Depuis quelques années, le mot « genre » tend à remplacer le mot « sexe » dans les sciences sociales francophones. Pour une part, ce changement est probablement plus justifié en anglais, pour lequel le mot « sex » renvoie plus exclusivement qu’en français à la sexualité (to have sex = faire l’amour). L’engouement francophone s’explique cependant, pour l’essentiel, par la même motivation que celui des anglophones : montrer que les différences observées dans les sociétés entre les hommes et les femmes sont de nature sociale et non biologique. On peut donc, dans le principe, se réjouir de cette innovation, qui fait des « rapports sociaux de sexe » un objet de plein exercice dans les sciences humaines. Les choses sont un peu plus compliquées, cependant, car cet apport a été associé à l’importation de la tonalité dominante des approches nord-américaines. Celles-ci s’imposent d’autant plus facilement que les Européens, et parmi eux les Français, plus longtemps prisonniers de modèles d’analyse classistes des rapports sociaux, ont tardé (et tardent encore) à s’approprier ces questions. Le communautarisme qui prévaut dans la construction de la revendication identitaire a touché aussi le genre et les women studies se sont ajoutées aux jewish studies et aux black studies.
Cette prolifération d’ouvrages qui avalent peu à peu les rayons des librairies et des bibliothèques a de quoi inquiéter. Une de leurs caractéristiques communes, c’est, au nom de la critique des modèles dominants, de récuser toute distinction entre le registre de la production de connaissances et celui de l’action militante. L’étanchéité, au moins relative, des domaines de compétence, que Michael Walzer associe à une société ouverte et démocratique, disparaît. L’exigence d’un aveu, exigé des bourreaux, et la demande de réparation, due aux victimes, balaie les dernières défenses de la « male white science ». La dernière trouvaille des substantialistes du genre : l’humanité est intrinsèquement sexuée. Sexuée, certes ; ne parlons pas alors d’humanité, seulement d’une espèce banale de mammifères. Mais « genrée » ? C’est ici que l’on dérape. Lors d’un colloque (17-20 juin 2004, Paris, Bnf) réunissant les spécialistes américains de la société française, Joan Scott a montré que l’approche du « rattrapage » choisie par certains courants des gender studies en France se faisait sur la base d’une (re-)naturalisation des faits sociaux. De même que le shoah business a consacré toute son énergie à démontrer que rien ne pourrait être comparé, dans le passé comme dans le futur, au martyrologe des juifs, voici que la « concurrence », celle du gender business a trouvé un argument-massue : le genre serait encore plus premier, encore plus fondamental que toute autre distinction. Il se situerait en dehors, au-delà de l’histoire. Peu importe au fond l’argumentaire proposé, plus ou moins bricolé, l’important est dans l’affirmation que la « minorité » que l’on promeut est totalement rigide, indifférente au regard de l’action humaine, encore plus rigide et indifférente que toutes les autres.
Ces courants néo-substantialistes (c’est-à-dire naturalistes habillés post-modernes) viennent récemment de recevoir un soutien déterminé. Dans un texte qui n’est pas passé inaperçu (Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’église et dans le monde, 31 mai 2004), le cardinal Josef Ratzinger, préfet de la Congrégation de la doctrine de la foi et idéologue attitré de Jean-Paul 2, retient la définition sociale du mot « genre » mais la stigmatise en ces termes :
« Pour éviter toute suprématie de l’un ou l’autre sexe, on tend à gommer leurs différences, considérées comme de simples effets d’un conditionnement historique et culturel. […] L’occultation de la différence ou de la dualité des sexes a des conséquences énormes à divers niveaux. Une telle anthropologie, qui entendait favoriser des visées égalitaires pour la femme en la libérant de tout déterminisme biologique, a inspiré en réalité des idéologies qui promeuvent par exemple la mise en question de la famille, de par nature bi-parentale, c’est-à-dire composée d’un père et d’une mère, ainsi que la mise sur le même plan de l’homosexualité et de l’hétérosexualité, un modèle nouveau de sexualité polymorphe. […]La racine immédiate de cette tendance se trouve dans le cadre de la question de la femme, mais sa motivation la plus profonde doit être recherchée dans la tentative de la personne humaine de se libérer de ses conditionnements biologiques […]. Selon cette perspective anthropologique, la nature humaine n’aurait pas en elle-même des caractéristiques qui s’imposeraient de manière absolue : chaque personne pourrait ou devrait se déterminer selon son bon vouloir, dès lors qu’elle serait libre de toute prédétermination liée à sa constitution essentielle. Une telle perspective a de multiples conséquences. Elle renforce tout d’abord l’idée que la libération de la femme implique une critique des Saintes Écritures […]. »
Peut-être ce texte peut-il favoriser la réflexion sur la nature du rattrapage à effectuer.
Si, sur un plan théorique, on sait depuis longtemps, notamment avec Erving Goffman, que les sociétés « modernes », tout autant que celles qu’étudient habituellement les anthropologues, pratiquent un arrangement des sexes constitué d’interactions et d’institutions sociologiquement identifiables ; si l’on ne risque guère, malgré la volonté farouche de certains cognitivistes, de trouver dans les gènes la moindre justification biologique à l’inégalité entre hommes et femmes, cela ne veut pas dire que la cause soit entendue. Les chercheurs ajoutent souvent à leur conservatisme personnel la crainte de devoir redéfinir les cadres d’analyse qui fondent leur positionnement institutionnel. Comme souvent, la solution viendra sans doute d’ailleurs que des sources officielles de connaissance. Sur les rayonnages nord-américains, seul le self-improvement tient tête, dans son universalisme modeste et populaire, à la violence désespérante des identités définitives. Aux États-Unis et dans le monde anglophone, la rencontre de tous ceux qui défient la sexualité normée évolue vers une alliance des glbtq (gay, lesbian, bisexual, transgender, queer). Le mot « queer » (au départ : « bizarre », puis « pédé ») en vient à regrouper toutes les pratiques non conformes à l’« arrangement » habituel des sexes, parmi lesquelles celles des cross-dressers (un terme plus large que le français « travestis » car il concerne aussi les femmes et les hétérosexuels), qui ne s’intéressent pas au corps biologique mais à la présentation sociale de soi. Le groupe italien antigenre A-Matrix, qui lutte contre l’idée, assénée par les lobbies religieux, que les embryons seraient des personnes et défend les techniques de reproduction assistée, place en exergue de son action l’affirmation que « la biologie n’est pas un destin ». Ces mouvements nous suggèrent de ne pas confondre le sexe d’une vie sans genre et un genre de vie sans sexe. L’effet de souffle de cette hypothèse sur les sciences du psychisme (psychologie et psychanalyse) pourrait être considérable.
C’est justement comme catégorie sociale, c’est-à-dire comme construction sociale historiquement mise en place et historiquement dépassable que la notion de genre nous interroge et nous invite à faire du neuf.
Photo : merci à Jean-Paul Goude, à Laetita Casta, et aux Galeries Lafayette.