Se marier au sein de l’Église catholique suppose un investissement affectif, temporel et pratique très important. C’est ce que les fiancés découvrent – avec plus ou moins d’étonnement – lorsqu’ils choisissent de franchir la porte de l’église pour aller demander à un prêtre de les marier. À ce moment-là, on leur annonce en effet la forme que prendra la préparation au mariage, qui doit durer au moins six mois [1]. Celle-ci comprend deux séries parallèles d’activités : (a) des réunions avec le prêtre, (b) des rencontres entre couples de fiancés organisées par le Centre de Préparation au Mariage (CPM) [2]. Globalement, les futurs époux devront se rendre entre cinq et dix fois à l’église pour y rencontrer le prêtre, avec lequel ils vont avoir plusieurs échanges autour des piliers du mariage, de leur couple, de notions comme le pardon et la communication, et de la forme de leur cérémonie. Parallèlement, ils seront aussi amenés à se rendre au moins à trois sessions de rencontres du CPM [3], au cours desquelles seront articulés des moments d’échanges informels et des exercices (des questionnaires sur le couple, des « photolangages », des entrainements au choix de texte pour la cérémonie, etc.). Pourquoi toutes ces activités sont-elles mises en place ? Pourquoi solliciter autant les fiancés, en leur imposant d’être présents à ces nombreuses séances ?
Pour comprendre les rapports existant entre la réalisation et l’efficacité du rituel de mariage et la préparation organisée par l’Église, j’ai mené, pendant deux ans et demi, une enquête de terrain dans un diocèse en Île-de-France. De 2014 à 2016, j’ai donc assisté à deux années de préparation au mariage. J’ai d’abord observé les sessions de préparation organisées par le CPM de Chambertin [4] sur ces deux années ; de manière parallèle et à titre de comparaison, j’ai suivi deux sessions de préparation organisées par le CPM de Gevrey – ville appartenant au même diocèse. Par ailleurs, j’ai cherché à mieux cerner la manière dont les animateurs de cette préparation – laïcs et prêtres – l’organisaient et la pensaient : pour ce faire, j’ai participé aux réunions de discussions internes entre animateurs (au nombre de deux par an), et j’ai assisté à leurs formations (une formation comprenant trois réunions par an) – ce à quoi ce sont ajoutés des entretiens avec certains d’entre eux (auprès de deux prêtres et d’un couple animateur). Enfin, lors de l’année 2014-2015, j’ai suivi trois couples de fiancés dans leur préparation au mariage – deux d’entre eux habitant Chambertin, le dernier résidant à Gevrey. Dans ce cadre, j’ai non seulement assisté à leur préparation CPM, mais aussi, pour deux d’entre eux, suivi leur préparation par le prêtre ; observations auxquelles j’ai associé des entretiens (19 en tout). À cela se sont associées des observations de cérémonies de mariage.
Une fois ce travail de terrain achevé, la question du traitement et de l’étude des données s’est alors posée : quelle grille conceptuelle et quel paradigme analytique adopter pour appréhender ces éléments sans écraser leur singularité ? Il est assez courant en sciences sociales d’envisager que le mariage fonctionne comme un « rite de passage » (Van Gennep 1999, p. 209‑210) (Segalen 2005) (Bozon 2002), comme un événement social actant une rupture qui rend possible le passage du groupe des célibataires à celui des mariés, du groupe des jeunes gens à celui des parents, c’est-à-dire comme un changement de statut et donc de comportement sociaux [5]. Cependant, mobiliser une telle grille analytique pour rendre compte du type d’efficacité du mariage catholique contemporain semble problématique dans un contexte où, non seulement le mariage civil suffit à acter l’existence juridique d’un couple [6], mais, plus encore, le mariage ne conditionne plus, depuis les années 1970, l’accès à la sexualité, à la cohabitation ou à la procréation (Pla 2007) (Sarma 1985). Cela est apparu de manière très nette à l’occasion des présentations que les couples faisaient d’eux-mêmes [7], notamment lors des tours de table de présentation des sessions CPM : neuf couples, soit 27% des 33 couples à propos desquels j’ai pu collecter cette information [8], avaient déjà des enfants (1,33 enfant en moyenne par couple) ; 23 couples, soit 96% des 24 couples pour lesquels j’ai cette information, vivaient ensemble avant le mariage ; sur 28 couples pour lesquels j’ai eu ces données, le temps de liaison amoureuse avant le mariage est de sept ans en moyenne. Penser le mariage comme un « passage » d’un « compartiment » de la société à un autre (Van Gennep 1981, p. 166) semble donc délicat, voire peu pertinent.
Une autre manière somme toute habituelle d’analyser ces données, et que j’aurais pu mobiliser pour penser la préparation au mariage, consiste à l’envisager comme un moment de catéchèse, c’est-à-dire de transmission ou de réactualisation d’une croyance religieuse supposée être le socle commun de tous les catholiques choisissant de s’engager dans des rites saisonniers et leur permettant d’interpréter les actions rituelles qu’ils y réalisent (Congrégation pour le Culte Divin et la Discipline des Sacrements 2005, p. 15‑17) (Whitehouse 2002, p. 96‑98) (Humphrey et Laidlaw 1994, p. 7). Une telle interprétation de la préparation au mariage ne saurait pourtant rendre compte du fait que, dans celle-ci, la transmission et la discussion des points du dogme sont des éléments tout à fait périphériques – ce qui provoque d’ailleurs parfois de la déception chez les fiancés, comme le rappelait Sylvia lors d’un entretien mené pendant sa préparation : « Ouais, du coup là je trouvais qu’il manquait la conclusion en fait. J’aurais aimé qu’il y ait une conclusion plus claire. Genre : “l’Église catholique, elle pense ça”. » [9]
Si la préparation ne semblait pas être le lieu de la transmission des contenus du dogme, elle était en revanche souvent présentée par les fiancés comme un moment de conversion de leur point de vue sur l’amour et sur leur couple. Cela est apparu de manière saillante lors d’une discussion que j’ai eue avec Xavier et Stéphanie un mois après leur union religieuse.
Stéphanie – Parce que comme on l’a vu, si tu te rappelles bien, ça m’a complètement chamboulée tous ces questionnaires et toutes ces journées CPM. J’y ai réfléchi pendant des jours et des jours après. […] Comme si ça avait apporté une sorte de maturité sur certaines questions. Je sais pas… […]
Xavier – Bref, t’y as réfléchi, avant t’y avais jamais pensé et là t’y as réfléchi. […]
Stéphanie – Oui, mais j’ai pas que réfléchi, j’ai l’impression que mon regard a changé un petit peu [10].
Ce sont ces différents éléments qui m’ont amenée à considérer la préparation au mariage comme un moment d’échange, de discussion et de partage au cours duquel les fiancés sont amenés à modifier le point de vue qu’ils adoptent sur eux-mêmes, sur leur couple, sur l’Église catholique, et sur leur monde social en général. En ce sens, l’efficacité rituelle reposerait moins sur les changements objectifs qu’il génère en termes de comportements sociaux ou d’acquisition de dogme, que sur les changements subjectifs qu’il rend possibles en mobilisant différents processus réflexifs (Gobin, Vanhoenacker et Houseman 2016) (Gobin et Vanhoenacker 2016) (Højbjerg 2002, p. 1‑10). Mais, pour soutenir une telle thèse, et pour pouvoir construire une étude précise de ce qu’il m’avait été donné d’observer sur le terrain, il devenait nécessaire de bien comprendre ce qu’on pouvait entendre par le concept de « subjectivité ». Qu’est-ce qu’un changement subjectif ? À quelle condition est-il possible de penser la préparation au mariage et l’action rituelle comme ayant des effets sur la subjectivité et sur le point de vue des individus sur le monde ?
Pour répondre à ces questions, il a donc été nécessaire de revenir de manière approfondie sur le concept de « subjectivation », construit par le philosophe Michel Foucault, et largement mobilisé en sciences sociales, pour décrire la transformation du sujet dans la manière dont il s’investit dans des énoncés et des pratiques [11]. Avec la notion de subjectivation, il devenait en effet possible de penser les actions réalisées par des individus à travers un nouveau paradigme : ces dernières n’étaient plus envisagées comme l’expression d’une intériorité pré-constituée qui devait s’y révéler, mais comme un moment de production ou de construction de la subjectivité. Ce qu’ouvrait ainsi la conceptualité foucaldienne, c’était la possibilité de changer le prisme pour l’analyse : plutôt que de penser les échanges et les discussions de la préparation au mariage comme des moments de dévoilement de son intériorité – dont l’étude permettrait d’avoir accès aux pensées intimes des participants –, elle conduisait à penser ces échanges comme des dispositifs cadrant la constitution d’un certain rapport à soi et au monde [12].
Néanmoins, si la théorie de la subjectivation rendait possible d’adopter une nouvelle approche pour penser l’engagement subjectif dans l’action, il n’en demeurait pas moins que son application à des données de terrain ne s’est pas fait sans heurts. Mobiliser cette théorie obligeait en fait à s’interroger sur ses présupposés impensés et ses limites descriptives. À partir de l’analyse des actions réalisées tout au long de la préparation au mariage, il est ainsi devenu de plus en plus nécessaire de souligner certaines difficultés internes aux concepts foucaldiens qui devenaient visibles et palpables à partir de leur confrontation à des objets empiriques : le flou autour de la définition de la notion de « subjectivité », les limites d’une théorie construite pour analyser des archives historiques plus que des données issues de l’observation directe, ainsi que les zones d’ombre laissées par un concept qui, sous son apparente unité, articule en fait une pluralité de mécanismes hétérogènes. Dans mon travail de thèse, j’articule ainsi deux dimensions. D’une part, je cherche à proposer une analyse et une description ethnographiques de la séquence complexe qu’est le mariage catholique (et qui lie la préparation au mariage au rituel en tant que tel) en montrant comment l’engagement dans ces différentes actions participe à constituer la subjectivité des fiancés, conçue comme rapport au monde et à soi. D’autre part, l’enjeu de cette recherche est, à partir du terrain, de se demander dans quelle mesure il est possible de repenser le postulat qui fonde toute théorie de l’action – à savoir qu’un sujet est doué d’une intention qui s’exprime dans son acte. Une telle manière de faire permettrait, à notre sens, de revenir à nouveaux frais sur le problème commun à la philosophie de la subjectivation et à la théorie pragmatique du langage, et qui consiste à s’interroger sur les effets que les actes de discours peuvent avoir sur le réel, et sur une potentielle « force » interne au langage – ou « force du vrai » (Lorenzini 2017). Dans cet article, je propose de revenir plus particulièrement sur l’articulation que j’ai tracée entre, d’une part, la nécessité ethnographique de passer par une analyse en termes de subjectivation pour comprendre une dimension de l’efficacité rituelle, et, d’autre part, l’importance philosophique d’analyser le concept de subjectivation pour montrer que l’unité de son nom dissimule une pluralité de mécanismes qui constituent des processus cognitifs précis, qu’il est important de décrire dans leur spécificité.
Décrire les effets subjectifs du mariage à partir des pratiques discursives.
Lorsque j’ai commencé à me rendre à des soirées partage organisées par le CPM de Chambertin, j’ai été très frappée par l’exercice que les animateurs appellent « photolangage » [13], et qui ouvre chaque cycle de soirées. Alors qu’ils arrivent à leur première réunion CPM (qui a lieu chez les animateurs laïcs ou dans une salle mise à disposition par l’église), les fiancés (ils sont trois à six couples par séance) sont invités à s’asseoir autour d’une grande table, où ils trouvent préalablement installé un ensemble de 39 photographies, imprimées en un seul ou plusieurs exemplaires. Ce sont des impressions numériques d’images assez stéréotypées, qu’on trouve facilement sur internet : un couple marchant main dans la main sur une plage de sable blanc ; une famille nombreuse ; un couple de vieillards assis, complices, sur un banc ; une liasse de billets ; un doigt devant une bouche faisant signe de se taire ; un chemin de montagne menant vers l’horizon, etc.
Les premiers arrivés, installés autour de la table, commencent en général à regarder les photographies en attendant les couples retardataires. La session est ouverte par les animateurs, qui commencent toujours par un mot pour présenter les soirées-partage ; puis les consignes sont données pour lancer le « jeu » du photolangage [14]. La question posée est la suivante : « Quelle image illustre le mieux (1) ce qu’est pour moi le mariage, (2) ce que n’est pas le mariage pour moi ? » [15], et chaque participant est ensuite invité à justifier son choix. L’accent est mis sur le fait que le choix de la photographie est individuel – ce n’est pas un choix de couple – et qu’il doit faire l’objet d’une explication personnelle, les fiancés devant exprimer leur propre conception ou représentation du mariage en première personne. En ce sens, les discours produits par le photolangage semblent apparemment devoir être compris et analysés comme rapportant ou extériorisant un état subjectif interne. Cependant, les énoncés alors produits par les fiancés doivent-ils vraiment être envisagés comme des contenus propositionnels qui reflètent – et donc nous donnent accès à – leur intériorité ?
Lors de mes différentes participations à des sessions CPM, j’ai été interpellée par le contraste entre, d’une part, l’injonction faite aux fiancés à s’exprimer en première personne et à donner leur propre représentation du mariage, et, d’autre part, la dimension éminemment banale ou commune de leur propos. Comment expliquer cet apparent paradoxe ? Pour répondre à cette question, et pour tenter de comprendre pourquoi, d’une session CPM à l’autre, j’avais l’impression d’entendre toujours à peu près les mêmes discours alors même que les participants avaient changé, j’ai cherché à établir, pour cinq sessions (de janvier 2015 à avril 2016), quelles images avaient été sélectionnées par les fiancés, et les discours auxquels elles avaient à chaque fois donné lieu. Cela a permis de faire émerger un certain nombre d’éléments tout à fait centraux. Tout d’abord, sur les 39 photographies présentées, c’étaient toujours à peu près les mêmes qui étaient choisies. Sur les cinq séances auxquelles j’ai assisté, six images (soit 15% des images exposées) représentaient à elles seules 51% des illustrations choisies pour décrire ce qu’est le mariage : l’image représentant une famille de quatre personnes se tenant par la main a été choisie à six reprises, soit dans 13% des cas ; l’image représentant un couple de sexagénaires marchant dans la forêt a été choisie à cinq reprises, soit dans 10% des cas [16].
Ces régularités doivent nous amener à considérer que le choix des images ne s’appuie pas, finalement, sur une expression de l’intériorité singulière de chaque participant – sans quoi on observerait des écarts beaucoup plus importants dans la répartition du choix des photographies. Il semble plutôt que la régularité des thèmes choisis dépend de la rencontre entre deux facteurs : d’une part le choix des photographies opéré en amont par les animateurs du CPM [17] et d’autre part les représentations communes de ce qu’est le mariage et de ce qu’on suppose qu’ « il faut dire » sur le mariage. Ainsi, le fait que les images mises à disposition sont des représentations stéréotypées du mariage, fondées sur des oppositions binaires, et qu’elles soient associées à des idées dont les fiancés pensent qu’elles peuvent ou ne peuvent pas être formulées dans le contexte de la préparation au mariage représentent autant de facteurs qui permettent de comprendre la régularité observée dans les choix effectués.
Or, non seulement ce sont globalement toujours les mêmes images qui sont choisies, mais, plus encore, au cours des différentes sessions, lorsqu’une même photographie est sélectionnée, les mots et les trames narratives mobilisés par les fiancés pour justifier leur choix sont à peu près identiques – comme si, finalement, c’était l’image elle-même qui déterminait le discours sur le mariage, plus que la subjectivité des fiancés. Par exemple l’image représentée en figure 2, choisie quatre fois en cinq séances pour décrire ce qu’est le mariage, génère à peu près toujours les mêmes récits. À partir d’elle, les fiancés soulignent qu’« on ne sait pas où ça va », comme dans le mariage ; que le mariage « c’est l’affaire de toute une vie, tout un chemin dont on ne voit pas le bout » ; que la vie c’est « prendre le même chemin ensemble » [18]. Est ainsi systématiquement associé à la représentation du mariage le lexique du cheminement, comme cela apparaît dans le nuage de mots réalisé à partir de l’ensemble des justifications associées à la photographie sur les cinq séances (figure 3) : cette image fait ainsi apparaître une métaphore qui devient ensuite centrale dans les discussions qui émergent du photolangage.
Les régularités émergeant ainsi dans les justifications des fiancés d’une session à l’autre m’ont donc progressivement amenée à considérer que l’énonciation du discours apparemment personnel et subjectif que devait susciter le photolangage s’apparentait en fait à la formulation explicite de stéréotypes préalablement constitués par l’agencement et le contenu des photographies. Dans ce cadre, les images constituent donc moins un support pour parler en première personne et pour ressaisir sa vision du monde dans son choix qu’elles n’incarnent un guide pour organiser son propos, dans la mesure où elles mettent en scène des thématiques et des motifs à l’intérieur desquels les fiancés peuvent facilement broder une interprétation. En tant qu’elles médiatisent la prise de parole et l’échange, les photographies ne fournissent pas seulement un tremplin à la prise de parole, mais lui donnent ses motifs et l’organisent.
Il semble ainsi que ce qui se joue dans cet exercice collectif réside moins dans une expression de l’opinion singulière des futurs mariés que dans l’investissement d’énoncés-type par ces derniers. Le dispositif qu’est le photolangage oriente et détermine la production d’énoncés à partir de l’intrication de plusieurs éléments : (1) les consignes données par les animateurs CPM, qui font choisir une photographie pour mettre en mots une représentation personnelle du mariage ; (2) la mise à disposition de certaines images choisies par les animateurs en tant qu’elles incarnent des métaphores communément admises sur le mariage ; et (3) le fait qu’il faille prendre la parole en première personne, non seulement devant son ou sa fiancé(e), mais aussi devant des gens inconnus – animateurs et autres couples – auxquels on a tendance à attribuer certaines idées sur le mariage. L’étude même des conditions qui président à la production des énoncés doit ainsi empêcher de prendre en charge leur seul contenu discursif, et surtout de l’envisager comme révélateur d’une subjectivité préconstituée. Le photolangage ne permet pas tant aux fiancés d’extérioriser des idées intimes et personnelles qu’ils auraient préalablement sur le mariage et qui auraient justifié leur désir de se marier, qu’il ne les amène bien plutôt à endosser en première personne des idées, règles ou maximes générales sur le mariage. Et c’est parce qu’il formule un énoncé en première personne en suivant des règles et des contraintes qui lui sont extérieures, que l’énonciateur doit ensuite s’approprier cette vérité, la faire sienne, c’est-à-dire de se transformer pour devenir le sujet dont le mode de vie le rend capable d’avoir en première personne les idées qu’il a présentées lors de la préparation au mariage.
Mon hypothèse est donc que la préparation au mariage propose un ensemble d’activités de verbalisation qui se présentent comme un temps d’expression libre au moment même où elles façonnent en fait cette expression ; c’est en ce sens qu’elles constituent, structurent ou organisent la subjectivité, notamment en faisant acquérir aux fiancés un certain nombre d’images, de termes et de métaphores qui leur permettent de narrer – et donc de se rapporter à – leur expérience. Cela est apparu de manière particulièrement claire au cours d’un entretien avec Sylvia et Marc-Antoine, quelques mois après leur mariage, alors que nous revenions ensemble sur les souvenirs qu’ils avaient gardés de leur préparation.
Sylvia – Je me rappelle d’une image que j’avais choisie quand on avait fait le jeu des images. […] Et parmi les photos, je me rappelle plus les autres, mais j’en avais choisie une où c’était en gros un chemin en montagne, qui était d’une forme bizarre, on ne voyait pas la fin du chemin, enfin bon bref. Et je me disais en gros : « je m’en fous du chemin parce que de toute façon je suis avec Marc », et c’est un peu ce que je me dis maintenant mais… j’avais pas fait le lien avec l’image, du coup je le fais que maintenant. En tout cas, en ce moment, c’est ce que je me dis. Franchement, n’importe où on ira… [19]
On voit ainsi que ce sont les images utilisées pour décrire une certaine représentation du mariage qui sont ensuite mobilisées pour à la fois rendre compte de son expérience, et pour prendre certaines décisions ou pour adopter tel ou tel comportement [20]. Si le photolangage force ainsi l’individu à effectuer un travail réflexif pour s’approprier ses énoncés et en devenir l’auteur, c’est dans la mesure où des consignes, des techniques, et un certain contexte interactionnel parasitent la dimension expressive des énoncés produits tout en s’en réclamant. Parler de constitution du sujet, c’est donc renvoyer ici à un processus au cours duquel les individus sont amenés à investir des catégories de pensée et des trames narratives qui constituent autant de schèmes pour encoder leur expérience, la mettre en forme et lui donner un sens.
Pour décrire de manière fine cette constitution du sujet – et ce que peut désigner, dans ce cadre, la notion de « sujet » –, il est nécessaire de mobiliser une conceptualité qui permet de rendre compte du fait que lorsqu’un individu dit des choses, il n’exprime pas nécessairement sa subjectivité, mais est plutôt en train de la former. C’est là un problème sur la valeur des actes discursifs – à savoir : comment un individu se constitue dans son énonciation – qui nécessitait d’être ressaisi théoriquement. Or c’est précisément ce type de liaison entre l’individu et son acte que Foucault a cherché à thématiser à partir de la notion de subjectivation : l’enjeu est pour lui de montrer que certaines pratiques – discursives ou non – participent à modifier le mode d’être du sujet, la manière dont ce dernier se rapporte à lui-même et au monde. Ainsi, par exemple, lorsque Foucault analyse l’aveu chrétien, il propose de l’envisager, non pas seulement comme la simple expression d’une vérité intime qu’on détiendrait déjà et qu’on garderait cachée au fond de soi (Foucault 2012a, p. 303), mais comme un acte verbal singulier, qui consiste non seulement à produire une vérité qui n’existait pas auparavant, mais aussi à transformer le sujet qui la met en mot : « l’aveu est un acte verbal par lequel le sujet pose une affirmation sur ce qu’il est, se lie à cette vérité, se place dans un rapport de dépendance à l’égard d’autrui, et modifie en même temps le rapport qu’il a à lui-même. » (Foucault 2012b, p. 7) Ce que montre ainsi Foucault à travers le modèle de l’aveu, c’est que la mise en discours ne revient jamais seulement à exprimer ou révéler dans une forme verbale des contenus mentaux constituant déjà la subjectivité. Au contraire : ce que révèle l’aveu, c’est que la technique qui organise la verbalisation détermine, plus encore que la subjectivité, le discours produit – discours à l’égard duquel le sujet devra ensuite produire un acte d’acquiescement (Chevallier 2013, p. 57) puis accepter de s’identifier. Foucault désigne l’engagement et la transformation subjectifs produits par la mise en discours par le terme de subjectivation : il s’agit de « la formation d’un rapport défini de soi à soi », de l’accès « à un certain rapport de soi à soi » qui se constitue dans certaines pratiques discursives singulières (Foucault 2012a, p. 227).
Pour comprendre les mécanismes de la subjectivation, il est donc plus décisif de prendre en charge les procédés qui orientent et codent la mise en discours que le contenu même de ces discours : il s’agit en effet d’établir une corrélation entre les dispositifs qui contraignent la mise en forme des énoncés et le type d’effets que ceux-ci produisent sur le sujet qui les énonce [21]. Foucault ouvre donc la possibilité de décrire la formulation d’énoncés ou de préceptes comme des pratiques à proprement parler, pratiques qui, si elles sont bien analysées, permettent de comprendre comment se constitue la subjectivité.
La mobilisation de la grille de lecture foucaldienne permet ainsi d’envisager que les exercices comme le photolangage sont des pratiques à proprement parler, qu’ils ne doivent pas être compris uniquement comme des discours, mais comme « la forme même d’une expérience » (Foucault 2014, p. 233), c’est-à-dire comme impliquant une transformation de soi pour devenir pleinement l’auteur de son propre discours, pour le faire sien.
On peut donc comprendre la préparation au mariage sous un nouvel angle. Si celle-ci consiste en un ensemble d’actes discursifs, il serait réducteur de les lire à travers la triade expression / transmission / intériorisation – expression, de la part des fiancés, des idées intimes qu’ils possèdent sur le mariage ; transmission, par les animateurs des séances, de contenus idéels sur le mariage ; intériorisation par les fiancés de ces idées sur le mode de l’adhésion. On peut plutôt envisager la préparation au mariage comme la multiplication d’actes de parole qui sont autant de moments de subjectivation, de pratiques par lesquelles le sujet est amené à opérer sur lui des transformations pour « faire sienne la vérité, devenir sujet d’énonciation du discours vrai [22] » (Foucault 2001b, p. 317). Tout l’enjeu est donc que les fiancés sont amenés, dans des dispositifs complexes qui organisent le propos sans le contraindre à proprement parler, à formuler en première personne un certain nombre d’idées supposées nécessaires à une réussite du mariage, de telle sorte que c’est ensuite au « je » qui les a formulées de se transformer pour devenir la personnalité susceptible de prononcer de tels énoncés.
Dans quelle mesure ce recours à l’interdisciplinarité et la requalification des activités associées à la préparation au mariage comme modes de subjectivation sont-ils heuristiques pour une analyse du rituel ? Cela permet de comprendre qu’une dimension tout à fait importante de l’efficacité du rituel réside dans la transformation subjective qu’il implique. Tout l’enjeu de la préparation au mariage est ainsi de « produire » ou « constituer » le sujet qui sera susceptible d’avoir une union conforme à celle valorisée par l’Église catholique – union basée sur quatre préceptes essentiels, fidélité, liberté, indissolubilité et fécondité, qui sont les piliers du mariage. Ces quatre piliers peuvent, a priori, représenter des sortes de « signifiants flottants » (Lévi-Strauss 2012, 53‑54) pour les fiancés : soit ces derniers n’en connaissent pas la signification (c’est souvent le cas pour l’indissolubilité [23]), soit ils leur associent un sens différent de celui que véhicule l’Église [24]. Pour que le mariage soit effectif, les époux doivent donc accepter de se conformer à des piliers qui, au moment de leur engagement dans le mariage, ne sont pour eux que des idées floues. De ce point de vue, la préparation au mariage apparaît comme un ensemble de techniques destinées non seulement à faire connaître aux fiancés la nature de leur futur engagement et le sens qu’ils doivent lui associer, mais aussi à leur donner des outils pour avoir les dispositions subjectives leur permettant d’adopter le mode de vie supposé par ce type d’engagement. L’enjeu de ces exercices de verbalisation est ainsi de constituer le « couple chrétien » susceptible de vivre le mariage selon les préceptes de l’Église.
Ce schéma d’analyse permet aussi de comprendre la manière dont les futurs époux peuvent se reconnaître comme les auteurs des énoncés – pourtant prescrits – qu’ils prononceront le jour de la célébration. En effet, le rite de mariage, dont la forme est codifiée par le Rituel romain de la célébration du mariage (Congrégation pour le Culte Divin et la Discipline des Sacrements 2005), suppose que les fiancés énoncent un certain nombre de formules – ils ont le choix entre plusieurs formules, mais doivent nécessairement sélectionner l’une d’entre elles – qu’ils n’ont pas choisies. Cela permet de voir émerger une tension tout à fait significative de la structure des rituels [25] : alors même que les énoncés prononcés par les époux semblent, dans leur contenu même, devoir révéler leurs intentions les plus personnelles, leur forme est en réalité prescrite, et ils ne varient pas d’un mariage à l’autre, contrairement aux protagonistes du rituel. C’est particulièrement visible dans le cas de l’échange des consentements : alors même qu’il est supposé affirmer la décision intime de s’engager de manière durable dans une relation d’amour, sa forme est en fait totalement « standardisée » (Congrégation pour le Culte Divin et la Discipline des Sacrements 2005, p. 38‑42). La subjectivation du discours qui a lieu tout au long de la préparation au mariage peut alors être comprise comme une manière de constituer une subjectivité susceptible de se sentir réellement auteur de ces énoncés rituels. De ce point de vue, il devient nécessaire de penser la préparation au mariage et la cérémonie elle-même comme deux phases indissociables et complémentaires du rituel : c’est l’engagement dans la première qui permet de produire le sujet à même d’être affecté par la seconde.
On comprend ainsi pourquoi le rituel de mariage catholique ne redouble pas inutilement le mariage civil : la préparation au mariage a des effets dans la mesure où elle participe à former la subjectivité – ce qui, par contraste, n’est pas du tout un des effets possibles du mariage civil, qui ne comporte pas ou très peu cette dimension préparatoire. Pour le dire de manière synthétique : si le mariage civil opère une transformation sociale et juridique, en modifiant le statut des individus et en leur conférant de nouveaux droits et devoirs [26], le mariage catholique a, lui, une effectivité tout à fait singulière dans la mesure où il transforme la subjectivité des personnes qui s’y engagent [27]. L’efficacité rituelle du mariage catholique repose ainsi largement sur la portée subjectivante de la préparation au mariage, qui déploie de nombreuses activités qui, à l’image du photolangage, permettent aux fiancés d’acquérir des schèmes narratifs et des champs lexicaux qui les amènent à décrire, penser et juger leur propre expérience sous un nouveau jour. C’est en ce sens qu’on peut dire que la préparation au mariage – et sa conclusion dans la cérémonie religieuse – transforme le point de vue des fiancés sur eux-mêmes, leur couple et le monde, de sorte qu’ils envisagent de manière différente leur engagement dans des actions futures et finissent ainsi par prendre des décisions qui tranchent par rapport à leur mode de vie passé (ils choisissent de déménager, avoir un enfant, changer de travail ou de nom, etc.) Cela a été particulièrement palpable lors d’entretiens menés avec les couples à l’issue de leur mariage : ces derniers mettaient ainsi en valeur que leur union avait entrainé une transformation de leur identité de couple, un bouleversement dans leur manière de voir les choses, qui leur avaient permis de repenser leur mode de vie et d’en changer.
Sylvia – Et il y a plein de trucs, il y a plein de choix qu’on n’aurait pas pu faire avant. Genre là le fait que je quitte mon boulot, je pense que je ne l’aurais pas fait avant, pas pareil, enfin… […] On s’est marié… Bon, c’était quand même il y a vraiment moins d’un an et clairement on est en train d’essayer de faire des choix qui nous correspondent mieux, et je pense qu’on ne l’aurait pas fait sinon. […]
Marc-Antoine – Nan, ça a changé quand même pas mal de choses ! Enfin, ça change la manière dont on voit les choses [28].
De ce point de vue, on peut dire que le mariage catholique a bien une effectivité propre, dans la mesure où il constitue ce qu’on peut désigner comme une « technique du soi » au sens foucaldien, à savoir un ensemble « de procédures réfléchies, élaborées, systématisées qu’on enseigne aux individus de manière [à ce] qu’ils puissent, par la gestion de leur propre vie, le contrôle et la transformation de soi par soi, atteindre à un certain mode d’être » (Foucault 2014, p. 37). Une telle perspective permet de cerner que l’efficacité rituelle propre au mariage repose sur l’articulation entre la subjectivation – transformation du rapport à soi dans des actes de discours singuliers – et l’acquisition d’une manière d’être, de principes de comportement et de vie.
Redéfinir le concept de subjectivation au prisme de l’enquête de terrain.
Si la mobilisation des concepts foucaldiens a représenté, dans le cadre de la réflexion sur les données issues de l’enquête ethnographique, un outil décisif pour parvenir à produire un nouveau modèle d’analyse de l’efficacité rituelle, cette démarche a néanmoins rendu nécessaire une réflexion critique sur la conceptualité foucaldienne. Les concepts du philosophe ne s’appliquaient jamais de manière totale et sans reste aux observations de terrain. Mais c’était précisément ce reste, ce qui était en « supplément » ou « en excès » qui devenait alors signifiant pour l’analyse : dans quelle mesure les pratiques concrètes échappaient-elles à la grille analytique de Foucault et permettaient-elles de revenir de manière critique sur la définition des concepts utilisés ?
Le concept de subjectivation apparaît, chez Foucault, dans le cadre d’une réflexion sur le rapport entre l’existence de régimes de vérité – et des actes de vérité qu’ils déterminent – et la formation de la subjectivité. Ce rapport est régulièrement rappelé par Foucault : « La subjectivité est conçue comme ce qui se constitue et se transforme dans le rapport qu’elle a à sa propre vérité. Pas de théorie du sujet indépendante du rapport à la vérité » (Foucault 2014, p. 15). C’est parce que la subjectivité ne peut être pensée sans vérité qu’elle ne peut être analysée indépendamment d’un « système d’obligations » (Foucault 2014, p. 15) qui code et organise le discours [29]. C’est notamment pour cette raison que Foucault étudie moins des pratiques discursives à proprement parler que les procédures qui encodent ces pratiques, et qui sont établies textuellement. Si Foucault ne confond pas les dispositifs tels qu’ils sont établis dans les textes avec les dispositifs concrets mis en place dans la pratique [30], il n’en demeure pas moins que les conclusions sur la subjectivation qu’il obtient à partir de la lecture des textes ne peuvent être exactement de la même nature que des conclusions tirées d’une observation proprement ethnographique. Quelles modifications fait-on alors subir au concept de subjectivation lorsqu’on prend au pied de la lettre la proposition de Foucault : « Il y aurait peut-être à faire toute une ethnologie du dire vrai » (Foucault 2012b, p. 3) ?
À travers le concept de subjectivation, c’est un lien [31] que Foucault opère, entre d’un côté l’acte de vérité et de l’autre la production du sujet : « Un régime de vérité décrit alors l’activité par laquelle un sujet doit s’établir lui-même dans un rapport approprié à une certaine vérité. » (Chevallier 2013, p. 58) Ce lien, il le formule à chaque fois par des verbes – dont la forme est souvent réfléchie : il s’agit ainsi de voir comment, dans le rapport à la vérité, s’établit, se constitue, se lie un sujet. Mais les mécanismes concrets que désignent ces verbes ne sont pas explicités. L’hypothèse qui a émergé de la confrontation de la conceptualité foucaldienne au terrain ethnographique est que c’est l’observation concrète de l’ensemble des dispositifs techniques et des logiques interactionnelles qui constituent les pratiques qui permet de déterminer sur quel mode s’opère cette liaison entre les actes de vérité et la subjectivité, ou à quels mécanismes renvoient en réalité les verbes utilisés par le philosophe. Il s’agit donc de spécifier ce que peut désigner le concept assez énigmatique de « force du vrai » (Foucault 2012a, p. 98) : comment le vrai agit-il sur les sujets et que faut-il entendre en ce cas par « vrai » ?
Dans les pratiques discursives empiriques, il est impossible de penser la subjectivation à partir d’une simple dyade vrai / subjectivité. Comme on l’a vu plus haut avec l’exemple du photolangage, ce sont les techniques concrètes mises en place pour organiser la production des discours qui lient fondamentalement le sujet à ses énoncés. En effet, les énoncés découlant de la réalisation du photolangage n’auraient pas la même force subjectivante s’ils n’étaient le produit d’une sorte de double bind (Bateson 2008, p. 15‑16) : injonction à s’exprimer en première personne et à formuler un avis personnel ; injonction à le faire à partir de photographies représentant des clichés associés au mariage. C’est la nature du dispositif qui organise le discours qui permet l’apparition d’énoncés singuliers – qui ne sont ni tout à fait l’expression de l’intériorité du sujet, ni tout à fait des énoncés prescrits ou contraints –, énoncés dont la nature particulière génère un travail réflexif du sujet pour s’approprier ces énoncés, pour se transformer de sorte à en devenir pleinement l’auteur. La dimension subjectivante des actes de vérité tient ainsi aux médiations qui organisent ces derniers : c’est précisément parce que l’énoncé n’est pas la production du seul sujet, qu’il est au contraire déterminé par une série de techniques, de consignes, de relations, qu’il implique ensuite, de la part du sujet, un travail d’appropriation pour se lier à lui. Il semble en ce sens que l’étude de ces médiations pratiques permet de résoudre ce qui demeure une tension interne à l’œuvre de Foucault et que résume ainsi Philippe Chevallier :
« La force propre à un régime de vérité et le mode d’assujettissement seraient équivalents si le sujet se contraignait absolument et exclusivement lui-même – mais n’est-ce pas trop lui accorder ? Il faut reconnaître que Foucault use fréquemment, à compter du cours de 1980, de verbes pronominaux pour décrire ces actes de vérité qu’il appelle “actes réfléchis” (“se constituer”, “se lier”, etc.), faisant du sujet l’agent du lien. Mais un régime de vérité n’en désigne pas moins “ce qui contraint les individus à certains actes de vérité” ou encore “l’ensemble des procédés et institutions par lesquels les individus sont engagés et contraints à poser […] des actes bien définis de vérité” [32]. Nous retrouvons bien là un tiers (“procédés”, “institutions”) qui oblige de l’extérieur. » (Chevallier 2013, p. 63)
Philippe Chevallier met ainsi en évidence l’incertitude qui demeure quant à la nature de la « force du vrai » dans l’œuvre de Foucault. Cette force du vrai ne peut être comprise comme une pure contrainte : elle n’est pas l’effet d’un pouvoir qui imposerait de l’extérieur au sujet des énoncés dans lesquels il devrait ensuite se reconnaître ; elle implique au contraire le fait que le sujet se sente l’auteur libre de ces énoncés. Mais elle ne peut pas être comprise non plus comme étant un choix libre du sujet : cela masquerait le fait qu’il existe, dans un contexte pratique donné, des similitudes entre les énoncés alors que les sujets d’énonciation ne sont pas les mêmes – ce qui montre bien que le lien entre le sujet et son énoncé ne dépend pas que de lui. Pour comprendre les modes de subjectivation, il est donc d’abord nécessaire de prendre pour point de départ les dispositifs et médiations qui organisent la production discursive, et qui déterminent le type de liaison – réappropriation, transformation de soi, acquisition d’un nouveau point de vue ou d’un nouveau comportement – que le sujet sera amené à opérer pour pouvoir devenir pleinement l’auteur de ses énoncés.
Cela devient tout à fait manifeste lorsqu’on analyse les différents dispositifs qui sont mis en place tout au long de la préparation au mariage. Ainsi, si toutes les activités sont, à première vue, organisées sur le même modèle – elles se présentent comme des exercices de verbalisation subjectivants –, une étude approfondie permet néanmoins de constater qu’elles reposent en réalité sur des consignes et des techniques de mise en mots très différentes. Pour mettre cela en valeur, je voudrais présenter deux autres activités faites durant la préparation au mariage, afin de les comparer au dispositif de verbalisation qu’incarne le photolangage.
Au CPM de Chambertin, l’une des activités centrales des sessions de couples consiste en une longue réflexion sur les piliers du mariage. Le dispositif est le suivant : chaque fiancé est invité à piocher un papier, sur lequel est écrit le nom d’un des piliers du mariage. Puis les animateurs demandent aux fiancés qui ont tiré le même papier d’échanger autour des idées qu’ils associent spontanément à ce mot. Ce sont les animateurs qui concluent la discussion en proposant une définition plus générale du pilier, qui associe le sens personnel que les fiancés ont donné au mot à des éléments de la définition théorique qu’en donne l’Église. S’opère ainsi un travail sur la signification du mot tout à fait particulier : les fiancés ne se voient pas seulement transmettre une définition catholique de ces notions, ils participent à son élaboration – mais d’une manière tout à fait particulière, dans la mesure où à la signification qu’ils associent spontanément à la notion est immédiatement entremêlé un sens spécifique à l’Église. Cela a une double conséquence : d’une part, les fiancés apprennent progressivement à mobiliser une série de termes – pardon, indissolubilité, fidélité, liberté, etc. – dans un sens qui diffère légèrement de leur usage courant ; d’autre part, tout au long de leur préparation, on observe que les fiancés emploient de plus en plus les mots concernés dans ce nouveau sens. Cet exercice est donc fondé sur un dispositif tout à fait particulier : il propose à la fois un travail de définition supposément personnel et libre, mais en réalité tout à fait guidé, qui permet de transmettre aux fiancés de nouvelles catégories pour décrire leur expérience et qui va constituer des points de repère à partir desquels on les amènera désormais à organiser leur propre narration de soi. Le mode de subjectivation propre à cet acte de vérité n’est pas le même que dans le cas du photolangage : c’est la transmission d’un certain nombre de catégories et de schèmes narratifs pour organiser et narrer sa propre expérience qui est ici en jeu. Cela n’est pas sans effet sur la nature de l’expérience elle-même : parce qu’ils sont amenés à la mettre en forme à travers de nouvelles notions, catégories, valeurs, les fiancés modifient le rapport même qu’ils entretiennent à leur propre expérience. Ils acquièrent ainsi ce que Foucault appelle « une certaine modalité d’expérience » (Foucault 2014, p. 37) : c’est-à-dire un certain rapport à son existence ordonné par l’émergence de catégories qui change la nature même de cette expérience [33]. Dans ce cas, donc, et par contraste avec le photolangage, la dimension subjectivante ne réside pas dans la transformation de soi nécessaire pour devenir pleinement l’auteur des énoncés, mais dans la reconfiguration du rapport qu’on lie à sa propre expérience, la manière dont on la met en forme.
La préparation au mariage ne se résume par ailleurs pas aux séances proposées par le CPM. À cela s’ajoute la préparation conduite par le prêtre préparateur, qui, à Chambertin, peut être menée soit avec un couple, soit avec plusieurs couples. De 2014 à 2016, j’ai pu suivre deux années de préparation organisées par le Père François, qui consistent en une séance préparatoire, puis quatre séances consacrées, chacune, à un pilier du mariage ; l’année se clôt par une réunion en tête à tête avec le couple, où celui-ci présente au prêtre sa lettre d’intention, nécessaire pour que le mariage puisse avoir lieu. Les quatre séances dédiées à un pilier fonctionnent toujours sur le même modèle : le prêtre a préalablement distribué aux fiancés un fascicule de quatre pages – sur la première, il y a un texte issu de l’Ancien ou du Nouveau Testament, sur les deux suivantes, un questionnaire sur le pilier concerné, et sur la dernière, une prière. Les fiancés sont invités à préparer le questionnaire chez eux, après avoir lu le texte. Pendant la séance, le prêtre propose une lecture puis une discussion collective du texte, à l’issue de quoi, presque tout le reste de la séance sera consacré à une discussion à partir des réponses de chacun au questionnaire. La séance se clôt par la prière collective. Le fascicule donné aux fiancés est une médiation tout à fait centrale pour la verbalisation des fiancés : si les fiancés sont censés exprimer de manière authentique et honnête leurs désirs, leurs représentations et leurs sentiments sur leur couple et le mariage, ils ne le font jamais que dans le cadre préalablement établi par les questions qui leur sont posées. Or ces questionnaires sont constitués d’une manière très particulière : lors des premières séances, les questions portent sur les désirs de chaque membre du couple et impliquent une réponse en première personne du singulier. Ainsi, lors de la première séance, qui porte sur la liberté, les fiancés sont enjoints à dire ce qu’ils aiment ou aiment moins chez leur conjoint, à formuler les conceptions qu’ils ont de la vie ou leur rapport à la croyance. Les questions sont orientées autour du « je » et du « tu » plutôt que du « nous » [34]. Les fiancés sont ainsi amenés à présenter leur point de vue personnel sur leur couple, la vie ou la foi – il est même explicitement précisé par le prêtre qu’il est nécessaire que chacun présente son propre point de vue pour pouvoir le confronter à celui de l’autre :
Le père François présente succinctement les enjeux de la question aux couples présents. Il rappelle que nos idées sur la vie viennent largement de notre entourage, et que, lorsque l’on se marie, on amène avec soi sa propre conception de la vie. On peut donc distinguer les conceptions personnelles de chacun de celles du couple – la question qui se pose est de savoir s’il y a un accord entre les conceptions de la vie de chacun [35].
En revanche, plus les séances avancent, plus les fiancés sont amenés à ne plus mobiliser le « je », mais le « nous », et à produire un discours de couple. Ainsi, lors de la dernière séance, qui porte sur la fécondité, seule une question est formulée en première personne du singulier (« Est-ce que je me sens prêt à transmettre la vie ? »), contre sept formulées en première personne du pluriel (« Combien d’enfants souhaiterions-nous avoir ? »). Un tel changement n’a rien d’anodin : puisque les fiancés doivent préparer les questions chez eux, ils sont amenés à opérer un certain nombre de négociations pour passer de leur point de vue individuel à la production d’un point de vue de couple sur ces questions [36]. Le format même des questions – ainsi que la manière dont le prêtre présente les questions et aide à en comprendre les enjeux – a donc un impact décisif sur le type de production discursive des fiancés. Dans le cas des questionnaires qu’on vient d’étudier, il apparaît que le type de médiation mis en place pour organiser la formulation d’énoncés n’est pas du tout le même que dans le cas du photolangage ou de la réflexion sur le sens des piliers : le dispositif mis en place amène les fiancés à produire un discours « de couple », en première personne du pluriel. La dimension subjectivante n’est donc plus fondamentalement la même : les énoncés produits amènent les fiancés à adopter un point de vue commun ou de couple sur la vie, et à se transformer pour devenir, non plus un « soi », mais bien plutôt les membres d’un « nous ».
Ces différents exemples semblent ainsi mettre en valeur la nécessité de passer par une observation concrète des pratiques, des dispositifs qu’elles mettent en place et des interactions qu’elles organisent, pour bien cerner la pluralité des modes de subjectivation à l’œuvre, ainsi que les modalités de constitution du sujet, ce terme désignant en réalité des dynamiques extrêmement diverses. Dans le cas précis du christianisme, une étude fine des pratiques rituelles et des actes de vérité mis en place permettrait même de mieux comprendre l’articulation entre ce que Foucault distingue comme deux types d’actes de vérité hétérogènes : l’acte de foi et l’aveu (Foucault 2012a, p. 100) [37]. Il semble en effet qu’une étude de l’ensemble des pratiques discursives organisées lors de la préparation au mariage permettra de mettre en valeur que la foi ou croyance, telle qu’elle est formée dans les engagements pratiques des fidèles, relève moins de l’adhésion à des contenus idéels – le dogme – qu’elle ne passe par une certaine manière de se narrer, de décrire le monde et d’être affecté par lui. Une des hypothèses qui émerge ainsi de ce travail est donc qu’une telle réflexion sur la subjectivation permet aussi de mener plus loin une réflexion critique sur la croyance, généralement envisagée – parce qu’elle a été pensée à partir du modèle du credo – comme acte de foi ou « acceptation-engagement » (Foucault 2012a, p. 100). En effet, les entretiens que j’ai menés avec les fiancés à l’issue de leur mariage ont mis en lumière une corrélation entre la transformation de leur point de vue sur leur expérience et sur le monde et la manière dont ils se vivent comme croyants :
Stéphanie [parlant d’une conversation avec une collègue] – Oui, mais j’ai pas que réfléchi, j’ai l’impression que mon regard a changé un petit peu. […] On parlait de la place de la religion dans le mariage. Et c’était ça qui a changé. C’est qu’avant, j’y accordais pas de place. Et maintenant je lui donne une place. […]
Xavier – Après, c’est vrai que t’étais quand même très éloignée de la religion, et les questions qu’a posées le prêtre étaient tournées autour du couple, mais en rapport avec la religion. Donc peut-être que maintenant t’arrives à associer certaines idées à la religion. […] De Dieu, de Jésus, de l’amour, de cette religion que tu n’avais pas avant parce que tu t’étais jamais posé les questions en relation avec la religion. C’est peut-être ça, tout simplement, en fait.
Stéphanie – Peut-être oui. Et donc c’est vrai que ça a donné un visage que j’avais pas sur la religion.
Xavier – Ça te change rien par rapport à l’amour que tu peux ressentir pour untel ou untel, ou ta vision des choses par rapport à, j’en sais rien, certaines idées. Mais simplement, maintenant que tu t’es posé, ou qu’on t’a posé les questions, avec un lien avec Dieu et la religion, bah maintenant tu peux les associer [38].
La manière dont Stéphanie met en valeur le rapport entre la transformation de son propre regard et la transformation de son rapport à la religion permet de voir que la forme de subjectivation rendue possible par l’engagement dans la préparation au mariage n’est pas dissociable de la question de la foi, et permet au contraire de penser celle-ci moins comme une adhésion que comme un processus actif de la part du sujet, qui lui permet de réorganiser son expérience dans les schèmes que lui a transmis l’Église catholique. De ce point de vue, le verbe « associer », mobilisé par Xavier, est particulièrement intéressant pour comprendre que, dans la préparation au mariage, s’opère une double transformation : à la fois une transformation de la subjectivité dans la manière dont le sujet est amené à se constituer dans des énoncés dont la forme et le contenu lui échappent partiellement et qu’il doit se réapproprier ; et dans le fait que le sujet ainsi produit est plus à même de lier son expérience personnelle à des valeurs ou des catégories propres au dogme catholique.
Si, à première vue, la préparation au mariage n’est rien d’autre qu’un enchaînement de discours sur soi et sur le couple, elle peut être comprise, à travers un prisme foucaldien, comme une pratique éminemment subjectivante – c’est-à-dire, non pas comme une pratique où un sujet déjà constitué choisit de s’engager et de s’exprimer, mais comme une pratique objectivement codée et organisée qui participe à constituer bien plus qu’à refléter la subjectivité de celui qui s’y engage. Une telle manière d’envisager les choses permet, ethnographiquement, de voir apparaître un certain nombre d’aspects parfois laissés dans l’ombre par l’analyse ethnologique. Si tout un pan des analyses rituelles met en effet en valeur qu’on peut envisager le rituel « comme une expérience fondée sur la mise en forme et en acte de relations spéciales » (Houseman 2012, 181) – ce qui permet alors de lui attribuer une forme d’efficacité qui ne se réduirait ni à l’efficacité symbolique, ni à l’efficacité de l’attribution d’un nouveau statu – ; il demeure néanmoins une sorte de flottement dans la qualification de ce type d’efficacité, dans la mesure où la nature de l’ « expérience » ainsi désignée reste largement sous-déterminée. Philosophiquement, une telle démarche permet, à partir de l’étude de la multiplicité des types d’actions subjectivantes, de déterminer les différents mécanismes qui sont en jeu dans ce qu’on peut désigner généralement comme un processus de « constitution du sujet ». L’intérêt de confronter la production conceptuelle philosophique à une enquête de terrain est donc de montrer que le concept de subjectivation est moins descriptif qu’il ne fournit un paradigme général pour l’analyse : s’il offre la possibilité de penser un sujet qui serait formé par ses actions plus qu’il ne les formerait lui-même, son unité apparente doit faire l’objet d’un travail de déconstruction, afin de montrer qu’une multiplicité de processus cognitifs et pratiques, présents à différents degrés dans différents contextes d’action, participent conjointement à former ce qu’on désigne comme « la subjectivité ». Un tel travail de déconstruction permettra ainsi, à terme, de clarifier les différents modes de subjectivation à l’œuvre dans les diverses pratiques sociales. Enfin, confronter le concept de subjectivation à l’enquête empirique permet de saisir de manière plus fine ce qu’il est possible de mettre derrière le concept parfois trop général de subjectivité, en montrant notamment que celle-ci n’est, justement, pas proprement « subjective » ou individuelle, mais dépend largement de l’intériorisation et la mobilisation de trames narratives, de champs lexicaux et de grilles de sens qui organisent une certaine manière de se vivre.