Que ce jeune belge décidant de prendre un nom de scène anglo-saxon soit allé chercher très loin le blues de l’âme noire américaine, le rock’n’roll de Nashville pour le faire aimer aux quatre coins du pays était hautement improbable. Et pourtant, c’est un destin français. (Présidence de la République française 2017)
Cet extrait de l’éloge funèbre prononcé le 9 décembre 2017 devant l’église de La Madeleine, à Paris, par le Président de la République en fonction, à l’occasion des obsèques de Jean-Philippe Smet, plus connu sous le pseudonyme de Johnny Hallyday, sert idéalement le propos qui vient. Voilà bien la présentation d’un homme identifié par les lieux qui le constituent, ceux qui le font reconnaître par et comme l’habitant qu’il est.
Disant ces mots, Emmanuel Macron expose quelques-unes des interrogations de l’actuelle science géographique. Elles sont le cœur même du propos : comment, en effet, faire la géographie de chacun et chacune, habitant et habitante du Monde, avec la même légitimité et, si possible, la même pertinence que la géographie « classique » a fait celle des lieux et des territoires du Monde ? Sur quels fondements épistémologiques ? Et avec quels outils ? Comment, tout autant, considérer chacun et chacune dans ce qu’il peut avoir d’unique, sans pour autant en faire un cas si particulier qu’aucun autre ne lui réponde ? Comment, encore, rechercher, s’il se peut, l’universel dans le singulier ?
Fondements épistémologiques d’une démarche.
Aborder du point de vue de leurs géographies chacun et chacune, c’est s’inscrire dans une histoire épistémologique ou, pour le dire de manière claire, contre une épistémologie, celle des géographies françaises, et peut-être même au-delà.
Courts regards sur le passé.
C’est que l’approche géographique, prenant en considération tout ce qui fait que chacun et chacune produit une géographie de soi [1], n’est guère familière aux géographes, en particulier ceux des générations précédentes.
Pour Albert Demangeon : « La géographie humaine est l’étude des groupements humains dans leurs rapports avec le milieu géographique […]. Renonçons à considérer les hommes en tant qu’individus. Par l’étude d’un individu, l’anthropologie et la médecine peuvent aboutir à des résultats scientifiques ; la géographie humaine, non. » (1952[1942], 28) Certains auraient, semble-t-il, contourné l’interdit au cours des années 1950. À l’homme-habitant du géographe chrétien Maurice Le Lannou (1949), inscrit dans sa glèbe, Pierre George, géographe alors marxiste, opposait l’homme-producteur, pris dans les rapports de productions (Sivignon 1993). Mais cela ne change pas la nature du problème dans la mesure où l’habitant dont il est question renvoie à une situation générale et, de ce fait, ne se réfère à personne en particulier. Du reste, dans son dictionnaire, le même Pierre George en reste à une définition statistique aussi neutre qu’utilitaire : « Habitant. Terme général pour désigner et évaluer quantitativement la population d’un pays, d’une région, d’une ville. » Hommage de Marx à Jésus ? La suite ne manque pas d’intérêt : « Un sens géographique plus précis lui a été attribué par M. Le Lannou : l’homme-habitant est pour lui l’occupant actif d’une certaine portion du territoire, l’organisant selon ses besoins et ses aspirations : “La géographie est la science de l’homme-habitant”. » (George 1970, 220)
Plus de vingt ans après, Roger Brunet ne s’éloigne guère de la ligne : « Habitant. Unité de compte de la population humaine. […]. Le mot est plus neutre et plus employé que ses équivalents âme, être, individu. Il a un sens anodin, sans rapport avec les sens forts qu’a parfois le mot “habité”. » (Brunet, Ferras et Théry 1992, 229) Quant au dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Lévy et Lussault 2013), il passe directement de « habitat » à « habiter »… Pas d’« habitant », donc.
Pour trouver des références un peu orientées, il faut chercher du côté de Jean-Paul Ferrier (1998) et de son « référenciel-habitant ». S’il parle bien de psychanalyse, ce n’est pas tant de singularités dont il s’agit que de l’Homme en général. Jean-Paul Besse (2013), quant à lui, fait le tableau de sa géographie intérieure. Une porte s’entrouvre. À vouloir la bien passer, reste à baliser le nouveau champ.
Habitant : dimension géographique des uns et des autres.
Jusqu’à une date très récente, donc, la science géographique semble ignorer – refouler ? – l’émergence et les progrès des individualités qu’inaugure, pour partie, la Renaissance européenne et que comble, à sa manière, le mouvement romantique. Passons, dans le cadre précis sur le propos, les avancées de toutes sciences sociales et humaines, de la sociologie (Elias 2003[1969] ; Giddens 1987 ; Crozier et Friedberg 1977 ; Lahire 1998…) à la psychanalyse (Vinot et Douville 2021) qui, à l’inverse, prend chacun et chacune comme sujet d’étude. Sans oublier les références littéraires, récentes par exemple, avec le texte de Daniel Schreiber (2019).
Le temps semble ainsi venu de construire une approche géographique de chacun et chacune observés et analysés par leurs géographies : chacun et chacune considérés dans ses dimensions géographiques. Il n’est pas de meilleure définition, en première analyse notons-le pour l’instant, pour qualifier ce que le mot d’habitant, pris dans son sens géographique strict et fort doit signifier. Il s’agit donc de passer de l’Homme, comme collectif un peu vague, aux hommes et aux femmes, comme singularités propres, comprises comme toutes les modalités d’existence possible, toutes les différences et toutes les diversités.
C’est dans cette veine qu’a été, à titre expérimental, exposé le cas de Franz S. [2] (Lazzarotti 2017). Il est l’un de ceux dont la géographie pratique est particulièrement bien connue. Aussi bien que ces représentations du monde et de ses habitants, par exemple avec la figure du Wanderer, cet homme qui n’est connu qu’à travers sa géographie, ou presque. Plus globalement, le colloque de Cerisy de 2017 élargit et conforte le point de vue (Calberac et al. 2019).
De résultats en processus.
Mais la notion d’habitant n’est pas juste un jeu de mots. Elle relève, en effet, d’essais et d’horizons épistémologiques qui, ici, sont présentés comme convergents.
Habitants : un dérivé de l’habiter.
Le principal d’entre eux est celui de l’habiter, un habiter re–conceptualisé (Lazzarotti 2006). Il fallait, pour faire ce travail, reprendre une partie des usages qui avaient eu cours pendant le 20e siècle, particulièrement dans la suite des travaux de la phénoménologie ontologique de Martin Heidegger (1980, par exemple) pour les en dégager et orienter le concept vers d’autres horizons. Dans une perspective dimensionnelle des sciences sociales, l’habiter nomme la dimension géographique des hommes et des femmes vivant en société. En définissant le concept comme « ajustement réciproque entre espaces et spatialités », les mots du dictionnaire dirigé par Jacques Lévy et Michel Lussault (2013, 480) l’inscrivent dans une logique dynamique et processuelle. Mais l’habiter est aussi un résultat, ce que le choix de l’infinitif substantivé exprime. Pour résumer le tout, disons que l’habiter est pris dans une tension constante entre processus et résultat. D’où la définition, d’inspiration constructiviste, qui en a été proposée (Lazzarotti 2006, 5) « se construire en construisant le Monde ».
En outre, à partir de cette définition, il a été possible de distinguer la double portée, existentielle et politique, d’un tel habiter. Existentielle : la relation, à la fois pragmatique et phénoménologique, que chacun et chacune entretient avec les lieux participe à produire et qualifier la part géographique de leur identité. Politique : les lieux ne sont pas les décors des interrelations humaines, mais leurs enjeux. Ces deux portées ne sont, du reste, aucunement indépendantes l’une de l’autre. Au point que leurs liaisons pourraient bien être un peu dangereuses. C’est le cas lorsqu’une situation particulière est élaborée en norme politique. Faire du paysan sédentaire, le modèle, définitif et vertueux, de l’homme-habitant invalide l’intérêt de la proposition de Maurice Le Lannou (1949), autrement que comme accès à ses normes et idéologies.
Les errements idéologiques du passé, à l’occasion leurs sinistres conséquences, indiquent clairement le chemin à ne pas emprunter. Ne pas, explicitement ou implicitement, volontairement ou non, participer à la définition d’un « bon » habitant, autrement dit l’habitant légitime, seul à l’être. Si le problème est simple à énoncer, le résoudre n’est pas aisé.
Habitans : une « théorie du singulier ».
Travailler avec la notion d’habitant, c’est donc se donner les moyens de traiter chacun et chacune dans l’infini des modalités possibles de leurs existences. Mais rendre compte de ces différences, c’est aussi se placer dans un référentiel commun. Disons qu’habiter, c’est toujours habiter le Monde, même si très rares sont ceux qui l’auront parcouru dans sa totalité. La mondialité n’est pas une surface. Cela dit, si chacun et chacune habitent un Monde identique, chacun et chacune, aussi, l’habitent différemment. Les singuliers se singularisent, si l’on peut dire, dans et par une référence commune. Chacun et chacune sont à la fois identiques à tous et à nul autre pareil. C’est dans et de cette tension que se dégage une « théorie du singulier » (Lévy 1999). Apparemment contradictoire, l’expression montre les voies d’études de chacun et chacune, sans pour autant modéliser les particularités.
Et cela rencontre ceci : habiter relève à la fois du résultat et du processus, a–t–on pu constater. Si la notion d’habitant du moins telle qu’elle est employée ici, relève du résultat, comment la nommer comme processus ? L’emploi du vocable habitans répond à la question. Habitans ne désigne pas un type d’habitant, mais une relation, la relation géographique que chacun et chacune entretient avec le Monde et qui participe à sa construction comme habitant singulier ou comme habitante singulière. Ainsi, la distinction entre habitants et habitans permet de séparer ce qui est confondu dans le concept nommé habiter, à savoir le résultat et le processus. En outre, si l’opération ne déjoue pas le risque de politisation de la dimension géographique, peut-être la met-elle suffisamment à distance et invite-t-elle ainsi à s’en défier. Dans une démarche scientifique soucieuse d’analyse, aucune relation géographique au Monde ne peut être érigée en modèle collectif.
Le recours à l’expression globalisante homo habitans ne signifie rien d’autre que cette impérative mise à distance du politique pour qui traite des singularités. Elle ne signifie nullement que les habitants ne sont pas traversés par le politique. Bien au contraire même. Et pour cela même que, s’il est dans le travail d’analyser la dimension politique de chaque habitant et habitante, il en va de sa crédibilité scientifique de n’en privilégier, politiquement, aucun modèle. Le politique n’est donc pas négligé, moins encore minimisé. Autant que faire se peut, il est neutralisé.
Réflexivité, autoréflexivité : géoanalyse.
Comme perspective interprétative, les chemins épistémologiques suivis croisent, en outre et assez logiquement, ceux de la réflexivité, à l’occasion via ceux de l’autoréflexivité.
Stimulée par les travaux des Habilitations à Diriger des Recherches, des voies s’ouvrent. C’est que le regard réflexif sur le chercheur ou la chercheuse est sans doute l’un des critères de scientificité d’une démarche interprétative (Volvey et Calbérac 2014). Notons au passage que cette démarche n’est pas propre à la géographie (Moss 2001), tant s’en faut. Quelques historiens pratiquent l’histoire de soi (Nora 1987), les sociologues leurs sociologies (Bourdieu 2004), etc.
Dans ces conditions, faire une analyse géographique de soi-même, n’est-ce pas déjà reconnaître le soi comme objet géographique (Lazzarotti 2014) ? Pour appliquer à soi-même, pour les expérimenter – on pourrait en parler comme d’une démarche « pasteurienne » –, les logiques d’une « géoanalyse » susceptibles le cas échéant de valoir comme démarche transposable à tous ?
Géoanalyse, donc. S’il n’est pas courant, le terme n’est pas nouveau non plus. Alain Reynaud (1970) tente ainsi de l’introduire, invitant la géographie à un effort de scientifisation. Il s’agit alors d’étudier les « mécanismes profonds du fonctionnement d’une région » (1970, 7). Retenons le geste : « Pour cette science qui est en train de se constituer un nom nouveau pour être proposé [sic], afin de la différencier nettement de l’ancienne géographie, celui de géoanalyse. » (1970, 7) Dans l’esprit, c’est bien de cela qu’il s’agit ici. Mais les points communs avec l’expression d’A. Reynaud s’arrêtent là. Ici et maintenant, l’expression regroupe, au-delà des fondements théoriques qui les soutiennent, toutes les méthodes d’études des singularités habitantes que constituent les êtres – humains et autres, pourquoi pas ? – cohabitants du Monde. Construit sur le modèle de psychanalyse, il s’inscrit dans la perspective de l’habiter comme possibilité d’analyse. Faire du concept une opportunité de verbalisation, c’est se donner la possibilité de mettre des mots sur une expérience, silencieuse mais pas muette, celle de l’humanité prise sous l’angle de sa dimension géographique : une « bio-géographie » en quelque sorte. D’où cette question : avec quels outils ?
Fondements instrumentaux d’une démarche.
Les notions posées, reste à les aborder par leur contenu. Et, en la matière, le panel d’outils est à inventer. Ces propositions ne peuvent donc en aucun cas être considérées comme exhaustives.
« Cartes d’identités » : le « où ? » du soi.
Les « cartes d’identités » sont construites comme cartographie de l’ensemble des lieux pratiqués par chacun et chacune. De lieu en lieux, elles tracent aussi leurs mobilités. Elles donnent ainsi une représentation de la dimension géographique de l’identité.
Notons toutefois que le principe de ces cartes s’avère à l’occasion plus difficile à mettre en application, en particulier quand il s’agit de définir un lieu pratiqué. Passer ici ou là, y rester quelques heures et ne plus y revenir suffit-il pour intégrer le lieu dans la carte ? Si la question est à régler conventionnellement, elle ne remet pas pour autant en cause la logique méthodologique globale du projet.
En combinant mobilités et immobilités, les cartes d’identités suggèrent de reconnaître trois configurations pour les associer à des figures géographiques. Cela revient à produire une typologie des habitants. Comme résultat, le projet est logique. La figure 1 en donne une idée en liant chaque type de carte d’identités à une figure d’habitants puis à ce qui est désigné comme un régime d’identification, autrement dit les processus d’identification, de construction de la part géographique de l’identité. Comme processus, la colonne désigne alors la notion d’habitans.
L’un.
Parlons du premier type comme de l’un, parce que les habitants sont contenus dans un seul et unique lieu. Tel est le cas de la figure du paysan sédentaire, en particulier telle que les États-Nation européens en construction au cours du 19e siècle l’ont mobilisé. Né, travaillant et mourant dans le même lieu, ces habitants sont enfermés dans leur immobilité. Ils ne se délocalisent – stricto sensu ils ne changent de lieu – que pour aller combattre des paysans identiques mais nés dans un autre pays. La Première Guerre mondiale est probablement l’exemple paroxysmique de cette logique d’enterrement de la guerre.
Cela dit, on acceptera dans la même classe un type inverse. Il est celui des nomades parce que leurs mobilités, fortement contraintes, constituent aussi un enfermement, même s’il ne se déploie pas selon les mêmes modalités.
Le double.
Le double est ainsi nommé parce qu’il combine une immobilité et une mobilité. Un cas emblématique, en même temps qu’un peu théorique, est celui de l’émigré-immigré, celui qui quitte, une fois pour toutes, un lieu pour en habiter un autre, définitivement. Le cas est sans doute de plus en plus rare.
De manière plus répétitive, on pourra considérer les touristes, pris dans le va-et-vient de leurs allers et retours. Plus quotidiennement, mais sur des distances plus réduites, les mobilités domicile-travail participent de la même logique.
Cela dit, et l’on touche aussi aux limites de cette typologie, les habitants qui pratiquent les mobilités pendulaires peuvent aussi, à l’occasion, être des touristes. Du reste, de telles combinaisons conduisent au type suivant, de loin le plus utile pour décrire les situations contemporaines.
Le multiple et les « sociétés à habitants mobiles ».
Dans le dernier cas, les cartes des habitants sortent du dualisme immobile-mobile par multiplications et diversifications des mobilités. Au-delà encore, ce qui change est le référent. Et c’est en cela que le passage du double au multiple constitue une rupture de type révolutionnaire dans le schéma général. Dans de telles sociétés, en effet, c’est la mobilité – il conviendrait de dire les mobilités – et non plus l’immobilité qui devient structurante. Cela fait écho aux termes mêmes d’Aristote : « […] le repos est l’immobilité de ce qui, par nature, possède le mouvement. » (1990, 180) Notons au passage que, dans cette dynamique, la mobilité n’est pas le contraire de l’immobilité, mais son absence… Et aussi que les « sociétés à habitants mobiles » ne succèdent pas, historiquement, aux sociétés de la sédentarité mais que mobilités et immobilités cohabitent toujours déjà. C’est donc la reconnaissance et la légitimité du modèle qui changent.
Ce faisant, les fondements mêmes de la dimension géographique des uns et des autres sont bouleversés. Il devient non seulement possible d’habiter plusieurs lieux, mais de le faire différemment. De telles transformations produisent la possibilité d’un épaississement et d’une complexification continus de l’habiter de chacun et chacune. Les habitants locaux sont aussi mondiaux au point que l’on pourrait suggérer qu’ils sont d’autant plus locaux qu’ils sont mondiaux, et inversement. C’est la raison pour laquelle on peut proposer de les qualifier de « mondopolitain ». C’est ici que le cas de Jean-Philippe Smet révèle toute son exemplarité (Lazzarotti et Lazzarotti 2018).
« Signatures géographiques » : le « comment ? » du soi.
Si les cartes d’identités, permettent de situer chacun et chacune, elles n’achèvent pas la réflexion sur les « qualités » de ces habitants. En particulier, elles ne disent rien sur les modalités de leurs rapports aux lieux. Or, si chaque lieu est habité différemment, notamment parce qu’il est différent de tous les autres, chacun et chacune peuvent aussi, d’un lieu à l’autre lieu, présenter des formes de répétitions.
Exemples : où qu’il réside dans Vienne – et il changea souvent d’adresse –, les journées de Franz Schubert se déroulent sur un rythme équivalent : travail le matin, petit temps de lecture au café vers midi, promenade l’après-midi, spectacles ou réunion entre amis le soir (Lazzarotti 2017, 116). Pris dans ses habitudes d’herboriste, Jean-Jacques Rousseau suit toujours le même chemin qui le conduit le long de la Bièvre. Cet itinéraire est aussi rappelé au début de la sixième rêverie du promeneur solitaire, parce qu’un changement dans sa routine est le point de départ d’une réflexion sur les raisons, conscientes ou non, qui le motivent (Lazzarotti 2021). Qu’il réside à Ramatuelle, à Gstaad, à Marnes-la-Coquette, à Saint-Barthélemy ou à Pacific Palissades, Jean-Philippe Smet loge toujours dans des maisons aux allures communes : grandes, luxueuses avec du terrain autour (Lazzarotti et Lazzarotti 2018). Changeant de latitudes, le chanteur ne change pas pour autant ses habitudes : syndrome de la tortue ?
Ce que ne montre pas les cartes d’identités, c’est donc tout ce qui ne change pas quand les uns et les autres changent de lieu, et qui les qualifie autant que ce qui change quand ils ne changent pas de lieu. Ce n’est pas que l’approche par l’habiter trouve ici ses limites, c’est que les limites des cartes d’identités peuvent être complétées par d’autres prises en compte.
Des lieux invisibles.
Car si une « carte d’identités » représente les lieux pratiqués, elle ne dit pas grand-chose sur la relation à certains lieux, non fréquentés, mais qui pour autant pèsent sur les habitants.
Tel est le cas de ceux que l’on pourrait qualifier de « lieux fantômes ». Les lieux portés en chacun et chacune, éventuellement transmis par les générations précédentes, par exemple, mais non fréquentés. Dans le champ, les témoignages ne manquent pas (Le Clézio 2004 ; Petrowskaja 2015).
Tel est, encore, le cas des « lieux rêvés », ceux vers lesquels les habitants auraient envie de se rendre, sans jamais y être allés. Inversement se situent les « lieux maudits » qui « repoussent » au point de n’y aller jamais.
Tous ces cas pourraient donner lieu à d’amples développements. Les mentionner permet ici de signaler que la carte d’identités est un document fondamental, mais limité. Mais aussi que, pour être complète, une géoanalyse peut se doter de multiples outils opérant selon différents protocoles et dans des dimensions multiples.
Question de place(s).
Si l’exemple qui suit a déjà inspiré un développement (Lazzarotti 2006), il mérite cependant d’être repris de façon plus synthétique et précise, tant il est utile pour soutenir le propos qui l’accompagne. Il le mérite aussi, soyons honnête, parce que, depuis ce temps, je n’en ai pas trouvé de plus probant pour approcher la notion de place. Repris du livre de WilIiam Isaac Thomas et Florian Znaniecki (1998), il est l’extrait d’un des premiers récits de vie construit comme tel par les sociologues pragmatiques de Chicago. Il est publié au tournant des années 1920. Wladek Wiszniewski, paysan polonais, arrive à Berlin :
À présent j’accostais des centaines de gens comme ça dans la rue, leur demandant du travail ou des conseils sur la meilleure façon d’en trouver. Mais chacun se contentait de hausser les épaules et de tourner les talons.
Une fois j’ai rencontré un monsieur et j’ai remarqué à sa physionomie qu’il ne devait pas être allemand. Je me suis approché, posant toujours la même question, mais il s’est mis immédiatement à me parler polonais :
– Vous êtes polonais ?
– Oui, ai-je répondu, comment le savez-vous ?
– À votre accent. Allez, venez donc manger quelque chose avec moi ; vous devez avoir faim. »
Puis ils se quittent après que ce monsieur lui a donné quelque pièce.
« J’arpentais ainsi les rues de Berlin, avec cinq pfennig en poche. Je dois préciser que c’était l’hiver, que la neige tombait à gros flocon et que je n’avais rien absorbé de chaud depuis des jours. C’était pénible de passer devant un restaurant et de voir à travers la fenêtre des gens manger des mets de toutes sortes. Je suis resté un moment près de l’entrée d’un de ces restaurants, à attendre que peut-être quelqu’un me jette des restes à travers la porte. Mais mon attente a été stérile, personne n’a rien jeté, et je suis parti voir ailleurs jusqu’à ce que tombe la nuit. Tout à coup j’ai vu une dame qui marchait d’un pas pressé et portait un paquet au bout d’une fine chaînette. Sur le coup j’ai ressenti un fort désir de bondir, d’arracher le paquet et de m’enfuir. J’avais fait quelques pas dans sa direction avec cette idée en tête, mais je n’ai pu aller plus loin. […]
Je suis arrivé dans une avenue où il y a des bancs, et je me suis assis sur le premier que j’ai trouvé. Je commençais à être couvert de neige, mais je n’ai pu rester longtemps assis là, et un policier est arrivé qui m’a poussé si brutalement du banc que je suis tombé par terre. Je n’ai pas dit un mot et je suis reparti. Je suis arrivé près d’une gare de chemin de fer et je suis entré pour me réchauffer, mais j’arrivais à un mauvais moment, car avant que j’aie eu le temps de m’asseoir un porteur a commencé à chasser tous les gens qui se trouvaient là, moi y compris. Il neigeait de plus en plus, et je claquais des dents tellement il faisait froid.
De nouveau j’ai arpenté les rues de cette grande ville qui ne pouvait m’offrir un abri. J’ai marché comme ça jusqu’au matin ; mes jambes étaient de plus en plus faibles, mais il fallait marcher, car il n’y avait nulle part où s’asseoir, et d’ailleurs c’était interdit, et pourtant j’aurais préféré mourir gelé comme un chien dans une niche sur le trottoir plutôt que d’avoir à vivre jusqu’au lendemain. Hélas ! ça ne s’est pas produit et le jour est venu, et c’était un jour pire que celui qui l’avait précédé, car j’avais encore plus faim. Midi est arrivé et je n’avais rien trouvé de nouveau. J’allais sans but. Comme un homme fou, car je l’étais en partie, j’ai marché dans les rues.
[…] je me suis souvenu que dans chaque capitale il devait y avoir un consul de Russie. »
Ne trouvant pas son chemin, il doit passer une autre nuit dehors. « Et il y avait aussi le froid qui me torturait affreusement… Pendant cette nuit tout entière mon corps a été secoué de sanglots, et je n’ai pas rencontré une seule personne assez charitable pour me donner quelques pfennigs, alors que je ne cessais d’accoster les gens. »
Finalement, il arrive au consulat, mais là, faute de papiers, il ne peut obtenir l’aide au retour qu’il avait sollicitée. Pire, les membres du consulat veulent le renvoyer dehors. Il s’y oppose, alors. « Et où vais-je aller ? Périr dans la rue de faim et de froid ? […]. Je ne partirai pas d’ici de ma propre volonté. »
Persistant à ne pas vouloir quitter le consulat, il est alors pris en compte.
« Bientôt un troisième monsieur est apparu […] :
– Voulez-vous travailler ?
– Oh oui, ai-je répondu.
– Parfait, a-t-il dit, et il est reparti.
Au bout d’un moment il est revenu, tenant un papier à la main. Il me l’a donné en disant :
– Voici une adresse ; allez-y et vous trouverez du travail. Vous travaillerez là-bas jusqu’à ce que vous ayez gagné l’argent de votre voyage. (Thomas et Znaniecki 1998, 316-320)
La première impression qui se dégage des débuts du texte est que Wladeck W. a « tout » contre lui. Difficile, dans cette histoire, de ne pas reconnaître à quel point le lieu peut être une épreuve pour les habitants. Waldeck W. est en effet un errant dans une société sédentaire, un paysan dans une ville, un polonais, mais encore de nationalité russe, en Allemagne.
Le placement, un travail.
Dès lors, les moyens qu’il met en œuvre pour sa survie sont à suivre avec un particulier intérêt. Ils résultent d’une triple logique.
La part de soi.
À Berlin, Wladeck W. déploie, dans le champ de son habiter, une triple compétence.
- Compétence de mobilité.
La première est une compétence de mobilité. Changer de lieu, stricto sensu se dé-localiser, implique toujours et même a minima de changer de place, stricto sensu de se dé-placer. Cela passe, entre autres, par le franchissement de « frontières » qui marquent des différences entre les lieux. Il peut s’agir d’un changement de langue, de monnaie, de lois, etc. Mais au-delà de ces aspects visibles et, pour ainsi dire, réglementaires, changent aussi les relations aux autres. Bref, pour l’habitant ou l’habitante, c’est tout le système de repérage et d’orientation ainsi que les moyens de s’y situer qui change avec le changement de lieu. Passer d’un lieu à l’autre implique donc un apprentissage, en tout cas pour qui veut se donner une place dans le lieu nouvellement fréquenté.
Ainsi exposé, il est aisé de comprendre que les compétences mises en œuvre ne résultent pas, ou pas nécessairement, d’un apprentissage au sens scolaire ou livresque du terme, mais qu’elles procèdent d’un croisement entre des expériences personnelles et un dispositif psychologique, disons l’audace de se projeter hors des lieux connus, voire familiers.
- Compétence locale.
Dans la logique de ce qui précède, une seconde compétence pourrait être dite locale. Si l’on se doute que Wladeck W. ne connaît pas bien la ville de Berlin et ses ressources et que l’on sait, en outre, qu’il y est un étranger, lui-même sait qu’il va pouvoir trouver un point de repère salutaire, en l’occurrence le consulat de « son » pays, la Russie.
- Compétence tactique.
Enfin, une fois dans les lieux, il cherche le moyen de s’y faire reconnaître. Il met alors en œuvre une « technique du corps » (Mauss 1936) plus ou moins improvisée en s’immobilisant.
La part des autres.
En dérangeant ainsi les autres, en contrariant l’ordre tacitement admis dans ce Consulat, Wladeck W. attire suffisamment l’attention pour que d’autres s’intéressent à lui et, ce faisant, apporte des réponses opportunes pour régler le problème qui devient encore celui de l’ordre du lieu et de sa préservation. D’où ce résultat, positif si l’on peut dire, sous la forme d’une reconnaissance. Une reconnaissance qui compte beaucoup parce que, obtenant un travail, il obtient aussi le moyen de rester, tant qu’il le jugera utile, dans la ville.
De fait, un constat s’impose d’emblée : avoir une place dans un lieu, c’est aussi y être reconnu, validé, légitimé par les autres là où l’on est et pour ce qu’on y est : habiter, c’est cohabiter.
La part de soi-même.
Au croisement de la part de soi, résultat mélangé de ses choix et de ses compétences, et de la part des autres, se situe la part, réflexive, de soi-même. On pourrait en parler avec les termes de Jacques Lacan définissant ainsi le « point idéal du moi » : « Le point de l’idéal du moi est celui d’où le sujet se verra, comme on dit, comme vu par l’autre – […]. Le point idéal, grand I, quelque part placé dans l’Autre, d’où l’autre me voit, sous la forme où il me plaît d’être vu. » (Lacan 1973, 298)
Ce point ne peut être compris uniquement comme le lieu où chacun et chacune aurait le plus envie d’être, mais celui d’où il a envie d’être vu. Où il a envie de se situer dans le regard des autres, ce qui peut ne pas être exactement la même chose. C’est la raison pour laquelle la part de soi-même prend une importance dans l’affirmation de la singularité de chacun et chacune. Ou, pour le dire plus précisément, dans la part que chacun et chacune prend dans la manifestation de celui ou de celle qu’il veut donner à voir, celui ou celle qu’elle choisit d’être.
Compétences et pouvoirs.
L’augmentation des compétences d’habiter donne des outils d’affirmation de soi de plus en plus efficaces. Mieux « formé », chacun et chacune dispose de plus de pouvoirs, sur soi-même mais toujours avec des effets, le cas échéant amplifiés, sur les autres.
Le choix des lieux.
Au cœur de cette logique se situe le choix des lieux. Les habitants contemporains sont, pour cela, « entraînés », par exemple par les pratiques touristiques. Faire du tourisme, aller dans un lieu pour y faire ce que l’on ne fait pas tous les jours, ou bien pour le faire autrement, c’est choisir le ou les lieux qui s’y prêtent au mieux. Il s’agit donc, ici, de mettre en phase, par un travail de sélection, ses intentionnalités et les lieux les plus propices à leur « localisation », pour utiliser le terme en son sens le plus fort, celui d’une mise en lieu. Parce qu’il est touristique, un tel choix peut passer pour futile et sans importance. Il n’est cependant pas anodin, car il implique, même de manière spontanée et intuitive, de bien connaître ses choix avant que de les mettre en œuvre. À moins que leur mise en œuvre ne participe aussi à cette conscience.
Cette part grandissante que prennent chacun et chacune dans le choix de ses propres lieux, autrement dit dans le dessin des contours de sa carte d’identités, parce qu’elle constitue un travail constant d’émancipation, motive une des raisons fondamentales non seulement de l’émergence de la présente réflexion, mais aussi de sa nécessité dans le cadre des sociétés contemporaines pour qui veut en comprendre les fonctionnements et les dynamiques. Tout autant que pour qui cherche à les qualifier.
Un pouvoir sur les autres.
La place des uns ne laisse pas indifférents les autres, mais les implique. Amplifié par les nouvelles technologies qui, pratiquement, installent les liens, du moins possiblement, entre tous les habitants du Monde, le pouvoir dont chacun dispose pour impliquer les autres n’est pas nouveau.
Au-delà de Waldeck W., le cas de Rosa P. est peut-être l’un des plus emblématiques. Apparemment anodin dans le strict cadre d’un autobus de Montgomery, son refus de changer de place mit en cause l’ordre blanc d’un pays tout entier. Il n’est donc pas étonnant que Michel Lussault (2007) l’ait retenu comme introduction problématique de l’un de ses livres. En ne changeant pas de place, Rosa P. changea si ce n’est le Monde, du moins son monde.
Les travaux de Léonora Miano, quant à eux, développent un processus équivalent, mais avec des arrière-plans bien différents. Définissant la notion d’Afropea l’autrice qualifie un habitant qui : « […] revendique à la fois son enracinement européen et ses attaches subsahariennes […] » (2021, 117) Dès lors, ce qui est exposé est la confrontation entre des découpages politiques et le vécu des habitants. En proposant de repenser, à partir de l’expérience habitante, les relations entre l’Europe, ou une partie du continent, et l’Afrique, ou une partie du continent, elle remet en cause, ne serait-ce qu’implicitement, les actuels découpages territoriaux, ceux-là mêmes qui ont participé à l’institution du Monde contemporain. En fin de compte, ne s’agit-il pas de remettre en cause la légitimité des frontières nationales ? Ou, en tout cas, leur pertinence à rendre compte des « qualités » des uns et des autres et de leurs cartes d’identités : « Le moment est venu, non pas de se couper du monde dont on fait partie, mais de s’y faire une place. De la choisir enfin. » (ibid., 163) On retrouve ici une partie des thèmes centraux des enjeux contemporains de la place.
Et l’on comprend peut-être mieux la conclusion logique de ce qui précède et, à sa manière, l’affirmation émancipatrice de l’auteure : « C’est à partir de soi et de son lieu que chacun est invité à œuvrer pour transformer le monde. Pour cela, il convient d’habiter pleinement sa demeure. » (ibid., 218)
Même si l’on ne peut pas non plus réduire qui que ce soit à « sa » place, celle-ci compte particulièrement dans la saisie géographique de chacun et chacune. Répétons-le, pour le réaffirmer. La place est un formidable outil d’analyse géographique, à condition de n’y mettre aucun implicite. Cela veut dire que la place est toujours une relation entre ce qui est immobile, l’emplacement, et ce qui est mobile, le déplacement. Aucun des deux, du point de vue scientifique n’a plus de valeur que l’autre. Revenons-y alors. La place dont il est question ici n’est pas la position, le cas échéant définie par des coordonnées géographiques. Cette place qui est utilisée ici est relationnelle, en ce sens qu’il est l’un des termes des relations aux autres. Elle est dynamique, enfin, comme un travail sans cesse renouvelé. En effet, une hypothèse se présente ici : celle qu’aucun lieu, sauf d’une manière exceptionnelle qui tient peut-être à la métaphore (Ernaux 2014), ne remplit, ne contient, ni ne résume absolument l’existence de qui que ce soit. Chercher, inventer, produire, etc., sont donc des verbes d’action qui conviennent mieux à l’humaine expérience géographique que n’en dit l’auxiliaire avoir.
La définition de Michel Lussault ne dit pas autre chose :
Une place, telle que je la conçois, met en relation, pour chaque individu, sa position sociale dans la société, les normes en matière d’affectation et d’usage de l’espace en cours dans chaque groupe humain quelconque et les emplacements, que je nomme les endroits, que cet individu est susceptible d’occuper dans l’espace matériel en raison même de sa position sociale et des normes spatiales. (2009, 127)
Comme attribut de l’habiter, les enjeux de la place sont, à la fois, existentiels et politiques. Se trouver au lieu de son être, c’est aussi être en relation avec les autres. Et ceci n’oblitère pas cela : la question de la place n’est pas sa définition, mais bien la question elle-même. Je veux dire que l’on peut douter d’être jamais à sa place, quelle qu’elle soit (Marin 2022).
Homo habitans : un postulat, un dilemme, une éthique.
Cartes d’identités, signatures géographiques, places sont ainsi trois, – sans doute y en a-t-il d’autres –, des outils d’analyse de cet objet géographique si singulier, et énigmatique, qu’est chacun et chacune d’entre nous, plus que jamais Homo habitans. Homo habitans : chacun et chacune en tant qu’êtres placés. Et encore, cette lecture ne vaut que tant que l’on considère qu’être humain, c’est avoir une place, au-delà de toutes les modalités mêmes de cette place. Personne n’a pas de place, parce que nous habitons, tous. Ce qui fait les différences, ce sont les manières d’habiter.
Mobiliser les méthodes et les savoirs d’une science géographique considérée comme science de l’habiter, c’est donc examiner de quels lieux et territoires chacun et chacune sont faits, des plus matériels aux plus fantasmés. Cela revient alors à considérer Homo habitans comme un monde inversé. S’il habite le monde, Homo habitans est aussi habité par lui (Guérin-Pace et Filippova 2008). Fait de lieux et de territoires, il les agence selon une logique propre. Mieux encore, peut-être, il n’est peut-être pas qu’un monde inversé. En poussant encore un peu la logique du trait, il serait aussi un monde condensé. Autrement dit chacun et chacune porterait tous les traits du Monde qu’il habite, mais à sa manière. Elle le singularise et trouve une partie de ses raisons dans le « lien géographique », ni norme ni morale, que chacun construit avec le monde et qui, réciproquement, le construit. Disons ici que l’on s’approche alors d’une théorie géographique des singuliers.
La notion d’Homo habitans prend ainsi un peu tournure, même si ses contours ne sont probablement pas bouclés. Comment, du reste, pourraient-ils l’être ? Reste, pour l’avenir, à poser quelques repères, trois précisément, un peu sous forme d’impératifs méthodologiques.
Le premier est un postulat, celui qui fonde la perspective interprétative de ces lignes. Il est que le « où ? » l’on est et le « comment ? » on y est ont à voir avec le « qui ? » l’on est. Ne pas accepter ce postulat, c’est dénoncer tout ce qui vient d’être dit. Pourquoi pas, du reste ?
Le second est la formulation contemporaine de la problématique de l’Homo habitans dans ses modalités contemporaines, les mondopolitains (voir Figure 1). Avec la fin des assignations et le dépassement possible des processus d’élection, chacun et chacun se trouvent confrontés à ses propres choix et propres envies. Géographiquement parlant, ils sont ceux des lieux. La place des uns et des autres n’est plus imposée par injonctions et lois, ou plus totalement, mais relève de degrés de liberté augmentés par rapport aux époques précédentes. C’est en cela que, plus que jamais dans la voie de l’autonomie, le travail d’Homo habitans l’implique existentiellement. D’où ces nouvelles conditions de formulation, en forme de dilemme : où et comment être soi-même dans le Monde, autrement dit parmi les autres ?
Le troisième est éthique. Parmi tous les enjeux politiques que soulèvent le passage de l’élection au dilemme dans la logique des sociétés à habitants mobiles, se pose la question des interrelations humaines, celle des cohabitations. Elles sont en soi un sujet, un très vaste sujet même. Alors, pour ne pas dévier de l’enjeu épistémologique privilégié ici, disons que la fin des assignations et le dépassement de l’élection invitent au passage de la morale et de ses normes, à l’éthique (Lévy 2021). Très grossièrement, on peut alors en formuler l’enjeu pour chacun, chacune autant que pour toutes et tous : comment mieux habiter le Monde, pour moi, sans le rendre inhabitable pour les autres ?