Equinoxe, revue genevoise de sciences humaines, consacre son dernier numéro à l’émergence et au développement des contre-cultures à Genève depuis la fin des années 1960. Celui-ci se présente comme « une réflexion critique sur trois décennies de pratiques culturelles et sur la manière dont celles-ci sont parvenues non sans heurts à se faire une place dans la cité ». L’intérêt de la démarche réside dans le fait qu’à Genève, contrairement à Berlin, Paris, Barcelone ou Zurich, la contre-culture a pu être négociée, sans entrer dans des rapports de force violents comme les émeutes et des répressions policières systématiques. Cette livraison de la revue Equinoxe se décline en neuf articles, balayant les principaux mouvements culturels et sociaux qui ont jalonnés les décennies 1970 à 2000 à Genève, de la revue « Tout va bien », au mouvement squat, en passant par les Ateliers d’ethnomusicologie et le festival de la Bâtie. Il se termine par les interviews de Guy-Olivier Second, ancien Maire de Genève, de Rui Nogueira et de Sandro Rossetti tous deux acteurs culturels.
La lecture de « La fabrique des cultures » m’amène à des réflexions contrastées.
La première est une impression positive. La ville de Jean-Jacques Rousseau, Henri Dunant et Jean Piaget a trop souvent la réputation d’être une place financière d’une provincialité que seule vient troubler une fois l’an le Salon de l’Automobile ; or Genève mérite mieux que cela, et ce numéro spécial de la revue Equinoxe le montre bien. Sa vie culturelle est très riche pour une agglomération de 500 000 habitants, et l’émulation de la créativité y est bien présente, ce qui est sans doute lié au mélange si particulier qui la caractérise. Qui se doute par exemple que c’est une des villes les plus squattées d’europe ? (cf. article de Jean Rossiaud). Genève est un microcosme qui allie le monde de la diplomatie et des organisations internationales, si finement dépeint par Albert Cohen dans Belle du Seigneur, une tradition humaniste héritée de la réforme et des lumières et incarnée par « l’esprit de Genève » (invoqué par Laurent Aubert p. 81) et une vie locale très dynamique, tournée vers le monde. La revue Equinoxe dépeint finement les articulations entre ces ingrédients, illustrant comment ils prennent sens les uns par rapport aux autres, et comment les grandes questions qui ont agité les décennies 1970 et 1980 les ont cristallisés selon des modalités très particulières. Cette démonstration permet finalement au lecteur de se convaincre que Genève est un lieu à partir duquel il est intéressant de se projeter dans le monde.
Au-delà du porter à connaissance, la lecture de « La fabrique des cultures » laisse pourtant au lecteur (genevois) que je suis un arrière goût d’autoglorification. Le livre sombre en effet dans un travers tout à fait typique de la Rome protestante contemporaine : l’arrogance. À lire consciencieusement, on est dubitatif lorsqu’on lit François Ruegg suggérer dans l’introduction que Mai 68 a trouvé ses prolongements les plus prometteurs à Genève (p. 14), on est gêné par la mise en valeur excessive de mouvements sociaux certes intéressants, mais microscopiques. Au fond, une lecture au deuxième degré est presque plus instructive que le contenu factuel des articles. Se dévoile alors une Genève qui se construit autour de quatre figures dialectiques.
La Genève cosmopolite et la Genève provinciale.
Genève tire les gages de sa célébrité de la présence des organisations internationales, des conventions et initiatives qui portent son nom. Or l’ouvrage en joue, laissant entendre qu’à Genève, le local se saisit des problèmes du monde, s’adosse à la présence du monde international. Les contre-cultures genevoises sont très locales et ne se construisent pas essentiellement à travers des réseaux internationaux. C’est un paradoxe étonnant à Genève : c’est une ville très cosmopolite, mais en même temps, ce cosmopolitisme du monde des organisations internationales fonctionne largement sur lui-même, il y a côtoiement sans forcément métissage. Et pourtant, ce métissage, la Genève locale la revendique, semblant dire « Genève a quelque chose à dire au monde, car le monde est chez nous », ce qui donne parfois lieu à des interventions déroutantes. Il est par exemple touchant de voir le Grand Conseil genevois publier des encarts pleine page dans des grands quotidiens états-uniens pour protester contre la guerre en Irak. Un tel état d’esprit traverse par petites touches ce numéro d’Equinoxe.
La ville de la paix et la ville d’affrontement.
L’ouvrage insiste beaucoup sur l’absence de répression systématique des contre-cultures à Genève, ce qui a permis leur éclosion et leur épanouissement. Plus ou moins explicitement, cette attitude est mise sur le compte d’une tradition humaniste genevoise. Certes, mais il ne faut pas oublier d’une part que la culture politique locale à Genève est probablement la plus vigoureuse de Suisse, amenant toutes sortes de blocages et autres petites guerres, et d’autre part que des affrontements ont régulièrement eu lieu autour des squats ou d’événements comme le sommet du g8 d’Evian. S’il n’y a pas eu d’affrontements sanglants autour des contre-cultures à Genève, c’est surtout parce qu’elles ont été assagies par l’institutionnalisation (les contrats de confiance avec les squats, l’usine, le théâtre du Loup, etc.) et par l’argent (les subventions). De cela, Equinoxe ne parle que peu.
La Rome protestante et la ville libertaire.
Le numéro d’Equinoxe insiste beaucoup sur la dimension libertaire des mouvements décrits ; pourtant à Genève, ce courant prend le contre-pied d’une domination du calvinisme et de sa rigueur morale. Genève n’est par ailleurs pas une ville a priori festive, son public n’est pas particulièrement chaleureux, sa mentalité marquée par l’indifférence à autrui. Il est raisonnable de poser l’hypothèse que comme en Allemagne, les contre-cultures se sont épanouies par contraste, un contraste galvanisant la créativité et la motivation de ses acteurs.
L’auto-représentation comme centralité mondiale et sa non reconnaissance.
« La fabrique des cultures » frise parfois le provincialisme, car les mouvements présentés sont largement méconnus à l’extérieur du canton. Il y a là un décalage, typique à Genève, entre le sentiment d’être à l’avant-garde de la création en général et la non‑reconnaissance de cette créativité, faute de communication adéquate. « Genève rayonne, au monde de le reconnaître », ce genre de réflexion parisianiste traverse Equinoxe par petites touches et finit par agacer.
C’est en prenant la revue Equinoxe comme source que la substance de Genève se dévoile véritablement. La spécificité des contre‑cultures genevoises se construit autour de ces quatre couples d’oppositions dialectiques, et sans doute d’autres, qui produisent une identité locale très marquée et crée un climat spécifique. Il est regrettable que les auteurs n’aient pas fait davantage cet exercice de distanciation. Cela leur aurait permis de sortir de leur aventure genevoise, qui aurait par exemple pu faire l’objet d’une solide mise en perspective, par l’éditeur du recueil, du matériau des articles et des interviews. N’est-ce pas là un rôle central des sciences humaines ?