La collection Découvertes de Gallimard propose un nouveau volume dédié à Émile Gallé, le magicien du verre. Il s’agit là déjà, du 446e numéro de cette collection destinée à l’origine aux adolescents. Ce principe a été en grande partie abandonné, même si l’on trouve encore les volumes de cette collection dans les rayons « jeunesse » de certaines librairies. Le grand public a depuis longtemps plébiscité ces ouvrages qui présentent une riche iconographie, accompagnée d’un texte qui, bien que concis, est le plus souvent l’œuvre d’un spécialiste du sujet.
C’est bien le cas ici : Philippe Thiébaut est conservateur en chef au musée d’Orsay et spécialiste de l’Art nouveau ; il a déjà publié deux autres volumes dans cette collection (Guimard et Gaudí). Comme souvent, l’ouvrage fait partie des publications qui accompagnent une exposition, ici celle que le musée d’Orsay consacre à partir de juin 2004 à Émile Gallé, à l’occasion du centenaire de sa mort. Si les commémorations séculaires n’ont pas grand sens en elles-mêmes, celle-ci nous permettra néanmoins de retrouver une partie de l’œuvre exceptionnelle de l’artiste.
Il n’est pas certain que les adolescents connaissent le nom de Gallé, mais tout amateur d’Art nouveau, tout familier d’antiquités ou visiteur de salles de ventes connaît bien ses lampes et ses vases de verre, aux formes souvent étonnantes.
Le petit volume de Thiébaut permet d’approfondir la connaissance de l’homme lui-même. Si le personnage privé apparaît peu dans l’ouvrage (la place faite à sa femme et à ses filles est quasiment inexistante), la carrière professionnelle et publique de l’artiste lorrain est largement décrite.
Né en 1846 dans une famille de commerçants protestants, Émile Gallé reçoit une éducation bourgeoise soignée. Il reprend dès 1877 l’activité de fabrication de son père et développe l’activité manufacturière familiale de verrerie et de porcelaine. Cela signifie non seulement le développement d’une organisation rationnelle de fabrication autour de Nancy, mais aussi la conquête de marchés nouveaux, en France et à l’étranger. Dans ce but, il participe activement aux différentes expositions comme l’Exposition universelle de Paris en 1900.
Artiste lui- même, Gallé s’entoure de véritables artistes pour favoriser les créations. Il n’échappe pas aux méfaits de l’espionnage industriel, comme celui des frères Muller qui engrangent le maximum de compétences avant de quitter l’entreprise et fonder une société concurrente. Il développe aussi de nouvelles techniques autour du travail du bois et de la marqueterie.
Victime d’une leucémie (ou empoisonné par les produits liés à la fabrication du verre), il meurt précocement à la fin de l’année 1904.
Le livre permet de mieux connaître l’homme public ; en dehors de sa carrière professionnelle, Émile Gallé fut aussi un homme engagé dans son temps.
Tout d’abord, en bon Lorrain, il ne cesse de protester dans ses œuvres contre la perte des provinces du Nord-Est (cf. la table Le Rhin). Toujours dans sa région d’origine, il est partie prenante de nombreuses institutions liées à la vie artistique et intellectuelle. Il s’engage très vite auprès des défenseurs de Dreyfus, ce qui constituera une des raisons de sa mésentente avec les milieux catholiques conservateurs, dominants en Lorraine. Si sa région natale lui est peu accueillante, cela ne sera pas le cas du tout-Paris, qui le reçoit dès la fin des années 1880. Lié à Robert de Montesquiou, Sarah Bernhardt, Anna de Noailles… Émile Gallé fréquente les milieux intellectuels et artistiques lors de ses fréquents déplacements dans la capitale. Si les journaux nationaux célèbrent largement l’artiste et ses combats lors de son décès, c’est avec difficulté que les journaux nancéiens reconnaissent la valeur de l’homme public.
Ce petit livre permet enfin de découvrir l’étendue de la création artistique d’Émile Gallé : bon connaisseur des techniques traditionnelles de la terre, du verre et du bois, le créateur va être un des acteurs les plus imaginatifs du renouveau artistique qui se manifeste au tournant du siècle. Par bien des cotés, il se révèle d’une modernité extraordinaire. Il s’inspire de sa riche culture mais ne cesse de l’enrichir par les rencontres qu’il fait —comme les œuvres d’art chinoises ou japonaises qu’il croise lors de ses voyages— ; le monde végétal ou animal est souvent représenté ; enfin la poésie peut être directement intégrée à l’œuvre elle-même avec des vers de Baudelaire ou d’Anna de Noailles. Les nombreuses photos du volume permettent d’admirer ces créations souvent étonnantes ; c’est bien le principe même de cette collection que de mettre en valeur les documents iconographiques, avec les oeuvres de Gallé, l’illustration est aisée, mais l’on peut aussi voir de nombreuses photographies de l’artiste lui-même, mais aussi ses dessins et aquarelles, moins connus.
Enfin, Émile Gallé reste le fondateur de l’École de Nancy ; industriel attentif aux évolutions de son temps, Gallé est persuadé que les industriels lorrains doivent se regrouper pour résister à la concurrence, notamment internationale. Inspiré par l’exemple anglais des Arts and Crafts de William Morris, le créateur nancéen s’en distingue notamment par la place qu’il fait à la fabrication industrielle (l’usage de la machine est refusé par le disciple de Ruskin). En dépit de toutes les difficultés, l’École est officiellement fondée en 1901, avec l’appui de Daum et Majorelle notamment ; elle favorise le développement des arts décoratifs lorrains, malgré de la disparition précoce d’Émile Gallé. Ainsi dans la mémoire culturelle française, celui-ci reste lié à sa région natale, alors que celle-ci l’a fort peu reconnu de son vivant…
Rendez-vous au musée d’Orsay à partir de juin 2004 pour l’exposition consacrée à Émile Gallé à moins que vous préfériez vous rendre au Japon, grand amateur des créations de l’artiste lorrain !
Philippe Thiébaut, Émile Gallé, le magicien du verre, Paris, Gallimard, 2004.