« Dis-moi comment tu traites le présent, et je te dirai quelle philosophie tu es ».
Charles Péguy [1]
Qu’est-ce qu’un « régime d’historicité » ?
Le concept fondamental que ce livre aimerait mettre en valeur est celui de régime d’historicité. François Hartog insiste sur la prétention modeste et la portée limitée de cette notion, qui n’est ni une chronosophie, ni un instrument de prédiction, mais plus simplement un « outil », ou encore un modèle destiné à éclairer le temps présent. De plus, le propos ne se veut pas général ni philosophique (l’herméneutique de la condition historique de Paul Ricoeur) : l’historien, en bon herboriste, est surtout intéressé par la recension de cas multiples : « ici, nous serons d’abord attentifs à la diversité des régimes d’historicité » (p. 20). Il s’en faut d’ailleurs de beaucoup que cet herbier prétende à l’exhaustivité : interrogé sur la question, Hartog a précisé que son but n’était pas l’inventaire des différents régimes d’historicité, ni même l’étude d’un régime d’historicité particulier, mais plutôt un parcours permettant d’observer, sur certaines situations de crises, comment les catégories venaient à perdre leur évidence. Cette heuristique du présent, qui se veut souple (sans revendication d’un point de vue surplombant), est fondamentalement dynamique. Elle fonctionne en effet sur l’aller-retour entre l’ici (le présent) et l’ailleurs (le regard éloigné) : « en instaurant un va-et-vient entre le présent et le passé ou, mieux, des passés, éventuellement très éloignés, tant dans le temps que dans l’espace » (p. 26).
La circulation entre les strates de temps feuilletés et imbriqués, dont Fernand Braudel avait le premier souligné la diversité, permet d’établir des comparaisons et, par là, de comprendre la spécificité de notre manière contemporaine de vivre le temps : « Formulée à partir de notre contemporain, l’hypothèse du régime d’historicité devrait permettre le déploiement d’un questionnement historien sur nos rapports au temps » (p. 26). Plus précisément encore, il s’agit de comprendre, pour ainsi dire de l’intérieur, « des moments de crise du temps, ici et là, quand viennent, justement, à perdre de leur évidence les articulations du passé, du présent et du futur » (p. 26). Ce que cet outil voudrait éclairer, ce sont précisément l’équivocité des catégories temporelles fondamentales : « a-t-on affaire à un passé oublié ou trop rappelé, à un futur qui a presque disparu de l’horizon ou à un avenir surtout menaçant, un présent sans cesse consumé dans l’immédiateté ou quasiment statique et interminable, sinon éternel ? ». Ce concept doit enfin aider à poser la question du trop de mémoire ou de patrimoine.
Puisque le régime d’historicité tend à étudier la configuration à chaque fois particulière de la constellation formée par les trois catégories fondamentales du passé, du présent et du futur, l’ambition du livre doit se mesurer à l’ambition transcendantale [2] de son concept central. En effet, cet « en deçà » de l’histoire, sur lequel l’analyse se focalise, c’est le régime d’historicité comme « l’une des conditions de possibilités de la production d’histoires : selon les rapports respectifs du présent, du passé et du futur, certains types d’histoire sont possibles et d’autres non » (p. 28). Bref, ce que vise le régime d’historicité, c’est à définir l’expérience du temps présupposée par une histoire, quelle que soit le mode d’expression de celle-ci. À cet égard, Hartog a pris soin de souligner la visée proprement épistémologique de son ouvrage, consistant à éclaircir une condition de l’écriture de l’histoire -l’expérience du temps, dont l’écriture de l’histoire n’est qu’une des dimensions (verbatim)
Le mouvement du livre.
L’ouvrage est composée en deux grandes parties, correspondant à deux grands « ordres du temps ». La première partie procède en deux temps : elle opère d’abord un double exercice de « regard éloigné », sur les îles du Pacifique d’abord (chapitre 1 : « Des îles d’histoire »), sur Ulysse ensuite (chapitre 2 : « Ulysse et Augustin : des larmes à la méditation »). Puis, en pivotant autour de l’ordre chrétien du temps (Augustin), la réflexion s’attarde sur le moment de transition que représente Chateaubriand (chapitre 3 : « Chateaubriand : entre l’ancien et le nouveau régime d’historicité »), passeur entre deux régimes du temps, explorateur-prisonnier de la brèche ouverte par 1789. La seconde partie interroge directement le régime d’historicité contemporain à partir de deux concepts fondamentaux : la mémoire (chapitre 4 : « Mémoire, histoire, présent »), et le patrimoine (chapitre 5 : « Patrimoine et présent »). L’examen, au fil de ces chapitres, de la place que chaque « crise » réserve au présent permet à l’auteur d’insister sur la spécificité de la dernière période (la nôtre), où le présent règnerait selon lui sans partage.
Le détour par l’anthropologie de Marshall Sahlins [3] est destiné à montrer que la notion de régime d’historicité peut avoir une pertinence en dehors de l’historiographie européenne, et aider par là même à élaborer cette notion. Ce que Sahlins cherchait à penser comme « structure de la conjoncture » (pour éviter l’opposition stérile entre événement et structure), c’est précisément une configuration idiosyncrasique des catégories temporelles que la notion de « régime d’historicité » doit permettre de mieux appréhender. Or ces considérations temporelles ont fait cruellement défaut à l’anthropologie tout entière, tant celle-ci, à ses débuts, a manqué de nuance dans l’appréhension des structures temporelles de son objet [4].
La seconde brèche du temps concerne Ulysse. L’Odyssée tout entière est en effet le symptôme de la crise du régime d’historicité, puisque, au héros épique de l’Iliade emblématique du pur présentisme, sans passé et sans avenir (Achille), succède le héros aux mille tours, tout entier hanté par le départ (d’Ithaque, de Troie) et tourné vers le retour. Le poème découvre en effet le passé, via les figures du souvenir, de l’oubli, du deuil. D’ailleurs, pour Hartog, c’est peut-être parce que l’Odyssée ne consiste plus simplement à juxtaposer, et qu’elle ne consiste pas encore à chronologiser qu’elle est une épopée nostalgique, celle d’un retour impossible et désiré vers l’épopée. Plus particulièrement dans le poème, c’est l’entretien d’Ulysse et de Démodocos (chez Alcinoos) qui attire l’attention de l’historien : l’entrevue fait surgir une interrogation sur l’historicité elle-même, prise comme articulation du passé et de l’avenir, puisque le passé lui-même fait problème. En entendant chanter ses exploits à la troisième personne sans parvenir à dire « je suis Ulysse », le héros, dans cette distance éprouvée entre altérité et identité, fait une expérience du temps qui est celle de la distance douloureuse de soi avec soi (qui ne sera comblé que par le dévoilement de son identité et le récit de ses aventures).
Augustin fait l’objet de l’étude de la troisième brèche du temps. Concevoir et vivre le temps comme tension et ouverture vers l’attente n’est certes pas une invention du christianisme. Reste que, dans le judaïsme, le passé étant « connu », l’avenir « certain », le temps à vivre entre l’ère biblique et la venue du Messie, même s’il demeurait obscur, n’était pas porteur de révélation utile ou nouvelle. Tandis que le christianisme a apporté en propre la brisure du temps en deux par l’événement décisif de l’Incarnation. Plus encore que le présent eschatologique, donc, ce qui est nouveau dans le Nouveau Testament, c’est la tension instaurée entre le présent et l’avenir, entre l’événement décisif du Dieu fait homme, qui accomplit déjà tout, et le dénouement final (Jugement dernier) qui montre bien que tout n’est pas encore achevé. C’est cette tension qui instaure l’ordre proprement chrétien du temps et fait de l’histoire une histoire du Salut. Le déjà et le pas encore ne s’équilibrent pas: le déjà pèse plus lourd puisqu’avec lui l’histoire a basculé et qu’on est à jamais au-delà du point décisif (le monde est sauvé). Le présent n’abolit pas le passé, mais vient l’éclairer, en lui donnant sens comme préparation, et l’accomplir. Et si, tout d’abord, le futur ne se distingue pas bien de ce présent vécu comme anticipation de la fin, tendu vers un achèvement imminent, par la suite, l’institutionnalisation de l’Eglise va allonger ce temps intermédiaire de l’attente. L’oeuvre d’Augustin reste le meilleur signe de cet allongement sur fond de tension maintenue.
Autour de Chateaubriand se dessine une nouvelle déchirure du temps. La triade constituée par Volney, Chateaubriand, et Tocqueville, autour d’une très belle méditation sur les « ruines », raconte le passage nécessaire à une autre articulation des catégories du passé et du futur. C’est sans doute dans ce chapitre qu’Hartog est le plus proche de Reinhart Koselleck, à qui il emprunte son analyse de la dissolution du modèle de l’historia magistra vitae, pour mieux saisir la signification du changement de régime d’historicité. Si on peut considérer l’oeuvre de Chateaubriand comme une véritable charnière, c’est que le retournement dans l’expérience du temps s’y lit de façon particulièrement nette. L’écrivain est en effet passé en un quart de siècle de la vision d’une Amérique primitive, refuge de l’homme selon la nature (l’Essai historique), à celle de la terre qui a su inventer en peu de temps la liberté moderne (le Voyage). Comme le dit Hartog : « le Nouveau Monde des découvreurs est devenu le monde nouveau de l’égalité, vers lequel marche plus lentement et difficilement l’ancien monde ». Dès lors, entre l’expérience et l’attente, une distance s’est creusée d’une rive à l’autre de l’Atlantique. C’est la raison pour laquelle, plus tard, Tocqueville envisagera la traversée comme une manière de réduire l’écart : il s’agira alors d’aller chercher de l’expérience pour éclairer, voire fixer l’attente, en orientant l’action. Il demeurera ainsi fidèle au schéma de l’historia magistra, mais en le retournant cette fois complètement, puisque désormais la lumière viendra non plus du passé, mais du futur, rendant possible l’élaboration d’une science politique nouvelle.
C’est à la méditation de l’oeuvre de Chateaubriand qu’Hartog consacre ses plus belles pages. L’historien-anthropologue se livre, sur celui qui s’est « rencontré entre deux siècles comme au confluent de deux fleuves […] nageur entre les deux rives », à un exercice de « regard éloigné » particulièrement pénétrant et réussi. Reprenant certaines intuitions de Julien Gracq, l’historien montre de façon convaincante, et au terme d’un examen minutieux et subtil, à quel point l’écrivain a fait de l’altération du régime d’historicité dont il a fait l’épreuve, sa vie durant, le principe même de son écriture. Ainsi, analysant l’ambiguïté fondamentale de l’histoire dans l’Essai, ce « texte unique qui tout à la fois, se fonde sur le déploiement du topos de l’historia magistra et en vient à le récuser », l’auteur suggère très justement que Chateaubriand « décide de mettre en scène cette impossibilité et d’en jouer jusqu’à faire de ce décalage le véritable sens de son livre » (p. 99). « Hantée par le temps et par la découverte de l’histoire comme processus », l’écriture de Chateaubriand est « fondamentalement historique » -à vrai dire, plus mémorielle qu’historienne. Tissant de secrètes et souterraines affinités, l’historien dévoile l’écrivain comme le « frère lointain d’Ulysse » : là où « l’un ne pouvait que pleurer en découvrant, sans pouvoir encore la dire, sa radicale historicité, cette distance de soi à soi, l’autre n’a cessé de la reconnaître et de la scruter ».
Une ambiguïté de fait : le diagnostic de « présentisme ».
La dernière brèche qu’explore Hartog est aussi la plus problématique, puisqu’elle touche à l’époque contemporaine, à notre présent. L’auteur la situe autour de 1989, et interroge mémoire et patrimoine du point de vue de la nouvelle figure d’historicité que dessine leur inflation récente. Comment peut-il établir la spécificité de la configuration particulière qui est la nôtre? S’il parvient à tracer avec précision le visage du nouveau régime d’historicité, c’est au nom d’une interprétation de ce que, à la suite de Krzysztof Pomian, il appelle des sémiophores (des objets visibles investis de signification). L’enquête se fait clinique, puisqu’aussi bien les notions de mémoire et de patrimoine ne sont pas abordées pour elles-mêmes, mais sont traitées « comme des indices, des symptômes » de notre rapport au temps.
C’est par comparaison avec les crises précédentes qu’on peut parler aujourd’hui de présentisme. D’abord, par opposition au futurisme qui régnait auparavant dans l’histoire européenne, ébranlé par différents types d’incertitudes. Ensuite, pour mieux confronter le présent d’aujourd’hui à ceux du passé qui ont laissé le plus de trace dans la culture européenne : le présent homérique, l’antique des philosophes, le renaissant des humanistes, l’eschatologique ou le messianique.
La nouveauté de notre régime d’historicité tient d’abord à ce que le futur est devenu menaçant, avec Hiroshima. Hartog détecte cette évolution dans l’évolution même de la notion de patrimoine : « L’appel à la notion de patrimoine ne traduit plus seulement une prise de conscience et une réponse à une rupture, mais il devient une manière de désigner un danger potentiel et d’y faire face, en mettant précisément en oeuvre une logique de type patrimonial, qui se proclame de plus en plus préoccupée par la transmission et qui donne de plus en plus de place au patrimoine “immatériel” » (p. 210). C’est ensuite dans l’apparition même de deux « principes » qu’on peut lire cette inquiétude : le principe de responsabilité de Hans Jonas, et le principe de précaution (même s’ils diffèrent en genèse et en portée, on peut, en suivant François Ewald, considérer le premier comme le « soubassement philosophique » du second. A première vue, cette prise en charge du futur paraît tourner le dos au présentisme entendu comme refermement sur le seul présent et point de vue du présent sur lui-même [on va voir cependant qu’il n’en est rien]).
Persuadé de la nécessité d’élaborer une éthique du futur, Jonas se dresse contre la politique de l’utopie, pour qui il est légitime d’utiliser les vivants d’aujourd’hui comme un simple moyen. Pour lui, « l’obligation qui s’adresse au maintenant procède de cet avenir ». Autrement dit, « contre la tentation de violer le présent au bénéfice de l’avenir », il faut poser que « chaque présent de l’homme est sa propre fin ». Puisque notre « responsabilité s’étend aussi loin que nos pouvoirs le font dans l’espace et dans le temps » (Ricoeur), le présent devient investi de la responsabilité de tout le futur. Et Jonas de recourir à une « heuristique de la peur » pour nous rendre sensible cette éthique de la menace du futur. Le présent est en dette par rapport à l’avenir.
Le principe de précaution ajoute aux craintes devant les menaces de modifications irréversibles de l’environnement celles suscitées par les biotechnologies. Sa reconnaissance est partie de l’environnement, puis s’est étendue aux problèmes liés à l’alimentation et à la santé, et de là au développement durable. C’est aussi sur lui que s’articule la problématique de la dette envers les générations futures et les devoirs qui en découlent. Autrement dit, le principe de précaution est conçu pour affronter toutes les incertitudes, en un moment où la science se trouve dans l’incapacité de trancher. Il se distingue de la simple prévention par la très grande longueur des temporalités sur lesquelles il opère. C’est donc, on le voit, un autre rapport au temps qui est impliqué par ce principe. Une des difficultés du concept est qu’il convient de distinguer un mauvais usage de la précaution qui inviterait à l’abstention ou à l’inaction, ou à freiner excessivement l’innovation. Un autre risque concerne la transformation de la responsabilité civile et légale par ce temps long, qui risque de modifier la non-rétroactivité de la loi, au point que, par le relais de la responsabilité, c’est un transfert de la problématique de la dette en direction du futur qui s’opère (Ricoeur). La reprise dans l’espace public du régime de temporalité de l’imprescriptible est probablement une des marques de la judiciarisation de cet espace, qui est un autre trait de notre époque.
L’extension du présent en direction du futur (par les dispositifs de la précaution et de la responsabilité, la prise en compte de l’irréparable et de l’irréversible, le recours à la notion de patrimoine liée à celle de dette) et du passé (symétriquement) n’est encore qu’un des aspects du présentisme de notre époque. S’y ajoute le caractère éphémère de ce présent, « avide ou anxieux d’historicisation », selon Hartog, « comme s’il était contraint de se projeter en avant de lui-même pour se regarder tout aussitôt comme déjà passé, oublié » (p. 217). C’est très exactement cette contradiction (entre un présent dilaté par une double dette par rapport au passé et à l’avenir, et un présent immédiat et amnésique) qui définit le « présentisme » et fait de notre présent un « monstre » : « il est à la fois tout (il n’y a que du présent) et presque rien (la tyrannie de l’immédiat) » (p. 217). Contrairement à Faust, pour qui le présent seul est le bonheur, et qui ne regarde ni vers l’avant ni vers l’arrière, « nous, au contraire, nous ne cessons de regarder en avant et en arrière, mais sans sortir d’un présent dont nous avons fait notre seul horizon » (p. 217).
On le voit, le but de l’historien est finalement d’explorer un paradoxe : alors que la prépondérance récente des questions sur la mémoire et le patrimoine pourraient faire penser à un « retour » de la catégorie du passé, à une nostalgie pour le vieux modèle de l’historia magistra, Hartog décèle au contraire dans le phénomène une prédominance inédite de la catégorie du présent (en particulier, il est selon lui erroné de croire que le désir de patrimoine soit nécessairement passéiste, puisque la démarche qui consiste à patrimonialiser l’environnement, selon une dilatation de la notion qui vaut comme critère décisif de notre époque, amène paradoxalement à réintroduire le futur).
Reste qu’en fait la démonstration d’Hartog d’une quasi-sortie de l’histoire est conditionnée par un double postulat contestable (outre le lieu commun d’un présent devenu éphémère en raison d’une inquiétude fondamentale) : d’une part, que le présent se distende jusqu’à l’avenir, du fait que le futur est perçu comme essentiellement et exclusivement menaçant (c’est le rôle de la méditation sur la catégorie juridique d’imprescriptible et sur le principe de précaution de nous en convaincre) ; d’autre part, que le présent se dilate aussi en direction du passé, jusqu’à prendre toute sa place (c’est l’insistance sur les processus de mémorialisation de l’histoire qui jouent cette fois ce rôle). En fait, cette argumentation, encore que convaincante sur certains points particuliers, est d’une pertinence limitée, et ne peut prétendre à la généralisation, dont dépend pourtant la thèse d’Hartog. La première limite de l’ouvrage d’Hartog semble donc tenir à une ambiguïté de fait de la démonstration.
Une ambiguïté conceptuelle.
Autrement plus importante est l’ambiguïté proprement conceptuelle qui grève sa démonstration, et qui tient à une interprétation discutable les concepts directeurs de Reinhart Koselleck.
Dans le sillage de Koselleck.
Dans ce livre, en effet, François Hartog travaille résolument dans le sillage de l’historien allemand. Il lui emprunte deux concepts fondamentaux lui servant à délimiter le cadre de son enquête [5]. Le champ d’expérience désigne le domaine où viennent s’inscrire les différentes actions humaines passées, et rendant compte en quelque sorte de l’adhérence du passé au présent ; c’est « le passé actuel dont les événements ont été intégrés et peuvent être remémorés » (Koselleck, Le futur passé, p. 311). L’horizon d’attente désigne la préoccupation relative au futur en tant qu’elle est inscrite dans le présent, et qui tend « à ce-qui-n’est-pas-encore, à ce-qui-n’est-pas-du-champ-de-l’expérience, à ce-qui-n’est-encore-qu’aménageable » (ibidem, p. 311).
L’important est l’écart entre l’espace d’expérience et l’horizon d’attente. Puisque l’expérience tend à rassembler les perspectives, et l’attente, au contraire, à les éclater, celle-ci ne peut se laisser dériver de l’expérience. Par ailleurs, les deux concepts ne fonctionnent pas l’un sans l’autre, et les variations concomitantes du couple dessinent, au gré de leur changement, les variations d’un espace propre à la conscience historique d’une époque. C’est cet espace spécifique, qui naît d’une tension polaire, qu’Hartog définit comme son objet d’étude, et qu’il nomme le « régime d’historicité » ou encore « l’ordre du temps » : « C’est cette tension que le régime d’historicité se propose d’éclairer, c’est sur cette distance que travaillent ces pages. Plus exactement encore, sur les types de distance et les modes de tension » (Hartog, p. 28).
C’est en ce point qu’on peut dire que l’enquête de Hartog prolonge véritablement celle de Koselleck. Ce dernier distinguait en effet deux grands régimes d’historicité : celui de l’historia magistra, et le régime moderne. Le terme « Die Geschichte » (1760-1780), rappelle Koselleck, a progressivement vidé de sa substance une conception de l’histoire où le passé vient éclairer directement le présent, par l’alliance de l’exemplarité et de la répétition. L’Histoire se conçoit désormais au singulier, s’entend comme processus, et se pense comme histoire en soi, avec son temps propre. Corrélativement, elle abandonne l’exemplum et s’attache au caractère unique de l’événement. Puisque les événements adviennent non seulement dans le temps, mais aussi à travers lui, le temps devient un véritable acteur de l’histoire, l’exemplaire cède la place à la singularité, et le principe de commandement du développement historique est projeté dans l’avenir (de ce fait, les historiens conçoivent leur discipline comme la science du passé). Le concept moderne d’histoire permet ainsi de comprendre la distance qui se creuse entre champ d’expérience et horizon d’attente, de rendre compte de la tension instaurée entre les deux termes, voire de faire servir cette prise de conscience au progrès général de l’histoire.
De fait, le régime historique de la modernité, ouvert par la Révolution Française, et correspondant grosso modo à la philosophie des Lumières, gauchit le rapport préalable entre expérience et l’horizon d’attente, l’infléchit en une asymétrie qui valorise le futur : d’où le thème du progrès, lié à une accélération du temps, et à la prise de conscience de l’histoire comme tâche, comme étant à faire, à maîtriser. Koselleck résumait l’évolution du régime d’historicité « moderne » par rapport à l’ancien par la formule : « plus mince est l’expérience, plus grande devient l’attente ». Or l’expérience désigne la sédimentation du passé dans le présent ; sa minceur correspond donc à peu près à l’adage : « du passé faisons table rase ». Aux yeux de Koselleck, l’époque contemporaine (la fin du 20e siècle) est caractérisée non seulement par un rétrécissement de l’espace d’expérience, qui fait que le passé paraît toujours plus lointain à mesure qu’il paraît plus révolu, mais aussi par un écart croissant entre l’espace d’expérience et l’horizon d’attente, qui repousse l’utopie de l’homme nouveau, regénéré et désaliéné, à un avenir lointain.
C’est en ce point que Hartog se sépare de Koselleck. Pour ce dernier, en 1979, la sortie de la modernité ne pouvait que s’écrire ainsi : « plus grande est l’expérience, plus prudente mais aussi plus ouverte est l’attente » (Le futur passé, p. 327). Mais pour Hartog, le pronostic apparaît rétrospectivement comme erroné, puisque c’est une autre configuration que nous avons vu se dessiner depuis : « celle, au contraire, d’une distance devenue maximale entre le champ d’expérience et l’horizon d’attente, à la limite de la rupture ». La tension « moderne », qui avait projeté très en avant, par l’idée de Révolution, la force motrice du futur, aurait dû normalement se détendre, laissant davantage de place au passé dans le présent, et rognant quelque peu le prestige de l’avenir. Mais à rebours de ce scénario entrevu, Hartog constate un surcroît d’écart, presque une rupture, comme si, au lieu de se détendre, le futur s’était soudainement tendu si fort qu’il avait rompu son lien avec le présent. Il ne nous resterait plus alors que le présent, pur, nu, éternel, et une histoire quasi-immobile : « l’engendrement du temps historique semble comme suspendu ». Le résultat paradoxal de ce passage à la limite, c’est « cette expérience contemporaine d’un présent perpétuel, insaisissable et quasiment immobile, cherchant malgré tout à produire pour lui-même son propre temps historique ». C’est cette expérience contemporaine de l’histoire du temps qu’Hartog appelle le présentisme.
On ne peut comprendre l’audace du propos de Hartog qu’en mentionnant la possibilité, qu’il évoque au début et à la fin de son livre comme une explication envisageable du phénomène de présentisme, que le couple polaire constitué par l’expérience et l’horizon d’attente se soit finalement disloqué. Cette suggestion prend la forme d’une interrogation : « Faut-il estimer que la distance entre l’expérience et l’attente s’est à ce point creusée qu’elle est allée jusqu’à la rupture ou que nous sommes, en tout cas, dans un moment où les deux catégories se trouvent comme désarticulées l’une par rapport à l’autre ? » [6]. Pareille interrogation rhétorique sur la pérennité du couple conceptuel fait pourtant courir un risque sévère à la pertinence de l’enquête. En effet, l’idée, proprement transcendantale, d’un questionnement des conditions de possibilités conceptuelles mêmes de l’histoire se fonde sur le repérage d’un duo catégorial dont les termes valent autant que la dialectique que leur polarité instaure. C’est en tout cas en ce sens que Koselleck concevait ces notions : « Il s’agit là de catégories de la connaissance susceptibles d’aider à fonder la possibilité d’une histoire […] il n’y a d’histoire qui n’ait été constituée par les expériences vécues et les attentes des hommes agissants et souffrants » (Le futur passé, p. 308). Et plus loin : « […] nos deux catégories indiquent des faits généralement humains : […] elles renvoient à une donnée anthropologique préexistante sans laquelle l’histoire n’est pas possible, ni même pensable » (ibidem, p. 310). Koselleck parle aussi à leur égard de « méta-catégories », par opposition aux catégories que seraient le passé, le présent et le futur ; et ce degré plus élevé de généralité des deux super-catégories explique « l’inaliénabilité de leur emploi » (ibidem, p. 309). C’est la raison pour laquelle Ricoeur plaide pour une certaine universalité de ces deux catégories : dans Temps et Récit (t3), il les qualifie « d’authentiques transcendantaux au service de la pensée de l’histoire », en soulignant que « c’est parce que ces catégories sont des transcendantaux qu’elles rendent possible une histoire conceptuelle des variation de leur contenu » (p. 386-7). De fait, si « le rapport entre l’horizon d’attente et l’espace d’expérience est lui-même un rapport variable » (ibidem p. 387), le rapport lui-même ne saurait disparaître.
Or n’est-ce pas pourtant le risque que court la définition d’un présentisme, nouvelle figure du temps, où le présent n’est plus déterminé « par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore » ? En historicisant le transcendantal (puisque, s’il s’efface, c’est qu’il change), ne le fait-on pas tout simplement disparaître ? Hartog s’en est expressément défendu (verbatim), mais il reste que la plus grande difficulté que pose son livre tient précisément à cette confusion (suggérée) entre le niveau catégorial, marqué par la polarité expérience-attente, et celui des figures ponctuelles que ces catégories dessinent, par l’agencement à chaque fois changeant du passé, du présent et du futur. Cette ambiguïté paraît rendue possible par l’élargissement que l’auteur confère à la notion de présent, qu’il étend au-delà du point de l’actualité, vers son amont et son aval. Qu’il s’agisse là d’une nouvelle figure de l’expérience du temps, la très fine analyse de l’auteur nous en convainc aisément. Qu’il nous faille pour autant prendre congé des concepts mêmes d’expérience et d’attente est beaucoup plus discutable.
La pensée de la brèche selon Arendt.
C’est tout particulièrement en méditant sur l’ouvrage d’Hannah Arendt, Between Past and Future (Harendt, 1954), que François Hartog trouve la formulation la plus explicite du présentisme, défini de façon négative par rapport à cette idée d’une « brèche (gap) entre le passé et le futur ». Ce que notre expérience du temps n’est plus, c’est « cet étrange entre-deux » du temps historique, où l’on prend « conscience d’un intervalle dans le temps qui est entièrement déterminé par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore » (Arendt, p. 19). Car la caractéristique essentielle de l’expérience du temps qui, selon Hartog, nous échoit en partage, c’est que le sens en est pourvu par le présent lui-même, et non plus par le passé ou le futur, même sous une forme affaiblie : « En ce sens (seulement), il n’y a plus ni passé ni futur, ni temps historique, s’il est vrai que le temps historique moderne s’est trouvé mis en mouvement par la tension créée entre champ d’expérience et horizon d’attente » (Hartog, p. 218). Hartog reste prudent sur la pérennité de cette nouvelle figure du temps, mais son diagnostic ne fait aucun doute : « Qu’il s’agisse d’une situation transitoire ou d’un état durable, reste que ce présent est bien le temps de la mémoire et de la dette, de l’amnésie au quotidien, de l’incertitude et des simulations » (ibidem, p. 218). C’est la raison pour laquelle notre époque ne peut reprendre à son compte l’analyse d’Arendt : « Notre présent ne se laisse pas ou mal saisir comme « cet étrange entre-deux » dans le temps […] Il ne se voudrait déterminé que par lui-même ». C’est là la figure présentiste de notre présent : « Aujourd’hui, la lumière est produite par le présent lui-même, et par lui seul » (p. 218).
Cette analyse de Between Past and Future est si importante qu’elle encadre l’ouvrage tout entier, en étant convoquée en introduction et en conclusion. Or il semble que la lecture de la méditation arendtienne de la brèche du temps, à laquelle se livre Hartog, n’est pas exempte d’ambiguïté, voire de confusion. L’ambiguïté tient au fait qu’il considère comme un « moment » de crise du temps ce que Arendt décrit de façon beaucoup transhistorique comme une condition anthropologique de pensée de l’histoire. Pour Hartog, la méditation d’Arendt est un épisode particulier dans la série des nombreuses cassures des régimes d’historicité : 1945, 1968, 1989… Alors que pour Arendt, la cassure est caractéristique non pas de la seule après-guerre, mais (en première analyse tout au moins) de la modernité tout entière, avec, suivant sa trame la plus intime, les grands événements révolutionnaires : 1776, 1789, 1956. Cette crise désigne, pour la philosophe, le moment où se produit un double rebond : de l’exténuation de la tradition naît un besoin de quitter la pensée pour l’action ; de l’inachèvement de l’acte naît l’obligation de quitter l’action pour la pensé. Il est vrai qu’à ces moments là, pour Arendt, le passé et l’avenir déterminent le présent, mais Hartog a tort d’y voir un écrasement du présent, par opposition à une dilatation qu’il croit discerner dans notre époque actuelle. En effet, ce moment de retournement des rapports de l’action et de la pensée est d’abord pour la philosophe celui de la modernité en général comme écart d’avec la tradition. En ce sens, il est important de noter que les intuitions d’Arendt rejoignent les rigoureuses études conceptuelles de Koselleck.
Plus fondamentalement, le risque de confusion provient de ce qu’Hartog ne prend pas assez au sérieux l’approche résolument philosophique d’Arendt. En effet, autant que le poème de Char, sur lequel Hartog insiste à bon droit, c’est la parabole de Kafka qui importe à ses yeux (Hartog, curieusement, n’en dit rien). Celle-ci met en scène un champ de bataille où un homme se voit pris en étau par deux forces opposées qui se rejoignent en un point correspondant à la position qu’il occupe (le rêve de l’homme est de pouvoir quitter d’un saut la ligne du combat pour prendre une position extérieure, de surplomb ou d’arbitre). Avant de prolonger la réflexion de Kafka, Arendt peut d’ores et déjà, à ce stade, préciser le sens de sa métaphore de la brèche (gap) : « Du point de vue de l’homme, qui vit toujours dans l’intervalle entre le passé et le futur, le temps n’est pas un continuum, un flux ininterrompu ; il est brisé au milieu, au point où « il » se tient ; et « son » lieu n’est pas le présent tel que nous le comprenons habituellement, mais plutôt une brèche dans le temps que « son » constant combat, « sa » résistance au passé et au futur fait exister. C’est seulement parce que l’homme est inséré dans le temps et seulement dans la mesure où il tient bon que le flux du temps indifférent se divise en temps adverse » (Arendt, p. 21).
Le sens de la métaphore est donc d’emblée très général, parce que générique : la brèche du temps désigne une dimension de la condition humaine. En tant que condition de possibilité de la temporalité, elle est comparable à la polarité fondamentale de Koselleck entre champ d’expérience et horizon d’attente. Et comme chez Koselleck, il faut distinguer entre l’existence nécessaire de ce transcendantal (toujours déjà requis pour pouvoir penser l’histoire), et son apparition contingente (à un moment précis de l’histoire : celui des Révolutions). Mais au lieu de considérer la brèche comme un transcendantal, comme la matrice des régimes d’historicité, au creux de laquelle naît l’infinie variété des rapports au temps, Hartog n’y voit qu’un « régime » particulier de rapport au temps, dont nous serions aujourd’hui sortis. Pourtant, les précisions d’Arendt ne laissent aucun doute sur ce point ; la brèche désigne avant tout pour elle le lieu de la pensée : « Ce n’est que dans la mesure où il pense, et cela veut dire dans la mesure où il est sans âge […] que l’homme dans la pleine réalité de son être concret vit dans cette brèche entre le passé et le futur. Cette brèche, je présume, n’est pas un phénomène moderne, elle n’est peut-être même pas une donnée historique, mais va de pair avec l’existence de l’homme sur la terre » (Arendt, p. 24). Arendt refuse pourtant de faire de cette brèche un espace situé véritablement hors du temps (comme y invite le « saut » du personnage de Kafka vers une position de surplomb), parce qu’elle ne reprend pas à son compte le postulat kafkaïen du temps rectiligne ; dès lors, la brèche peut correspondre à une sorte de « suspens », au « petit tracé de non-temps que l’activité de la pensée inscrit à l’intérieur de l’espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l’attente sauve tout ce qu’il touche de la ruine du temps historique ou biographique » (ibidem p. 24) .
Ce qu’Arendt souligne fortement, c’est l’apparition contingente de cette brèche dans l’histoire des hommes. C’est que cette niche de la pensée, d’une part, est creusée par un véritable effort, n’apparaît qu’au terme d’un travail, et, d’autre part, n’est pas susceptible de faire l’objet d’une transmission : « Ce petit non-espace-temps au coeur même du temps, contrairement au monde et à la culture où nous naissons, peut seulement être indiqué, mais ne peut être transmis ou hérité du passé ». Du coup, à peine apparue, la brèche est reconduite à son essentielle fragilité ; la réapparition de ce lieu précieux dépend fondamentalement du courage qu’auront d’autres individus d’affronter leur condition humaine : « chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu’il s’insère lui-même entre un passé infini et un futur infini, doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau » (ibidem p. 24).
Plus radicalement encore, au-delà de son apparition contingente, ce qui compte, c’est la transformation de la nature même de la brèche qui, de théorique, est devenue pratique, et de noétique, s’est muée en politique : « Pendant de très longues époques de notre histoire, en fait à travers les millénaires qui ont suivi la fondation de Rome et furent déterminés par des concepts romains, cette brèche fut comblée par ce que, depuis les Romains, nous avons appelé la tradition. Que cette tradition se soit usée avec l’avance de l’âge moderne n’est un secret pour personne. Lorsque le fil de la tradition se rompit finalement, la brèche entre le passé et le futur cessa d’être une condition particulière à la seule activité de la pensée et une expérience réservée au petit nombre de ceux qui faisaient de la pensée leur affaire essentielle. Elle devint une réalité tangible et un problème pour tous ; ce qui veut dire qu’elle devint un fait qui relevait du politique » (ibidem p. 24-25). De là l’exemplarité, à ses yeux, de l’expérience de René Char (le célèbre fragment sur « l’héritage » sans « testament » des Feuillets d’Hypnos) ; de là, aussi, la résolution d’apprendre à se mouvoir dans cette brèche, par une série d’essais conçus comme autant d’exercices visant à acquérir l’expérience de cet espace politique, loin de vouloir le combler (par la tradition ou un succédané moderne).
On voit combien la méditation d’Arendt est proche de celle de Koselleck. Les deux auteurs insistent sur des aspects identiques : la brèche ou la polarité comme condition même de pensabilité de l’histoire ; leur existence longtemps tacite, du fait du lien avec la tradition ; leur révélation soudaine à un certain moment historique (le 18e siècle) ; la tâche, incombant aux individidus de la modernité, de demeurer dans cette brèche, d’y séjourner résolument : là où Arendt insiste sur la tentative monstrueuse du totalitarisme pour combler la faille béante de l’abandon de la tradition [7], Koselleck souligne quant à lui que la tension maximale atteinte par la polarité dans une pensée du progrès radical (corrélative, à ses yeux, de la prise de conscience de l’existence de cette réalité) ne peut qu’aller s’affaiblissant par la suite, pour revenir à un rapport plus équilibré entre champ d’expérience et horizon d’attente.
La modernité inachevée.
En fait, après examen, ce qu’Hartog cherche à décrire sous la forme du « présentisme » semble n’être qu’une nouvelle dénomination attribuée à la thématique classique de la « modernité ». Interrogé sur ce point, l’auteur est resté évasif, tandis que Jacques Revel écartait lui aussi la question en considérant la post-modernité comme un résultat, un produit du nouveau régime, plutôt que comme le nouveau régime lui-même. Pourtant, c’est bien de ce concept, et des débats sous-jacents en saturent la signification, qu’il est question dans ce livre. L’idée fondamentale d’Hartog est en effet que le sens de l’histoire, ce qu’il appelle métaphoriquement « la lumière » ne vient ni du passé (comme lorsque l’histoire était encore magistra vitae et liée à la tradition), ni du futur (le projet utopique et apocalyptique consiste à vouloir inscrire d’un coup le futur dans le présent), mais du présent lui-même, et de lui seul. Or, force est de constater que ce que l’auteur appelle « présentisme » correspond en fait à ce que plusieurs auteurs appellent « modernité » : la conception du « présent » comme référence de la temporalité de l’action (ni le passé, ni le futur), c’est-à-dire le fait que le sens de toute action soit relatif au présent (même s’il peut faire intervenir, accessoirement le passé et le futur). Pour être tout à fait juste, il faudrait préciser que l’originalité d’Hartog consiste à absolutiser cette relativité au présent (nous y reviendrons).
Habermas souligne ainsi cette importance nouvellement acquise du présent dans Le discours philosophique de la modernité : « Dans la mesure où ce nouveau monde, le monde moderne, se distingue du monde ancien par le fait qu’il s’ouvre à l’avenir, le commencement d’une époque historique se reproduit et se perpétue, à chaque instant du présent qui engendre du nouveau. C’est pourquoi la conscience historique de la modernité comporte une délimitation entre les temps nouveaux et le « temps actuel » : en tant qu’histoire du temps présent, l’époque contemporaine occupe une place de choix dans l’horizon des temps nouveaux […] Un présent qui se comprend comme l’actualité du temps présent, à partir de l’horizon des temps nouveaux, est forcé de reproduire –sous la forme d’un renouvellement continu– la rupture entre les temps nouveaux et le passé» (Habermas, 1988, p. 7). L’importance du présent comme norme indépassable correspond au souci de s’auto-fonder, de ne tirer sa propre légitimité d’aucune norme extérieure : « la modernité ne peut ni ne veut emprunter à une autre époque les critères en fonction desquels elle s’oriente ; elle est obligée de puiser sa normativité en elle-même. Sans recours possible, la modernité ne peut s’en remettre qu’à elle-même » (ibidem p. 9).
On trouve une analyse proche et comparable sous la plume de Foucault dans son article « Qu’est-ce que les Lumières ? », où il interroge la méditation kantienne éponyme : « […] il me semble qu’on voit apparaître dans le texte de Kant la question du présent comme événement philosophique auquel appartient le philosophe qui en parle […] on voit la philosophie – et je pense ne pas trop forcer les choses en disant que c’est la première fois- problématiser sa propre actualité discursive » (Foucault, 1984, p. 1499). On trouve enfin un écho similaire chez Ricoeur : « […] quand l’attente ne peut plus se fixer sur un avenir déterminé, jalonné par des étapes discernables, le présent lui-même se trouve écartelé entre deux fuites, celle d’un passé dépassé et celle d’un ultime qui ne suscite aucun pénultième assignable. Le présent ainsi scindé en lui-même se réfléchit en « crise », ce qui est peut-être […] une des significations majeures de notre temps » (1985, p. 384).
Habermas rappelle à bon droit que le désir moderne d’auto-fondation est, à l’origine, une conquête de la critique esthétique baudelairienne : « Dans l’expérience fondamentale de la modernité esthétique, le problème de l’autofondation prend une forme plus aiguë, dans la mesure où l’horizon de l’expérience temporelle se réduit à celui de la subjectivité décentrée qui s’écarte des conventions de la vie quotidienne. C’est pourquoi l’oeuvre d’art occupe chez Baudelaire une place singulière, à l’intersection des coordonnées que sont l’actualité et l’éternité : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » […] L’actualité ne peut pas prendre conscience d’elle-même par opposition à une époque dépassée et rejetée, à une figure du passé » (Habermas, op. cit. p. 11).
Foucault a lui aussi insisté sur l’importance de Baudelaire comme « conscience aiguë » de la modernité. Dans le texte du Peintre de la vie moderne, le philosophe distingue trois caractéristiques fondamentales, que le poète restreint au domaine (non-social) de l’art : la modernité est une volonté d’héroïser le présent de façon ironique, un jeu de la liberté avec le réel pour sa transfiguration, une élaboration ascétique de soi. Mais l’essentiel de la réflexion de Foucault tient à ce que, s’il retient de Baudelaire le critère de la modernité, il souligne fortement, à partir de l’inspiration de Kant, que la modernité est une attitude plutôt qu’une période de l’histoire : « Par attitude, je veux dire un mode de relation à l’égard de l’actualité ; un choix volontaire qui est fait par certains ; enfin, une manière de penser et de sentir, une manière aussi d’agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche ». Et la fin du texte est encore plus clair : le contresens consiste à faire de la modernité quelque chose qui succède à de l’ancien, et qui, du coup, pourrait se voir dépasser par une modernité de rang supérieur : « Par conséquent, plutôt que de vouloir distinguer la « période moderne » des époques « pré » ou « post-moderne », je crois qu’il vaudrait mieux chercher comment l’attitude de modernité, depuis qu’elle s’est formée, s’est trouvée en lutte avec des attitudes de « contre-modernité » » (2001, p. 1387).
Telle semble pourtant bien être la tentation d’Hartog, après celle de Lyotard. Sa thèse du « présentisme » s’annonce en effet comme l’analyse du régime d’historicité qui suit les « temps modernes », dont Koselleck avait si bien su parler : « Plus le contenu de l’expérience est mince, plus l’attente qui s’ensuit est grande. Plus l’expérience est mince, plus l’attente est grande — c’est là une formule qui caractérise la structure temporelle de l’époque moderne, dans la mesure où elle a été conceptualisée par le “progrès” ». En réalité, on le voit, Koselleck ne parle de la sortie de la modernité qu’en tant que celle-ci est se caractérise par la croyance en un progrès au sens absolu du terme. La sortie en question ne signifie donc, au sens strict, que celle du progressisme radical. C’est d’ailleurs ce que confirme la fin du texte, qui a manifestement inspiré Hartog : « Il se pourrait qu’une ancienne détermination de rapport retrouve sa place : plus grande est l’expérience, plus prudente mais aussi plus ouverte est l’attente. Cela signifierait, sans grands mots, que la fin des « Temps modernes » dans le sens d’un progrès optimal serait atteinte ». La position de Koselleck n’est pas dénuée d’ambiguïté ; en particulier, on peut se demander s’il a raison de définir la modernité par l’hyper-progressisme. Néanmoins, il est douteux qu’il ait pensé à une sortie de la tension créée par l’écart (moderne) entre champ d’expérience et horizon d’attente. De sorte que, s’il souligne à bon droit que nous sommes sortis du « progressisme », sa position ne semble pas très éloignée de celle de Habermas, pour qui la modernité demeure un « projet inachevé ».
Une ambiguïté de méthode.
L’originalité du livre d’Hartog apparaît encore une fois si on en compare la méthode à celle de Koselleck. Rappelons donc brièvement en quoi consiste cette dernière. On pourrait la qualifier de sémantique discursive, ou d’herméneutique des temps historiques. Ricoeur parle de « sémantique conceptuelle appliquée au vocabulaire de l’histoire et du temps de l’histoire » (Ricoeur, 1985, p. 375, note 1). L’enquête est sémantique parce qu’elle s’intéresse d’abord (mais non pas exclusivement) aux significations des discours tenus sur les choses, et non aux choses mêmes, qui relèvent d’une histoire sociale. Il est important de comprendre que l’enquête sémantique complète l’enquête sociale, et ne prétend nullement prendre sa place : elle se situe simplement à un autre niveau. La pertinence de l’enquête n’apparaît, comme dit Ricoeur « que si l’on accorde à la sémantique l’autonomie d’une discipline distincte » (ibidem).
Cependant, l’enquête sémantique n’aurait que peu d’importance si elle n’entretenait aucun rapport à l’histoire sociale, si les significations flottaient au-dessus des choses, sans aucun lien avec elles. En fait, les concepts analysés (« histoire », « progrès », « crise ») entretiennent avec l’histoire sociale une double relation d’indicateurs et de facteurs de changement : « Dans la mesure où ces maîtres mots portent au langage les changements en profondeur dont l’histoire sociale fait la théorie, le fait même d’accéder au plan linguistique contribue à produire, à diffuser, à renforcer les transformations sociales qu’ils dénomment » (Ricoeur, 1985, p. 376, note). On remarquera la proximité de cette méthode avec les thèmes développés par le linguistic turn, et selon lequel toute connaissance des choses et événements commence avec le langage, sans pourtant s’y résoudre (contrairement à ce que suggèrent certaines dérives « post-modernes » du narrativisme).
Cette survenance du sémantique sur le social pose un problème épistémologique important. Quelles sont les méthodes, les techniques, que l’historien met en oeuvre pour déterminer quand le sémantique est bien l’indice d’un élément social, et quand il influe sur elles ? Toute l’ambiguïté de la clinique historique développée par Hartog est ainsi révélée par une note de l’introduction où, après avoir distingué, à la suite de Benveniste (1966), le temps linguistique, temps de la langue, par laquelle « se manifeste l’expérience humaine du temps », et le temps chronique, qui est « le fondement de la vie des sociétés », Hartog affirme, sans précaution supplémentaire, que « le régime d’historicité participerait de l’un et de l’autre » [8].
Or, à la différence de Koselleck, qui déployait son enquête à un niveau proprement conceptuel, trans-individuel, circulant entre les oeuvres pour découper deux grands régimes d’historicité, Hartog s’installe d’emblée à l’intérieur de certaines oeuvres singulières, dont l’exemplarité n’est pas forcément synonyme de représentativité. Le cas est particulièrement patent, non dans l’analyse de Sahlins, mais dans celle d’Ulysse chez Alcinoos, et celle de Chateaubriand. Malgré l’extraordinaire finesse des analyses de l’auteur, on ne peut que poser la question de l’échelle des bouleversements de l’expérience temporelle qu’il exhume : en quoi ce qui se révèle au niveau local d’un Chateaubriand vaudrait-il pour toute une époque ? Or c’est précisément ce point, toujours supposé, qui n’est jamais explicité, alors même que d’autres figures de l’expérience du temps (Volney, Tocqueville) dessinent une évolution censée être générale : c’est la génération, la société française de Chateaubriand dans son ensemble qui est censée être prise entre celle de Volney et celle de Tocqueville.
Les analyses d’Hartog sont locales, et Jacques Revel peut à bon droit faire remarquer qu’il est parfaitement normal que les sociétés et les individus vivent dans plusieurs régimes d’historicité, du fait de la coexistence, en eux, d’expériences temporelles différentes. La preuve a contrario de cette ambiguïté, c’est que, concernant l’analyse de la période récente, Hartog quitte l’analyse d’une oeuvre pour se livrer au difficile exercice d’une sémiotique interprétative (l’herméneutique des sémiophores), dont il relève lui-même le caractère lacunaire (il parle du droit, par exemple, mais pas de l’économie), donc sujet à caution. Là où l’analyse de Koselleck procédait avec rigueur, en étudiant les réseaux conceptuels sur une longue plage de temps, celle d’Hartog prétend, d’une part, élargir la période de l’historia magistra vitae (quand Koselleck commence avec Cicéron, il remonte à Thucydide), et d’autre part mettre en valeur les nombreuses crises du temps existant à l’intérieur même des deux grands topoi (l’historia magistra et la modernité), mais sans que les échantillons étudiés puissent vraiment être justifiés par un protocole d’ensemble. L’auteur a d’ailleurs pris soin de préciser que d’autres régimes d’historicité que ceux qu’il a étudiés peuvent exister (verbatim)
Enfin, on ne peut que rejoindre les réserves de Jacques Revel concernant la duplicité de la notion de « régime d’historicité » : s’il est évident que de tels régimes n’existent pas comme tels, objectivement constitués, le concept semble cependant hésiter entre un statut heuristique (au sens où Gérard Lenclud parle de « clé » pour ouvrir des serrures, et rendre ainsi des problèmes pertinents) et un statut idéal-typique (articulation de traits à fonction descriptive destinée à constituer un squelette de l’expérience). Hartog considère que ces dimensions sont largement complémentaires, mais sans parvenir à dissiper l’impression tenace d’un certain flou.
Conclusion.
En dépit de très belles analyses de détail, la démonstration d’Hartog souffre donc d’une triple ambiguïté. Tout d’abord le diagnostic de « présentisme » postule la double dilatation du présent en direction de l’avenir (par la menace que celui-ci représente) et du passé (par l’hypertrophie de la mémorialisation), ce qui est, de fait, contestable. En outre, la réflexion de l’auteur souffre de confusion conceptuelle, tant du fait de l’historicisation des transcendantaux koselleckiens que d’une interprétation tronquée de la pensée arendtienne : cette ambiguïté est celle-là même induite par l’équivocité du concept de modernité, qui désigne, au sens strict, une attitude an-historique et, par extension seulement, la période historique où cette attitude s’est manifestée politiquement (le « lever de soleil » de la Révolution Française). Enfin, c’est la méthode suivie qui n’est guère compréhensible, qui substitue un impressionnisme brillant à la rigueur plus austère de la sémantique historique koselleckienne, dans le but de répondre au double et ambitieux défi d’un élargissement de la période d’étude (l’historia magistra vitae remontant aux Grecs) et d’un affinement des analyses (multiplier les crises et les « régimes » dans le grand ensemble des « Temps modernes »).
On pourrait trouver un utile contrepoint à ces difficultés dans l’étude que Ricoeur, dans le sillage de Temps et Récit, a consacré au concept de présent [9]. L’auteur commence par rappeler la complexité à laquelle est soumise toute pensée du présent, et qui prend la forme d’une triple épreuve paradoxale : d’une part le présent est à la fois origine et passage (entre passé et futur) ; d’autre part l’opposition entre présent d’un côté, et passé et futur de l’autre peut elle-même apparaître comme externe ou interne au présent ; enfin, le présent vif (caractérisé par la récence, ou l’imminence, et qui ne peut être que « visé obliquement, à coups d’à-peu-près métaphoriques » —Ricoeur, 1985, p. 293) se distingue de l’instant sécable (caractérisé par l’incidence, l’effet d’irruption et de rupture, et symbolisable spatialement par un point sur une ligne).
On aura retrouvé ici, derrière la polarité entre présent vif et instant sécable, l’opposition entre temps vécu et temps physique. Mais l’important tient au caractère spéculativement insurmontable de la polarité entre les deux conceptions du présent. On connaît la thèse de Ricoeur dans Temps et Récit : une poétique du récit « réplique » (sans les « résoudre ») aux apories de la pensée du temps (dans le discours historique, par la constitution d’un tiers-temps, intermédiaire entre temps vécu et temps du monde), et dans le discours fictionnel par de libres variations imaginatives). L’article de 1986 procède selon une inspiration identique : ce que la spéculation ne peut penser que comme une opposition irréductible, une synthèse pratique, sans prétendre le « résoudre » à proprement parler, lui apporte « la réplique d’un faire qui produit de manière non représentative la synthèse du présent vif et de l’instant quelconque » (Du texte à l’action, p. 294). L’initiative, « c’est le présent vif, actif, opérant, répliquant au présent regardé, considéré, réfléchi » (ibidem, p. 289).
C’est dans le moment zéro du calendrier, cet événement axial censé donner aux choses un cours nouveau, que Ricoeur va chercher le premier modèle de cette figure du commencement que dessine l’initiative. Au plan individuel, l’initiative —dont chacun peut faire l’expérience par sa propre naissance— se définit comme une catégorie du faire et non du voir (toujours trop lié à la simple présence). On peut décliner comme suit les quatre phases de l’initiative : « premièrement, je peux (potentialité, puissance, pouvoir) ; deuxièmement, je fais (mon être, c’est mon acte), troisièmement, j’interviens (j’inscris mon acte dans le cours du monde : le présent et l’instant coïncident) ; quatrièmement, je tiens ma promesse (je continue de faire, je persévère, je dure) ». (ibidem, p. 301)
C’est au plan collectif ou social que l’analyse de l’initiative retrouve la question, soulevée par Koselleck et Hartog, du présent historique, celui des contemporains, par opposition à celui des prédécesseurs et des successeurs. Ricoeur situe le présent historique lui-même à l’intersection de l’horizon d’attente et de l’espace d’expérience. Or l’absence de symétrie entre les deux pôles (l’expérience tend à l’intégration, et l’attente à l’éclatement des perspectives) explique qu’espace d’expérience et horizon d’attente se conditionnent mutuellement. Et « le sens du présent historique naît de la variation incessante entre horizon d’attente et espace d’expérience » (ibidem, p. 302). On ne saurait mieux dire que le présent ne peut jamais se déterminer lui-même, ne surgir que de lui seul, parce qu’aussi bien il n’a de sens qu’en tant que, sur lui, se croisent l’expérience récapitulée et l’attente du nouveau. C’est en ce sens que Ricoeur insiste, in fine, sur l’équivalent collectif de l’initiative individuelle : la force du présent. Ce qu’il retient de la méditation intempestive de Nietzsche, c’est « l’interruption que le présent vif opère à l’égard, sinon de l’influence de tout passé, du moins de la fascination que celui-ci exerce sur nous à travers l’historiographie elle-même » (ibidem, p. 306). Si « l’histoire critique » est légitimement injuste et cruelle, c’est que seule la force du présent a le droit d’interpréter le passé : « en dernière instance, c’est de la force du présent que procède la force de refigurer le temps » (ibidem, p. 307).
Au « présentisme » d’Hartog, concept totalisant, sorte de pas suspendu où l’époque, tout entière transie par un présent dilaté, semble retenir son souffle, il faudrait finalement, en soulignant le lien inextinguible entre présent et désir (d’agir), préférer plus modestement la volonté de rupture du « maintenant », cette « force du présent —équivalent de l’initiative à l’échelle de l’histoire […] qui donne à nos visées éthiques et politiques sur le futur la force de réactiver les potentialités inaccomplies du passé transmis ». (ibidem, p. 307)