Si la ville n’a pas toujours bonne presse, il semblerait néanmoins qu’elle laisse rarement indifférent, voire, le plus souvent, que les individus en ont un ressenti plutôt positif, à des degrés divers. Au-delà des représentations sociales, les auteurs qui ont contribué à cet ouvrage collectif ont choisi de s’intéresser au « rapport affectif à la ville » (qui peut aussi bien être « aimée » que « détestée ») sans que les individus puissent pour autant l’expliquer ou en définir les contours. C’est en grande partie dans ce rapport qu’ils entretiennent à la ville — « décor » influençant ceux qui y évoluent — que se trouvent les conditions qui rendent celle-ci « aimable », c’est-à-dire « digne d’être aimée » ou pouvant « être aimée ». Les auteurs considèrent que les affects, qui se trouvent au cœur du projet de recherche présenté dans cet ouvrage, « ne peuvent s’observer directement » (p. 16) dans les actes posés par les individus ou dans ce qu’ils en disent. Ils ont donc tenté d’approcher cet objet de façon indirecte, par-delà un cadre strictement rationnel qui en entraverait l’accès : « Il nous a fallu chercher l’affect sans chercher à le chercher » (p. 17). Leur démarche relève notamment d’une certaine poétique s’intéressant, dans les pas de Pierre Sansot (1996) et de Gaston Bachelard (1957), à des dimensions sensibles et affectives dont la description comme l’accès ne sont pas spontanément des plus aisés. Pour saisir ce rapport affectif, ils s’appuient notamment sur diverses formes de médiations artistiques telles que le cinéma ou la littérature qui, donnant accès à l’imaginaire, permettraient de capter ce qui fait l’épaisseur sensible des relations aux villes. S’ils étudient les espaces, ils se focalisent d’abord sur les individus étant donné que la « dimension affective » est « une construction de l’individu et non l’émanation d’un lieu » (p. 39). Leur approche se fait aussi « relationnelle », au sens entendu par Simon Laflamme (1995), particulièrement attentive donc aux deux éléments en relation — ici l’individu et la ville — et à ce rapport en tant que tel. De plus, ils prennent en compte l’influence des temporalités, tant celles relatives aux individus qu’aux lieux, sur ce rapport affectif (les souvenirs, l’expérience, le patrimoine, les changements qui surviennent au fil du temps qui passe, etc.).
Cet ouvrage collectif, divisé en douze chapitres et rassemblant des contributions de sept auteurs qui renvoient les unes aux autres sans pour autant être parfaitement articulées, présente à la fois des résultats et des pistes. D’une part, il fait le point sur les recherches menées sur la ville et les affects depuis de nombreuses années autour de Denis Martouzet (2013), qui a également dirigé un numéro de la revue Norois sur cette question. D’autre part, en essayant de mieux délimiter ce concept de « rapport affectif à la ville » et de penser les conditions de son « opérationnalité », c’est un point de départ pour des recherches futures, « car le chantier débute à peine » (p. 12). À une revue de la littérature très complète sur le sujet s’ajoutent des réflexions théoriques et épistémologiques, quelques études de cas s’appuyant sur des données collectées par les auteurs ainsi que l’une ou l’autre démarche plus exploratoire. Cet ensemble de contributions n’entend donc pas faire le tour de la question, mais proposer des pistes de travail et affiner la compréhension de leur objet d’études. La plupart des auteurs sont géographes et urbanistes ; ils s’intéressent donc à l’espace, mais sans ignorer les apports d’autres disciplines, empruntant ainsi à la sociologie, à l’histoire ou à la philosophie politique dans la construction de leurs raisonnements. Au-delà de descriptions plus poétiques, plusieurs auteurs essayent aussi de mesurer et de quantifier ces phénomènes relevant des affects ou, à tout le moins, de les modéliser. Ainsi, certains construisent des figures qui leur permettent de prendre un recul analytique utile et d’accroître l’intelligibilité de cette réalité mouvante qu’ils essayent d’appréhender. En effet, le « rapport affectif à la ville » est à la fois un concept qui peut être défini comme étant « la relation, éternellement changeante, que l’on entretient envers la ville, directement ou à travers ce qui la compose et ce que l’on se représente, et qui porte un enjeu de soi » (p. 350), et un objet de recherche qui est dès lors difficile de circonscrire, puisqu’il existe sous une multitude de formes et n’arrête pas d’évoluer.
Affects, urbanisme et action publique.
Si la ville aimable semble aujourd’hui un modèle en vogue, c’est au prix de son dévoiement et de son « instrumentalisation » par l’action publique urbaine, dans le marketing urbain, par exemple. Les auteurs souhaitent que l’urbanisme prenne les affects au sérieux et laisse un champ des possibles ouvert pour voir advenir une ville aimable, mais cela ne peut se faire au prix de simplifications langagières ou conceptuelles. Ils estiment que l’urbanisme prend de plus en plus en compte cette dimension affective et que, dès lors, la ville aimable pourrait advenir. Ainsi, l’affectivité et la rationalité, qui « sont deux modes de traitement de l’information et, par là, deux moteurs de la décision et de l’action » (p. 63), ne s’excluent plus systématiquement l’une l’autre, des complémentarités commencent à être établies entre elles. De plus, l’émergence d’un urbanisme par projets, tout comme les dispositifs axés sur la participation citoyenne auraient pour conséquence une prise en compte accrue des émotions et des affects. Si les auteurs semblent assez enthousiastes sur cette participation qui met fin au monopole d’« experts patentés » et où « l’affectivité peut s’immiscer, ce qu’elle n’a pas manqué de faire » (p. 353), d’autres ont néanmoins mis en avant des troubles sévères qui affectent l’expression citoyenne dans différentes assemblées participatives (Berger 2014, 2015). Si la participation permet aux affects de s’exprimer, ces derniers sont-ils réellement entendus dans le cadre des dispositifs participatifs ?
Au final, et c’est là tout l’enjeu de cet ouvrage programmatique, les auteurs invitent à la prise en compte des affects dans l’urbanisme, c’est-à-dire la « science qui vise la transformation intentionnelle des espaces habités » (p. 102). Les urbanistes, « acteurs émorationnels », combinant une facette émotionnelle et une facette rationnelle, sont donc inévitablement influencés par leurs propres affects ; et ce serait une erreur de penser que les catégories à partir desquelles ils agissent sur la réalité urbaine ou la saisissent sont exemptes de leur influence. Plutôt que de dénigrer cette dimension affective, il leur faut en tenir compte et en faire un atout dans leurs pratiques, comme ils le font déjà en partie. La conscience d’un rapport affectif peut dès lors permettre de mobiliser ce dernier comme « outil d’aide à la décision et/ou à la conception » (p. 258). Néanmoins, si l’urbanisme doit « créer les conditions d’une ville aimable » (p. 254), il ne doit pas chercher à la bâtir en tant que telle, ce qui mènerait inévitablement à l’échec ou à des dérives. En effet, pour les auteurs, « c’est l’appropriation de la ville par ses habitants, ses usagers, ses visiteurs, plus que la fabrique de la ville, qui en fera une ville aimable » (p. 360).
Si les urbanistes ou les géographes apprécieront cet ouvrage qui aborde, sous un éclairage inhabituel, une question profondément ancrée dans l’espace, les sciences sociales en général gagneront à en prendre connaissance, car il éclaire, par le prisme des émotions et des affects, les rapports entretenus par les individus (habitants aussi bien qu’aménageurs) avec la ville. On ne peut que souligner cette démarche visant à appréhender un objet d’étude sous bien des angles insaisissables, même si elle contribue par endroits à l’indétermination qui l’entoure. À l’heure où la ville durable est magnifiée dans les discours et les politiques publiques, et détournée dans les pratiques, cette entreprise de déconstruction conceptuelle est plus que bienvenue, même si elle pose plus de questions qu’elle n’en résout. On regrettera le trop faible soin apporté à la description des méthodologies utilisées qui ne permet pas toujours de savoir dans quelle mesure et, surtout, comment elles ont été mises en œuvre. Il aurait sans doute également été inspiré de préciser dès le titre de l’ouvrage que la ville aimable ici considérée est exclusivement française. Si les recherches menées l’ont été sur plusieurs villes — dont on ne connaît pas les raisons du choix —, elles ne disent rien sur la question du rapport affectif dans d’autres contextes urbains plus différents, ailleurs en Europe ou dans le monde, si ce n’est à Fort-de-France en Martinique.