Frontière.
Limite* à métrique* topologique*.
Notion allant apparemment de soi, la frontière connaît une existence concrète dans une fenêtre historique déterminée. Avant que l’État n’existe, elle n’a pas d’objet. Avant qu’il n’ait les moyens de la tracer et de la défendre, elle demeure un rêve. Dans un monde démilitarisé ouvert aux échanges, elle perd son sens.
Les grands empires, romain (Limes) et chinois (Grandes Murailles) en tête, ont édifié des barrières réputées infranchissables, mais au coût exorbitant et devenant perméables dès que le rapport des forces se modifiait au détriment du défenseur. De fait, même dans les États anciennement et solidement intégrés et ayant, en outre, le regard tourné vers la « ligne bleue des Vosges » ou d’autres horizons mythiques fluviaux et montagneux, la surveillance des frontières se révélait extrêmement onéreuse, pour les marchandises comme pour les personnes, et souvent hors de portée budgétaire des États. C’est seulement au 20e siècle et dans les pays développés que le contrôle devint raisonnablement efficace. Mais, à peine quelques décennies plus tard, la frontière canado-étatsunienne et, un peu après, les frontières de l’Europe occidentale continentale (accords de Schengen pour l’Union européenne), s’effaçaient. Un monde sans frontières gardées commençait à exister.
L’utopie de la frontière a produit des objets géographiques spécifiques. Les systèmes de défense en ligne qui, à partir du 19e siècle, évoluent en no man’s land, zones démilitarisées, zones tampons participent de la notion de glacis, organisée en surface, mais dans une perspective lourdement topologique, puisque conçue pour rendre aussi parfaite que possible la discontinuité de la frontière. On peut même considérer que le glacis, à l’instar des zones d’appui du Mur de Berlin (1961-1989), équipées de protections renforcées et de systèmes de tir automatique, ou de la zone vide séparant Soweto de Johannesburg au temps de l’apartheid, ont constitué des accessoires pour s’approcher concrètement de l’idée d’une ligne de séparation absolue. C’est encore dans cette classe d’objets que l’on peut ranger le mur de défense multifonctionnel progressivement mis en place par l’État marocain pour imposer sa conquête du Sahara occidental, ou encore les fortifications antiterroristes édifiées à partir de 2002 par l’armée israélienne, qui présentent une certaine efficacité contre des ennemis à la puissance de feu limitée. L’obsession de la ligne ne peut en tout cas s’exprimer efficacement que par la surface.
La difficulté à régler les contentieux frontaliers sur mer (comme en mer de Chine du Sud entre la Chine, le Vietnam, Taiwan et les Philippines) exprime aussi le caractère très particulier de la ligne frontalière, impossible à fixer dès qu’une ligne de front n’indique plus, point par point, les lieux où s’annule le rapport de forces entre les deux armées face-à-face.
Le paradoxe est pourtant à chercher ailleurs : une frontière n’est effective comme ligne que lorsqu’elle n’est pas menacée, en temps de paix. Elle permet aux différences entre modes de vie, systèmes juridiques, organisations politiques de s’exprimer de manière topologique, donc particulièrement visible. Même dans ce cas, le caractère saillant de l’objet-frontière le condamne à être constamment érodé, par exemple par la contrebande, qui nie le protectionnisme et tend à égaliser les situations du point de vue du marché. Des pays entiers sont profondément marqués (le Nigeria avec la contrebande pétrolière) ou même largement caractérisés (trafic de produits taxés avec l’Andorre, transferts financiers avec la Suisse ou le Luxembourg) par la subversion de la frontière.
Trois types d’effets spatiaux de la frontière ont été mis en valeur : celle de barrière, qui est sa raison d’être, mais aussi celle d’interface et celle de territoire. Dans le deuxième cas, la frontière ne fait que filtrer et canaliser des relations entre espaces qui existeraient de manière plus diffuse sans elle. Dans le dernier, du fait des deux premières fonctions, elle crée un territoire frontalier, dupliqué de chaque côté de la ligne, c’est-à-dire, au bout du compte, des confins d’un genre particulier.
La seule frontière incontestablement fonctionnelle fut la frontier nord-américaine, c’est-à-dire un front pionnier colonial, dynamique parce que résultat d’un rapport de forces très déséquilibré entre défenseurs et assaillants. On retrouve ce cas de figure dans la colonisation de l’Amérique du Sud et de l’Afrique par les Européens, de la Sibérie par les Russes. Thermomètre de la conquête, la frontière cesse alors, pour un temps, d’être une chimère destructrice et devient, vue du côté des gagnants, l’emblème de l’aventure.
Jacques Lévy & Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003. 1032 pages. 30 euros.
Confins – Géopolitique – Guerre – Limite – Métrique.