Même si une série de publications récentes (notamment plusieurs numéros spéciaux de revues) témoignent d’une progressive légitimité du sujet, la question du tourisme a connu dans les sciences humaines françaises un démarrage difficile. Sans en retracer l’historique, je voudrais m’attarder sur l’un des facteurs explicatifs de cet essor laborieux, que ce soit en sociologie (Réau, 2007) ou en anthropologie (Doquet et Evrard, 2008). Le poids de la théorie de l’impact, dominante dans l’avènement des recherches sur le tourisme, traverse encore actuellement bon nombre de recherches, et même celles qui prétendent s’en défendre. La perspective économiste a présidé l’appréhension du tourisme comme objet scientifique. Sa promotion par les organismes internationaux comme facteur de développement a rationalisé sa complexité en termes de coûts (importants bénéfices économiques, moindres coûts culturels) et cette dichotomie de l’économie et de la culture s’est conjuguée avec d’autres couples d’oppositions tel celui de visiteurs-visités. Une représentation du tourisme en ces termes a ainsi longtemps persisté, favorisée par d’autres oppositions classiques de l’anthropologie (sociétés froides-chaudes, tradition-modernité…). Le tourisme a en ce sens été perçu comme un élément perturbateur, voire destructeur pour les cultures sans défense. Si le paradigme de l’impact a par suite fait place à un discours de la résistance accompagnant l’avènement d’un bon tourisme (Cousin, 2008), le tourisme a toujours été considéré comme un élément étranger, déniant aux sociétés touristiques toute capacité d’initiative et d’action et les reléguant, selon l’expression de Jean Michaux, au statut de « réacteurs » (Picard et Michaux, 2001). L’emprise de la théorie de l’impact a laissé des traces dans la majorité des travaux francophones traitant du phénomène touristique. Certes, l’ouvrage précurseur de Michel Picard (1992) a révélé la notion de « culture touristique » en analysant la co-construction de la « balinité » dans l’interaction des Balinais avec le tourisme. Néanmoins, ce travail n’a pas connu le retentissement qu’il méritait et le paradigme de l’impact, en théorie dépassé, resurgit insidieusement dans la plupart des publications ultérieures. Il faut admettre que cette résurgence n’est pas propre à ce seul paradigme. La majorité des travaux à l’origine de la remise en cause de notions fondamentales de l’ethnologie et de l’anthropologie sociale — la tradition, l’ethnie, ou même la culture — a souvent eu recours à l’usage de ces notions dans les argumentations édifiées à leur encontre. Aussi, si le terme d’« impact » est banni dans les recherches adoptant une perspective constructiviste privilégiant les interactions culturelles et considérant le tourisme comme partie intégrante des cultures visitées, il reste difficile, en abordant les rapports visiteurs-visités, d’échapper à une dichotomie qui, à un moment où un autre, entraîne l’idée d’impact, ou tout au moins d’effets du tourisme sur les sociétés touristiques. La force de ce paradigme, fortement ancré dans le sens commun mais également, de façon plus modérée, dans les travaux anthropologiques, tient à plusieurs raisons. Elle ressort tout d’abord de configurations politiques qu’on ne saurait dénier. Longtemps décriés, puis masqués par les politiques institutionnelles internationales, les aspects néocoloniaux du tourisme et les déséquilibres qui les accompagnent ne sont pas éteints. Les inégalités économiques et sociales vis-à-vis des mobilités relativisent les visions optimistes qui font du tourisme un « formidable vecteur de paix » (Smith, 1989) ou de « mise en ordre bénéfique du monde » (Franklin, 2003). Parallèlement, la part de violence inhérente au tourisme, souvent symbolique mais parfois aussi physique (Evrard, 2006), relève de formes de domination et de contrôle qui peuvent justifier l’appréhension des interactions en terme d’impacts. L’analyse de la rencontre touristique, et donc de la relation entre visiteurs et visités, ne peut en effet occulter ces inégalités. Les décalages économiques et le droit à la mobilité témoignent de rapports de force où l’imposition et la soumission font sens. Là réside sans doute le poids du paradigme décrié. Le danger n’est donc pas tant de l’emprunter, mais plutôt de lui accorder une prééminence qui induirait l’idée de passivité générale des acteurs dans les sociétés touristiques. Comment alors analyser la société visitée en restituant leur rôle à ses acteurs ? Comment, tout en travaillant les rapports entre culture visiteuse et culture visitée, ne pas considérer cette dernière comme soumises aux désirs de la première ? Les tâtonnements de toute recherche portant sur le tourisme offrent sans aucun doute des pistes pour atténuer l’emprise de la théorie de l’impact. C’est ce que j’essaierai d’illustrer à travers mon expérience de terrain au Mali, où mes recherches se sont pendant plusieurs années concentrées sur le tourisme.
Dans l’ombre de la rencontre touristique : les guides.
Tâtonnements théoriques.
Comme pour beaucoup de mes collègues, c’est le terrain qui m’a amenée à étudier le tourisme et non l’inverse. Ayant entrepris un mémoire de maîtrise sur l’évolution des masques et des statues en pays dogon, je désirais entreprendre mes enquêtes dans les terres les plus éloignées du phénomène touristique, que je considérais naïvement comme les plus pures et les plus représentatives de la culture dogon. Au fil de mes séjours, les hasards du terrain m’ont pourtant conduite à centrer mes enquêtes sur la zone du pays dogon la plus fréquentée par les ethnologues, mais également par les touristes. J’ai en effet progressivement décidé de centrer mon étude sur les incidences du regard anthropologique sur l’identité culturelle dogon, et le tourisme comme véhicule de ce regard y prit une part de plus en plus importante. Ce faisant, je fréquentais de plus en plus assidûment les guides touristiques du pays dogon, d’une part parce que leur discours faisait partie intégrante de mon étude et d’autre part parce que ce sont eux qui, la plupart du temps, y font office d’interprète. En parallèle, des raisons extra-scientifiques m’amenèrent à entretenir des relations étroites avec quelques-uns des « vieux » guides du pays, ce qui m’attira un certain respect de la part de leurs « petits ». Dans le cadre de mon terrain (le pays dogon) mais aussi au Mali en général et à Bamako en particulier (où j’ai résidé deux ans), la fréquentation des guides fit donc partie de mon quotidien.
De ce contexte où il m’était difficile de délimiter ma vie et ma recherche, je pressentais seulement le caractère précieux de certaines conversations entre les guides auxquelles il n’est pas donné à tout le monde d’assister. Le fondement de ce pressentiment n’est peut-être pas étranger à la volonté de s’extraire de la condition touristique qui séduit la majorité des touristes. Néanmoins, un ensemble de facteurs m’ont progressivement permis de creuser ma place dans un milieu qui pourtant ne manque pas d’hostilité : j’étais jeune, je voyageais toujours accompagnée de mon ami, et surtout je n’étais dans un premier temps qu’étudiante, puis dans un second chercheur hors statut. Les amitiés sincères et indélébiles nouées avec certains guides ont de plus joué un rôle crucial dans ma position. J’ai ainsi circulé dans leur monde avec la forte intuition de recueillir des données rares, tout en pataugeant pendant longtemps sur le type d’analyse à laquelle je pouvais les soumettre. Cette hésitation était renforcée par la perplexité de bon nombre de mes interlocuteurs à qui je faisais part de mon intention de travailler sur les guides. Ceux-ci font en effet l’objet de mépris presque généralisé, et tout d’abord de la part de leurs compatriotes. Leur supériorité économique leur vaut en effet une très forte jalousie, d’autant que la plupart d’entre eux ne sont partis de rien, beaucoup étant illettrés et ayant eu des parcours de vie très difficiles. L’état malien dénonce parallèlement les dérives de la profession et a travaillé à l’instauration de guides touristiques officiels sans prendre en compte l’expérience et les connaissances accumulées dans les circuits officieux. Enfin, les Blancs résidant au Mali les considèrent comme l’une des plaies sociales du pays et fuient la majorité d’entre eux. Cette prévalence de sentiments négatifs à leur égard ne m’a certainement pas aidée à forger ma problématique.
Les guides eux-mêmes n’ont par ailleurs fait qu’accentuer mes difficultés. Interlocuteurs extrêmement méfiants quand à l’éventuelle diffusion d’un document les concernant, ils multiplient face à l’anthropologue les stratégies discursives de fuite, rendant inefficace l’appareillage classique du chercheur. Un entretien enregistré ne donne ainsi lieu qu’à des formules stéréotypées valorisant les images que les touristes peuvent avoir de leurs guides et des populations visitées. De même, le chercheur est régulièrement mis en garde contre les potentielles divulgations que pourraient contenir ses écrits. À travers des formules ironiques, mais parfois menaçantes, les guides l’invitent à ne rien écrire qui pourrait entacher leur image. La question délicate de la restitution m’a ainsi pleinement absorbée, sachant que parmi mes futurs lecteurs figureraient certainement des touristes.
Pour toute une série de raisons donc, mes efforts de théorisation de la question du rôle des guides ont été largement freinés. Néanmoins, une réalité indéniable n’a jamais quitté mon esprit. Au Mali, comme dans la plupart des pays où prévaut le tourisme culturel, la grande majorité des touristes voyagent accompagnés par un guide qui est au centre de presque toutes les interactions entre visiteurs et visités et donc au cœur de la rencontre touristique et de ses représentations.
Au cœur de la rencontre.
Lieu des incompréhensions et des malentendus, la rencontre touristique est aussi une scène de compromis et de négociations où chacun se construit dans son rapport à l’Autre. De ce fait, le guide joue un rôle crucial non seulement dans les interactions, mais aussi dans la production des représentations réciproques de l’altérité. Pivot des interactions, le guide noue avec ses clients des liens qui vont annoncer et déterminer les relations de ces derniers avec la population locale. Il s’évertue en effet à mettre en place avec eux des relations sociales fraternelles qui se prolongent dans les liens avec les villageois. L’empathie et le sentiment de rencontre « vraie » générés dans la relation touriste-guide se transfèrent ainsi dans la relation touriste-population malgré le caractère furtif des rencontres (Doquet, 2009). En parallèle, les guides sont les maîtres absolus de l’image du Mali que le touriste se forgera. En fonction des aspirations de leurs clients, ils ont pré-balisé un certain nombre de parcours invisibles où les haltes sont choisies de sorte que les personnes rencontrées corroborent la vision de l’Afrique qu’ils proposent. Les images culturelles préconçues dans les discours et concrétisées dans les visites sont d’autant plus prégnantes que les relations humaines effectives sont rares et très peu souvent spontanées. Préexistante dans l’imaginaire touristique, l’image de l’Afrique se construit donc au fil des sentiers dessinés par les guides. En parallèle, ce sont eux qui contribuent à forger et à nourrir les représentations que les populations locales se font de l’Occident. Le caractère limité des rapports spontanés, renforcé par la barrière linguistique, n’empêche pas un examen minutieux des comportements et des attitudes touristiques. Les Blancs font constamment l’objet de descriptions et de commentaires villageois — voire de moqueries — et ce sont là encore les guides qui donnent sens à ces observations. Les plus anciens d’entre eux, ceux qui ont ouvert la voie du tourisme, racontent comment ils ont dû convaincre leurs pères de surmonter les plaies coloniales et d’accepter les motifs pacifistes des visiteurs. Encore aujourd’hui, les guides expliquent aux femmes et aux vieillards les intentions et les attitudes des Blancs, en même temps qu’ils en monnayent l’accueil. Ainsi, tout en médiatisant les relations concrètes, ils alimentent dans un sens comme dans l’autre les images culturelles. N’ont-ils alors aucun rôle dans les constructions identitaires ?
Si Frederik Barth a montré depuis longtemps que c’est avant tout aux frontières que se construisent les identités et que l’idée d’un cœur de l’identité culturelle distillée vers la périphérie ne fait pas sens (Barth, 1969), les frontières culturelles, en prise avec le processus de mondialisation, se font de plus en plus fluctuantes. Leurs contours sont modifiés par la mobilité des hommes et, avec eux, ceux des cultures. Dans cette configuration, les frontières se font parfois plus humaines que géographiques et les hommes « tampons », intermédiaires, médiateurs, courtiers, deviennent un nid de production d’images et d’identités. Or cette fonction de tampon, si elle est intéressante du point de vue des constructions identitaires, est en même temps déterminante dans l’appréhension de la rencontre touristique et de son usage en termes d’impact. En effet, la vision d’une culture visiteuse intrusive, injonctive et envahissante à l’égard d’une culture visitée passive et complaisante perd du sens en regard des liens entre les touristes et leur guide. Car qui maîtrise le parcours du touriste si ce n’est son guide ? J’ai décrit ailleurs (Doquet, 2009) la complexité et l’ambivalence des rapports qui se jouent entre les guides et leurs clients. Le caractère fraternel des relations nouées peut en effet se convertir en extrême violence symbolique si le touriste se montre arrogant. Les techniques de culpabilisation et de mise à mal du client réfractaire sont bien rôdées et les altercations fréquentes. La question de la connivence entre le guide et la population dans l’organisation de parcours touristiques est complexe. Maître des sentiers et des traitements réservés aux touristes, les guides peuvent en un certain sens imposer leur organisation par la force de leur pouvoir économique. Mais là aussi des négociations sont incontournables. Toujours est-il que l’accueil des touristes par les populations elles-mêmes est marqué de la même ambivalence, oscillant entre une chaleureuse convivialité et une indifférence méprisante. Dès lors, qui du touriste ou de la population occupe une position subalterne et doit multiplier les précautions pour ne pas offenser et gagner un peu de reconnaissance ?
Sans inverser les points d’impacts, on peut souligner que les compromis inhérents à la rencontre touristique ne prennent pas un sens unique. Et l’analyse du rôle du guide comme chef d’orchestre de ces négociations permet de ne pas tomber dans un paradigme de l’impact déniant toute initiative et action aux populations visitées. Pourquoi l’anthropologie, à part peut-être dans les travaux sur le courtage en développement (Bierschenk, 2000), fait-elle l’impasse sur ces médiateurs ? Cette occultation illustre certainement les difficultés de la discipline à se redéfinir en se détachant de certaines de ses notions fondatrices (ethnie, culture…). De façon plus ou moins consciente, les médiateurs culturels, au caractère marginal, ne sont pas reconnus comme de « vrais » interlocuteurs. L’inconfort du terrain explique peut-être aussi cette impasse. Dans les relations et les conversations avec les guides, les rapports de force et de domination sont saillants, et il est bien plus aisé de s’entretenir avec les populations rurales qu’avec des interlocuteurs avertis, méfiants, voire défiants. Quoi qu’il en soit, la question des guides n’a émergé que récemment dans la littérature anthropologique française (Cauvin-Verner, 2007 ; Doquet, 2009 ; Salazar, 2008). Pourtant leur analyse permet de se dégager de la théorie de l’impact enfermant les sociétés touristiques dans un statut passif et soumis. Une anthropologie contemporaine du tourisme travaillant les rapports visiteurs-visités, les représentations qui s’y construisent et les relations qui s’ensuivent, ne peut en faire l’économie.
Politiques touristiques et politiques culturelles : des sœurs presque jumelles.
Les politiques de l’authenticité.
Si mon travail sur les guides m’a dans une certaine mesure aidée à m’extraire du poids du paradigme de l’impact, une autre dimension du tourisme malien, pourtant fondamentale pour donner du sens aux manifestations culturelles et touristiques contemporaines, m’a quasiment échappé durant mes premières années de recherches : celles des liens entre les politiques culturelles et les politiques touristiques du Mali. Mon travail sur l’évolution des danses masquées dans la région de Sangha, terre de prédilection des ethnologues et des touristes en pays dogon, montrait que le regard ethnologique, prolongé par celui du touriste, y avait induit une fixité thématique et plastique de l’art (Doquet, 1999). Tout en invitant le lecteur à ne pas conclure à une fixité de l’identité et à un gel culturel, j’émaillais mon texte des mots « effets », « incidences » et « impacts ». L’ambivalence de mon écriture m’est, avec du recul, lisible. Je revendiquais une perspective constructiviste, notamment à travers l’idée d’hétérogénéité culturelle, tout en insinuant que la force des conceptions étrangères s’était imposée dans l’esprit des villageois dogon. J’allais jusqu’à exprimer dans un article, l’idée de « musée vivant » (Doquet, 1999). Cette conception relevait de l’idée simpliste selon laquelle, à force de se montrer aussi authentiques que les occidentaux voulaient les voir, les Dogon finissaient par faire de cette authenticité un pilier identitaire. Elle supposait en parallèle que l’authenticité africaine était une création de l’imaginaire occidental à laquelle les Dogon se devaient de répondre.
La promotion du pays dogon dans les politiques touristiques maliennes me permettait de conforter cette hypothèse. En effet, l’authenticité est depuis longtemps le maître-mot de la promotion touristique et constitue toujours l’en-tête de l’actuel site du ministère. Mon raisonnement appliquait ainsi une logique implacable. Les touristes, comme l’a depuis longtemps montré MacCannel (1976), viennent chercher de l’authentique, les politiques touristiques maliennes s’emparent de ce désir en promouvant les cultures en ces termes, et les sociétés à leur tour se mettent en scène pour le concrétiser. Si je caricature volontairement mes propos (un des chapitres de mon ouvrage s’intitulait notamment « l’ambiguïté des danses folkloriques »), il reste qu’une des erreurs de ma recherche est de n’avoir considéré les politiques touristiques du Mali que comme une réponse au désir des Occidentaux. J’ai de ce fait totalement éludé les liens qu’elles pouvaient entretenir avec les politiques culturelles, alors même que les deux ministères du pays ont été pendant longtemps confondus. L’histoire éclaire cette fusion : au sortir de la colonisation, la première république du Mali prit la voie du socialisme et cette option ne pouvait s’accomplir sans l’émergence d’un sentiment national solide. L’un des vecteurs de ce nationalisme fut la tenue biannuelle de grandes manifestations organisées pendant près de trois décennies au niveau de tous les arrondissements, les cercles et les régions du pays et puisant ses thèmes dans les programmes sociaux, économiques et politiques du gouvernement. Or, comme l’a montré Younoussa Toure (1996, pp. 285-287), ces importantes manifestations (d’abord dénommées « Semaines de la jeunesse » puis « Biennales artistiques et culturelles ») ont largement contribué à la « folklorisation » des cultures maliennes. Sa thèse montre en effet comment, au fil des biennales, l’attribution des bonnes notes du jury bamakois était directement liée au caractère authentique des spectacles proposés. Il cite même un cas de supercherie, où des costumes et des armes tachées de sang attribuées à un roi bambara du 18e siècle furent présentés par un directeur régional. Rappelons seulement que l’Occident n’interférait aucunement dans cette mise en scène de l’Afrique authentique relevant de la construction d’une culture nationale malio-malienne. Précisons aussi que si les biennales se sont poursuivies jusqu’en 1988, elles doivent leur impulsion au régime de Modibo Keita, qui fut renversé dès 1968. Or, s’il reste difficile à dater précisément, le développement du tourisme au Mali se situe en aval de la première république. Quand la promotion touristique s’emparera de la notion d’authenticité, l’idée a déjà gagné du terrain dans la politique culturelle. On peut notamment la lire dans différents discours d’ouverture des Biennales, tel celui du futur président du Mali Alpha Oumar Konare, qui les présente en 1980 comme devant contribuer à la « promotion d’une culture nationale authentique et vivante », ou celui de N’Tji-Idriss Mariko y voyant le « cadre privilégié de notre identité authentique, de notre patrimoine culturel ». [1] Ainsi, même si le désir d’authenticité des touristes s’est clairement nourri des écrits de différents explorateurs, administrateurs ou chercheurs occidentaux (Delafosse et Griaule en premier lieu), il a croisé des discours et des mises en scène produits pour les besoins du nationalisme. Or le sentiment national ne s’est pas éteint avec la chute du premier régime. Les Biennales, qui mobilisaient toutes les couches sociales et toutes les localités du pays, restent gravées dans les esprits des Maliens et ont durablement influencé la promotion de l’art et de la culture au Mali.
Tourisme et manifestations culturelles.
À y regarder de près, il apparaît que les notions fondamentales de la promotion touristique malienne sont toutes filles du nationalisme. Il en est ainsi pour les termes de « maaya » (humanisme) et de « jatiguiya » (hospitalité), que le mandat de la ministre de la culture et du tourisme Aminata Traore grava dans les cœurs maliens. Le président du Mali Alpha Oumar Konare, versé dans les sciences humaines, en usa lui-même largement dans ses discours et dans la politique extérieure de son pays. Mais là encore, ces notions relevaient du vocabulaire et de l’organisation des biennales (chaque quartier de Bamako se devait par exemple d’accueillir dans les conditions optimales les membres d’une délégation régionale selon le principe du jatiguiya) avant qu’elles n’apparaissent dans la promotion touristique. En quoi cette préexistence est-elle importante pour analyser le tourisme ? Elle se montre sans aucun doute utile pour ne pas considérer ce dernier comme un phénomène autoritairement plaqué sur les cultures maliennes avec des conceptions étrangères au pays. Autrement dit, elle permet d’éviter les pièges tendus par le paradigme de l’impact, non seulement au regard de l’histoire du tourisme (l’arrivée du tourisme comme déstabilisation de l’harmonie culturelle), mais également au regard de sa contemporanéité.
En effet, elle permet de comprendre pourquoi, aujourd’hui, les « festivals culturels » qui prolifèrent à grande vitesse au Mali connaissent un important succès local (Doquet, 2008). Le célèbre Festival du désert, qui a vu le jour en 2003 à Essakane, connaît une renommée internationale, talonné par celui de Ségou, qui a attiré plus de 20 000 spectateurs l’an dernier. Parallèlement à ces « grands » évènements, des manifestations de moindre ampleur naissent dans toutes les régions du pays et une cinquantaine de festivals sont aujourd’hui subventionnés par l’État afin de favoriser le tourisme culturel dans ces régions (l’Office malien du tourisme a investi ces dernières années près de cinquante millions de francs cfa dans leur organisation). Et si le nombre de touristes est loin d’atteindre les espérances, une foule locale est fidèle au rendez-vous. Le Festival de marionnettes de Markala, première manifestation du genre au Mali, née en 1993, reste un de ceux qui attirent le moins de visiteurs étrangers. Ces déficits budgétaires des festivals ne sont pas propres au Mali : les manifestations françaises connaissent ce même décalage (Amirou, 2000, p. 39). C’est que le nombre de visiteurs étrangers est loin d’être le seul indice de la réussite des manifestations. La thèse de Saskia Cousin montre par exemple comment des petites communes françaises inventent leur localité touristique en présentant une série d’« images identifiantes » dont la véritable raison d’être est le désir de soi (Cousin, 2003, p. 450). Le sens des festivals ne peut dès lors se comprendre si l’on se cantonne aux logiques touristiques. Terrain d’expression d’identités culturelles en pleine reformulation, les festivals appartiennent pleinement aux cultures locales s’ouvrant à des logiques mondialisées. L’ouvrage coordonné par David Picard et Mike Robinson mettant en lien le tourisme et les festivals appréhendent ces derniers comme des réponses à diverses formes de crises (sociales, politiques et économiques) et comme des moyens de construire et de revitaliser les espaces et la vie sociale. Le tourisme est l’un des facteurs de ces changements (Picard et Robinson, 2006, p. 26). Aussi, le sens de telles manifestations ne peut s’éclairer qu’en sortant du paradigme de l’impact. Et si l’on n’analyse pas conjointement les politiques culturelles et les politiques touristiques, réduisant alors ces dernières à de fades réponses au désir étranger, on passe à côté du sens fondamental de ces manifestations pour les identités locales et nationales.
Cette lecture rétroactive de mon travail sur le tourisme au Mali cherche à illustrer la force toujours active du paradigme de l’impact et les aveuglements théoriques qu’il peut susciter. Bien que je n’aie jamais émis le moindre doute sur le fait que mes recherches adoptaient une perspective constructiviste, la théorisation des faits touristiques que le terrain me donnait à voir a pris beaucoup de temps. Si une démarche intuitive ne m’avait pas poussée à poursuivre mes enquêtes auprès des guides, j’aurais certainement cédé à la pression du sens commun et analysé la relation visiteurs-visités dans un sens unilatéral. De même, alors que les ministères maliens du tourisme et de la culture étaient confondus lorsque je menais mes premières enquêtes, j’ai largement ignoré cette fusion, me bordant à n’analyser les politiques touristique qu’au regard des désirs et des injonctions extérieures. Au Mali comme ailleurs, le tourisme s’est pourtant construit au fil des besoins nationaux et de récents travaux montrent que ce couple est encore très actif à l’heure de la mondialisation (Doquet et Evard, 2008). J’explique personnellement cette prise en compte et cette mise en théorie tardives par une emprise du paradigme de l’impact sur mon raisonnement. S’en dégager ne va pas de soi et la vigilance doit rester de mise lorsque le terrain nous offre des portes de sortie. Une expérience d’édition viendra au final illustrer cette emprise. En 2006, je dirigeais avec Sara Le Menestrel un numéro de la revue Autrepart intitulé « Tourisme, réseaux et recompositions sociales ». L’appel à contributions était explicite : « Ce numéro réunira des textes écartant l’idée de populations affectées par le tourisme, au profit de celle d’acteurs sociaux impliqués dans son développement et intégrés dans des réseaux dépassant le cadre touristique local. C’est ici la dimension transnationale qui sera privilégiée, en s’attachant aux négociations, aux recompositions sociales que le tourisme engendre, aux usages dont il est l’objet et à sa portée dans la circulation et la réinterprétation des pratiques culturelles ». Pourtant, malgré la richesse des propositions reçues et des textes choisis, les textes issus d’ethnographies multi-situées et cheminant selon ces réseaux se sont faits plus que rares. La grande majorité des textes se concentraient en effet d’avantage sur le maillon d’un réseau et non sur la chaîne. Si des réseaux se sont heureusement dessinés au fil des articles, cette segmentation nous a semblé signaler que les outils d’analyse de la transnationalisation restaient mal utilisés en anthropologie du tourisme, tandis qu’ils gagnaient rapidement du terrain dans d’autres domaines, notamment celui de l’anthropologie religieuse. N’est-ce pas que le tourisme est considéré comme un élément extérieur frappant les cultures locales, tandis que la religion est perçue comme faisant partie intégrante des cultures ? Comme je le disais en introduction, il est des situations touristiques dans lesquelles les rapports de domination politique rendent légitime l’usage du terme « impact ». Mais ces réalités ne doivent pas justifier la prégnance du paradigme dans nos recherches. S’en écarter revient non pas à tomber dans un optimisme sans borne déniant les inégalités criantes du monde globalisé, mais à éclairer des situations interactives où les sociétés visitées agissent et s’expriment non seulement pour les touristes, mais aussi pour elles-mêmes.