile par exemple) alors que les seconds, de facture plus informelle parfois avec la visée explicite de passer outre les licences d’utilisation, mettent plus explicitement l’accent sur le domaine numérique. Capdevilla (2015) fonde les distinctions – mais il parle plutôt d’« espaces ouverts d’innovation » – sur leur gouvernance soit ascendante ou descendante et sur leur visée plus productive ou exploratrice. Sans procéder à une classification stricte, Burton (2016) établit des continuums où l’on pourrait situer les tiers-lieux : à visée plus ou moins sociale ou économique, dans des espaces plus ou moins ouverts et activant des échanges plus ou moins marchands. Liefooghe, quant à elle, dégage trois schémas : « le tiers-lieu comme facteur de diminution des coûts de production et de transaction ; le tiers-lieu comme espace transitionnel et d’apprentissage du travail collaboratif ; le tiers-lieu comme foyer d’émergence et d’expérimentation d’utopies socio-économiques, voire politiques » (2018). Chaque schéma correspondrait à des usages et modes de diffusions parfois convergents parfois divergents. Retenons de ces classifications que les classes sont poreuses et que l’hybridation des tiers-lieux dans le temps sous l’effet des particularités locales est fréquente (Azam et al., 2015).
Krauss et Tremblay se sont concentrés sur les espaces de coworking et présentent donc un ouvrage qui se distingue d’abord de la contribution d’Oldenburg en illustrant parfaitement le glissement sémantique qui sépare la conception originale du tiers-lieu comme lieu de socialisation de celle, étroitement associée au secteur du numérique, d’un lieu de travail flexible (Ferchaud, 2018). Le livre d’Oldenburg avait pour point de départ le constat d’un manque généralisé aux Etats-Unis d’accès à des espaces qui ne soient ni lieu de travail ni lieu domestique. L’ « entreprise collective d’individualisation » qu’avait connue le pays avait enfanté un aménagement urbain hostile tant à la marche qu’à la conversation et avait ainsi fait disparaitre les « homes away from home » (ix) que constituent les tiers-lieux.
Oldenburg conçoit le tiers-lieu comme un espace dont la première fonction est de servir d’unificateur de la population d’un quartier à travers l’interconnaissance qu’il rend possible. Selon lui, le tiers-lieu fonctionne également comme lieu d’intégration ou d’inclusion des nouveaux arrivants, des jeunes et des personnes âgées. En rassemblant, il permet à ses usagers de faire le tri parmi les possibles et d’ainsi tisser des alliances en tout genre menant à d’autres formes d’actions. Le tiers-lieu comme dispositif facilite la surveillance, l’entretien et l’animation de l’espace public par leurs gestionnaires (les tenanciers de café, par exemple, mais des bars, corner stores, librairies, salons de coiffure constituent aussi des tiers-lieux à ses yeux) à la manière de ce que décrit Jane Jacobs dans The life and death of great american cities (Jacobs, 1961). C’est un lieu neutre, accessible au public sans distinction formelle de statut. La principale activité y est la conversation avec accent mis sur le style inclusif et décontracté plus que sur la profondeur du vocabulaire. C’est un lieu neutre de débats politiques et intellectuels où le désaccord idéologique est moins important que la capacité à alimenter le groupe. Cela constitue, toujours selon Oldenburg, un élément essentiel d’une cité idéale. Dans un contexte de diminution ou de disparition de la vie informelle publique, le tiers-lieu rend également accessible à travers des horaires d’ouvertures larges, le divertissement, des amis, un espace où se détendre, tout cela sans avoir à monter dans une voiture.
Le livre de Krauss et Tremblay porte davantage que celui d’Oldenburg, sur l’évolution du monde du travail, de la mobilisation de compétences et de la mise en réseau. Les auteurs de chacun des chapitres ont privilégié la méthode d’entretien alors que le travail d’Oldenburg adoptait une posture plus proche de la description anthropologique et de l’historien. Divisé en trois sections, Tiers lieux, Travailler et entreprendre sur les territoires commence par le thème de la diversité de tiers-lieux qu’on retrouve dorénavant aussi en villes moyennes et de leur étroite dépendance aux parcours de leurs fondateurs. Le chapitre de Krauss souligne donc l’importance de la trajectoire des fondateurs des espaces de coworking dans l’explication de leur émergence. Les projets de vie, personnels, le contexte familial et le parcours de vie peuvent amener certains à chercher à autonomiser leurs pratiques de travail sans pour autant chercher la solitude. Ce faisant, souligne Krauss, les espaces de coworking en viennent à héberger les activités professionnelles d’individus dont les interactions se cantonnent au général. La petite taille de ces espaces et le désir de préserver ses contacts les plus stratégiques font qu’il est difficile pour les entrepreneurs d’établir des échanges plus riches avec les autres locataires du lieu. L’encastrement social des animateurs des tiers lieux demeure essentiel à leur capacité à créer des échanges alors que l’hétérogénéité des spécialités rassemblées sous un même toit rend au contraire cette tâche plus ardue. Leur position de pivot entre les usagers pose également la question de la dépendance vis-à-vis des fondateurs des tiers-lieux.
Marinos et Baudelle soulignent eux aussi l’importance « des individus en situation d’intermédiarité multiple » (57) dans le portage des tiers-lieux tout en faisant ressortir la place du hasard dans la rencontre des porteurs de projet avec un propriétaire de tiers-lieu qui lui-même fait évoluer son espace au fil de l’apparition de nouvelles demandes. Le porteur de projet est quant à lui motivé en partie par un projet économique, en partie par le désir d’échapper à une solitude ressentie ou anticipée. Dans ce contexte, le tiers-lieu se pose en lieu intermédiaire de passage. Comme chez Oldenburg, l’individu vient y trouver une vie sociale qui lui manquait, mais contrairement à son tiers-lieu investi de légèreté, l’espace de coworking s’inscrit dans une stratégie visant explicitement une meilleure situation professionnelle. La localisation même des espaces dont parle Marinos et Badelle ou Krauss n’a pas uniquement pour fonction – voire pas du tout – de faciliter l’accès piéton depuis le domicile, mais permet, dans une vision essentiellement économique, de « jouer l’intermédiaire entre niveaux supérieurs et inférieurs de l’armature urbaine » (57). La supposition qu’« avec un chômage quasi inexistant, les espaces de coworking ne peuvent qu’y jouer un rôle marginal » (11) est à cet égard révélatrice, car elle fait ressortir le présupposé implicite que les espaces de coworking s’inscrivent nécessairement comme une stratégie remédiant à des insuffisances plutôt que comme une manière de faire et de penser le travail qui se suffit en elle-même.
Dans la seconde section, le tiers-lieu est abordé en tant qu’objet de l’attention des institutions, car considéré comme innovant et source d’emplois. Certains ont déjà souligné le rapport paradoxal ou la tension entre l’action publique soutenant ou impulsant les initiatives de tiers-lieux et certaines des valeurs sur lesquelles elles s’appuient. En effet la première semble privilégier les valeurs entrepreneuriales du secteur marchand globalisé alors que le tiers-lieu, s’il ne s’en détourne pas nécessairement, est fondé entre autres sur l’échelle locale, le travail collaboratif horizontal et le libre accès (Ferchaud et Dumont, 2017).
Contrairement à la situation qui a cours au Canada, les tiers-lieux français ont la particularité d’être fortement associés à l’action publique. Marinos montre que celle-ci peut avoir tendance à considérer les tiers-lieux comme des équipements et c’est justement ce qui incite les collectivités à appuyer la mise en place de tels espaces. Ces équipements doivent à leur tour revitaliser et alimenter l’attractivité des territoires en le maillant, en améliorant la qualité de vie de ses usagers, en réduisant les distances entre lieux de travail et résidence. Plus spécifiquement, cela peut constituer un outil permettant d’avoir une vision plus intégrée du territoire et permettre, c’est le sujet du chapitre de Le Nadant et Marinos, de jouer un rôle dans la régénération des friches industrielles. Le dynamisme souhaité à travers ces espaces reste fortement associé au profil des membres, engagés et bénéficiant d’une expérience du milieu associatif local. Lorsque l’acteur public s’implique, le plus souvent à travers un engagement financier ou matériel, un mode de gouvernance qui laisse la place à l’initiative associative est mis en danger par les impératifs uniformisateurs de la gestion publique.
Le chapitre de Liefooghe est peut-être celui qui s’inscrit le plus en accord avec l’esprit d’Oldenburg lorsqu’elle y souligne la forte « charge utopique »(93) du tiers-lieux. Le lecteur sent ainsi un retour au constat, humaniste en somme, de l’incommensurable, du point de vue économique, des parcours de vie et des valeurs qui viennent moduler la construction de ces espaces. Elle se demande comment les politiques publiques peuvent s’emparer de l’outil tiers-lieu, objet valise écrit-elle, « puisqu’il se charge peu à peu de toutes les représentations, voire des imaginaires, des divers acteurs qui souhaitent participer à cette aventure » (95). L’hybridité consubstantielle du tiers-lieu le rend difficilement saisissable par les pouvoirs publics préférant une approche par silo. Elle souligne le danger inhérent à une éventuelle institutionnalisation.
Pour Liefooghe, les tiers-lieux se trouveraient dans une phase de construction pointant vers la « stabilisation des caractéristiques techniques et des usages associés », mais Oldenburg pourrait demander si en cherchant une définition stable on ne confond pas un désir théoricien avec les besoins des tiers-lieux dont l’adaptabilité constitue une caractéristique. Plus encore, stabiliser l’objet à travers des politiques publiques ne le ferait-il pas sortir de son statut de tiers-lieu et perdre sa capacité à faire objet frontière entre entreprises, politiques et « pionniers » ? Toujours est-il qu’en soulignant la possibilité de créer des « espace de repolitisation » à travers le contact des services publics et des tiers- lieux, Liefooghe ajoute le thème de l’engagement à celui de la sociabilité et rejoint encore une fois Oldenburg dans sa mise en valeur du caractère politique du tiers-lieux. Elle va plus loin en identifiant, davantage que la mise en réseau et la discussion publique favorisées par Oldenburg, un potentiel dans le caractère d’objet frontière qu’il constitue.
Le chapitre d’Ananian est certainement celui qui s’intéresse le plus au milieu d’implantation des espaces de coworking. Elle permet ainsi de faire le lien, comme le fait Oldenburg entre tiers-lieu et histoire urbaine. Elle explore leur rencontre avec les « quartiers de l’innovation » mis en place par les politiques publiques sur d’anciens quartiers industriels. Il ressort que la cohabitation est plus facile lorsque la transformation urbaine n’est pas avancée et que subsiste un accès au foncier abordable. Elle rejoint Oldenburg dans l’importance qu’elle attribue à la multiplicité des fonctions dans ces nouveaux quartiers, à la densification, à la connectivité aux réseaux de transport et à la cohérence avec l’héritage patrimonial pour assurer la fréquentation et le dynamisme des tiers-lieux.
L’inclusion du tiers-lieu dans son milieu et l’aménagement des espaces publics sont en effet pour Oldenburg des éléments à la fois garants du bon fonctionnement des tiers-lieux et de la cité idéale. Pour lui, les tiers-lieux sont généralement situés dans des édifices qui ne payent pas de mine, dans des secteurs de la ville qui permettent un accès bon marché au foncier. Ananian propose qu’une implication plus importante des pouvoirs publics dans la mise en place des espaces de coworking nord-américains permettrait de diminuer le risque d’accentuation des inégalités constatée dans les quartiers qui ont connu une régénération poussée par le privé. Favoriser la multifonctionnalité de ces quartiers et notamment l’usage social de l’espace public et une gouvernance locale et collaborative offriraient une stratégie contre l’augmentation des loyers qui mène à terme à la disparition des tiers-lieux de coworking.
La troisième section porte sur les tiers lieux et les nouvelles aspirations dont ils sont porteurs. A travers la mise en commun, les travailleurs sont autant de « demandeurs d’interaction sociale » qui y inscrivent leurs aspirations. Scaillerez et Tremblay montrent que ces communautés de pratiques se forment afin de mieux acquérir les compétences qui leur paraissent nécessaires. Entre communauté épistémique et tâche à réaliser en commun, l’implication dans ces collectifs exige un haut degré de confiance où jouent l’influence du contexte partagé tout comme le passé de chacun. Cela n’est cependant pas suffisant puisqu’il faut une animation qui, à travers la création d’événements par exemple, peut aider à la construction de confiance et de liens en facilitant la découverte d’intérêts communs. C’est aussi l’apport de Dossou-Yovo, Scaillerez et Tremblay d’illustrer l’importance de l’implication du gestionnaire ou de l’animateur dans le rôle d’intermédiaire entre les occupants. Ces derniers affichent davantage une recherche de qualité de vie pour les espaces de coworking ruraux ou une affection pour les modes de vie urbains dans le cas des espaces plus centraux. Les valeurs partagées, la proximité plus ou moins grande entre les activités professionnelles rassemblées et les ressources collectives à disposition viennent compléter l’apport inhérent à l’animation même. L’espace de coworking réduit ainsi les coûts de certaines ressources et augmente les possibilités d’interactions et, à terme, permet la découverte d’une idéologie partagée ou son évolution. Ferchaud dessine plutôt le portrait d’espaces de coworking propices à la quête de l’entre-soi. Ce sont certes des lieux qui rassemblent, souvent derrière l’affirmation d’une posture alternative comme c’est le cas des hackerspaces, mais où l’homogénéité de profil d’acteurs peut favoriser un « repli apparent comme une volonté de distinction et d’innovation sociale » (182). Le tiers-lieu de coworking comble ainsi une stratégie, ajoute Dossou-Yovo dans le chapitre suivant, d’accumulation ou de mobilisation de ressources pour les entreprises ou individus qui s’y trouvent.
En somme les espaces de coworking sont des points de rencontre de projets avant tout personnels. Mais plusieurs contributeurs soulignent l’attention que mettent les individus au centre de la création de ces espaces à situer leur projet dans des valeurs et dans l’évolution désirée d’un projet de territoire qui, pour personnel qu’il puisse être, s’inscrit de fait dans une collectivité a minima imaginée.
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En faisant la lecture de Krauss et Tremblay tout en gardant un œil sur l’ouvrage d’Oldenburg il ne s’agit pas de demeurer fidèle à une prétendue authenticité d’un concept. Il s’agit plutôt de constater l’évolution du regard porté sur les tiers-lieux et de réfléchir à ce que les chemins empruntés font ressortir d’angles morts et de découvertes.
S’intéresser aux espaces de coworking comme tiers-lieux c’est déjà prendre des distances avec Oldenburg. Ce dernier n’évoque que très peu l’évolution numérique et la dernière fonction qu’il attribue aux tiers-lieux est qu’ils peuvent servir de bureaux. Pour autant, les éléments que Krauss et Tremblay retiennent de l’ensemble des chapitres s’harmonisent avec plusieurs des éléments centraux des tiers-lieux d’Oldenburg : le choix individuel revendiqué d’être avec d’autres, le désir de réalisation de soi, la diversité de pratiques dans la facilitation des rencontres et échanges, la recherche de collaboration possible sans être toujours un objectif premier. Même le constat de l’existence de l’entre soi et de réseaux individuels qui peuvent être fermés ne contredit pas directement Great Good Place qui reconnait la présence et l’utilité des séparations au sein des tiers lieux afin de faciliter l’expérimentation.
La différence fondamentale entre les deux regards se situe dans la place accordée au monde du travail. Le tiers-lieu d’Oldenburg permet aux gens de ne rien faire, une attitude pour le moins contradictoire avec un espace d’activité professionnelle… Krauss et Tremblay font au contraire ressortir le rôle central du travail à travers la figure des gestionnaires d’espace de coworking et des entrepreneurs qui s’y installent. Ils soulignent le paradoxe « d’un lieu appelé à la fois à créer du réseau et cependant en proie parfois au renfermement, à l’isolement et à l’autocentrisme », mais cela est peut-être justement dû à la focale mise sur un type spécifique de tiers-lieux et d’usagers. Ou alors parce que le travail de création de communs inhérents à ces lieux n’a pas été suffisamment mis en évidence par le choix des indicateurs. Ou encore parce que la création de communs n’était effectivement pas un objectif central de ces espaces, ce qui tendrait à montrer la distance avec le tiers-lieu tel qu’il était originellement conçu par Oldenburg. Cela ne signifie pas nécessairement que les espaces de coworking ne soient pas des tiers-lieux, mais cela peut signifier qu’une lecture de ces espaces gagnerait à être suffisamment fine pour distinguer davantage les micro-lieux et les moments du quotidien qui sont créés par les usagers et qui relèvent spécifiquement de l’échange.
Pour Oldenburg, le tiers-lieu exige une sorte d’engagement éthique implicite et partagé dont l’absence impliquerait que nous ne sommes pas en tiers-lieux. Il y a fort à parier qu’Oldenburg dirait d’un lieu dont l’entrée et les codes d’accès sont presque tenus secrets (chapitre de Ferchaud) que ce n’est justement pas un tiers-lieu. Ce dernier permet l’émergence d’un sentiment d’appropriation par le plus grand nombre. Son usager se sent en quelque sorte chez lui. Ce sentiment de légitimé permet l’émergence d’initiatives, d’un sentiment de sécurité et d’appartenance et d’une responsabilité de surveillance et de protection de l’espace public attenant. Les bénéfices de nature économique sont pour Oldenburg secondaires. On peut proposer qu’en élargissant ce que l’on conçoit comme « usager » des tiers-lieux comme autre chose qu’un entrepreneur, un portrait différent se dégagerait. On pourra se demander ce qu’il en est des espaces où l’activité professionnelle ne concerne pas le secteur numérique comme la mécanique, l’agriculture, les arts plastiques, etc. Scaillerez et Tremblay ont reconnu ailleurs (2017) que les tiers-lieux ne se limitent pas au monde numérique et ont insisté sur le besoin de mieux étudier la mise en réseau de ces autres modèles. Une attention à ces domaines permettrait-elle de faire ressortir d’autres modalités d’organisations et d’échanges ainsi que d’autres valeurs chez les usagers ? Surtout : établissent-ils des liens différents avec leur territoires d’implantation et sont-ils instrumentalisés de la même façon par les pouvoirs publics ? Et qu’en est-il des tiers-lieux dont le portage ne repose pas sur la propriété d’un gestionnaire privé en comparaison à un portage associatif ? Les stratégies de mise en commun des ressources diffèrent-elles ?
Le livre de Krauss et Tremblay permet de nuancer la conceptualisation trop idéalisée des rapports sociaux au sein des tiers lieux. Il innove en se demandant ce que signifie son essaimage territorial en termes d’opportunité de désenclavement des territoires et identifie le risque de l’institutionnalisation dans un contexte d’implication des pouvoirs publics en France tout en soulignant les apports de cette implication. Si le succès des espaces de coworking et autres tiers-lieux ne se dément pas en France c’est peut-être justement parce que l’idéal français de l’aménagement urbain de l’espace public que décrit et apprécie tant Oldenburg est en train de s’effriter pour laisser peu à peu la place à un modèle plus nord-américain. Les contributions rassemblées par le travail de Krauss et Tremblay montrent à merveille que les tiers-lieux peuvent participer, et de fait participent déjà, à une reconceptualisation du travail, de l’urbain et du rapport urbain rural.