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Serendipity.

Faire société avec les animaux.

Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le 21e siècle, 2011.

Image1Pour qui ne connait pas les travaux de Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le 21e siècle, en offre une courte (168 pages) mais saisissante synthèse ; pour ceux qui les connaissent, un prolongement sous forme de recommandation voire même de projet de société. Il faut attendre les toutes dernières lignes de la conclusion pour que l’auteur en affirme ouvertement toute la radicalité :

Nous le constatons déjà, vivre avec les animaux n’a plus rien d’une évidence. C’est devenu une utopie et une utopie révolutionnaire car, pour continuer à vivre avec les bêtes, il faut changer les fondations du monde (p. 150).

Changer le monde… Nous sommes plus habitués à de tels slogans dans les programmes de partis politiques ou dans les propos d’artistes que dans un ouvrage universitaire, composé par une chercheuse à l’Inra, surtout quand on égratigne sérieusement au passage — de manière assez savoureuse, il faut l’avouer — une grande partie des figures intellectuelles s’étant intéressées à la question, de Claude Lévi-Strauss à Peter Sloterdijk en passant par Peter Singer.

C’est que Jocelyne Porcher a une carrière tout à fait originale, dont elle se sert tout au long de ses travaux pour apporter un point de vue singulier, fort d’une expérience rare sur le champ qu’elle embrasse. Elle est avant tout éleveuse de brebis, après avoir été secrétaire comptable, et elle n’entre dans le monde des études que tardivement, en passant son baccalauréat agricole à 34 ans, puis en devenant technicienne et enfin chargée de recherche à l’Inra. Ce parcours atypique qui nourrit son texte est à la fois celui d’une vie, d’une carrière, d’un système théorique et d’un engagement. On ne peut à cet égard s’empêcher de penser à Jane Goodall, engagée par Leakey pour observer des chimpanzés à Gombe, précisément parce qu’elle n’avait pas de formation universitaire. Primatologue, éthologue et anthropologiste, Jane Goodall effectue la première recherche sur le long terme avec des chimpanzés, dans la région du lac Tanganyika. Ces travaux, qui transforment le champ dans lequel elle s’inscrit, et reconnus comme tels par ses pairs, ont également été largement médiatisés. Son engagement sur le terrain, le temps long passé avec les animaux et la méconnaissance du corpus théorique dominant, lui avaient en effet permis de laisser les compétences de ceux avec lesquelles elle vivait s’exprimer, renouvelant totalement ce que nous pensions savoir d’eux. Il y a dans l’ouvrage de Jocelyne Porcher, à l’image des meilleurs travaux sur la question des relations humains-animaux, une autre façon de produire de la connaissance.

Cet engagement profond auprès de ce qui est devenu sa recherche amène l’auteur à prendre des positions militantes (sur ce qu’est l’élevage, contre les théories de la libération animale …), dans une optique très classique dans le monde anglophone, mais beaucoup moins habituelle dans le monde francophone qui y voit généralement un manque de rigueur scientifique. On n’en fera pas le reproche à Jocelyne Porcher, notamment parce qu’elle s’appuie sur de solides données empiriques, tout en notant que le ton de son ouvrage, souvent polémique, se distingue assez nettement de celui de travaux contemporains sur des thématiques proches (Brisebarre, 1998 ; Despret, 2002 ; Rémy, 2009).

Une étude du lien entre humains et animaux.

Il s’agit de revenir dans cet ouvrage sur le sens de nos relations avec les animaux, en se demandant quelle est la nature du lien qui existe entre nous. C’est à partir de l’élevage que l’auteur construit sa réflexion dont les développements touchent à des questions aussi fondamentales que notre humanité ou le sens de la vie et de la mort. Depuis près de 10 000 ans, nous avons vécu dans une relation de confiance et de paix avec des animaux qui nous donnent des compétences que nous ne pensions pas avoir : ce sont des vivants qui nous aident à être plus humains.

Six chapitres rythment l’ouvrage en s’appuyant sur des travaux menés depuis plus de 15 ans sur ces questions. Le premier d’entre eux, « Qu’est-ce que l’élevage ? » établit une première distinction qui va être retravaillée tout au long du texte : ce qu’on appelle généralement élevage industriel ou de masse n’a en fait rien à voir avec l’élevage. Il faut, pour comprendre les enjeux sous-jacents à ces pratiques, distinguer clairement élevage et production industrielle. C’est que, depuis 150 ans, la zootechnie et, à sa suite, l’enseignement agricole, ont acquis le monopole de la parole légitime, en se parant des vertus de la science, imposant leur vision des animaux et du travail en leur compagnie. Pour la « science de l’exploitation des machines animales », la question unique est celle de la productivité et du profit qui y est lié. Toutes les innovations, les pratiques recommandées, les normes mises en place ont pour objectif d’augmenter la production et d’en baisser le coût, balayant chez les animaux l’empathie, la capacité à se réjouir ou à être heureux. Cette négation du vivant produit une grande souffrance chez les animaux mais également chez les éleveurs, puisqu’elle détruit le lien qui existe entre eux.

Plutôt que de penser les relations entre les humains et les animaux en terme d’utilitarisme et de contrat, comme c’est habituellement le cas (les animaux étant supposés n’être motivés que par leur intérêt à court terme), Jocelyne Porcher propose de s’appuyer sur les travaux de Mauss dans l’Essai sur le don (1973) et leur lecture par Alain Caillé (2000) pour montrer que la triple obligation de donner, recevoir et rendre est l’affaire des humains mais aussi des non-humains et de nos relations avec eux. Parce qu’ils travaillent et qu’ils finissent par être mangés, les animaux d’élevages créent chez l’éleveur une dette dont il s’acquitte en leur offrant « une vie bonne » (p. 34), c’est-à-dire une vie plus paisible (parce qu’à l’abri des prédateurs), plus intéressante, plus riche de relations et de sens qu’elle ne l’aurait été sans nous. La vie bonne passe par l’accès au monde, aux prairies, aux congénères, mais aussi essentiellement par le lien aux humains. L’élevage, avant de renvoyer à une question de profit, devenue pour la zootechnie la seule rationalité valable, est une expérience relationnelle, qui passe notamment chez l’éleveur par la caresse ou par la voix. Les animaux beuglent, bêlent, grognent, se déplacent, acceptent, coopèrent ou refusent de façon adaptée aux situations. Pour les éleveurs qui choisissent ce métier, c’est bien le fait de vivre avec les animaux qui prime, la mort, qui permet d’avoir un revenu, étant simplement une condition de la vie ensemble.

Jocelyne Porcher propose ainsi une façon de penser le monde dans laquelle humains et non-humains partagent beaucoup, mais ne relèvent pas pour autant des mêmes catégories. Les animaux sont proches mais différents — ce qui permet l’abattage — et dans une relation asymétrique avec nous, ne pouvant échanger leur position.

Au cœur du second chapitre est le travail, pierre de touche du système dans lequel Jocelyne Porcher pense notre relation aux animaux d’élevage. S’appuyant sur Marx, elle souligne combien le travail peut être un espace d’épanouissement, d’inventivité et d’expression de la vie. C’est la collaboration et la reconnaissance réciproque qui fait l’élevage. Cette nécessité relationnelle est totalement niée, à la fois par les productions animales, qui y voient une perte de temps non productive, et par la philosophie de la libération animale qui postule que le processus de domestication est uniquement un rapport d’exploitation des animaux. L’élevage est ainsi attaqué de toutes parts pour des questions économiques, éthiques, sanitaires et même environnementales. Méconnu du grand public comme des scientifiques, l’élevage serait en train de disparaitre discrètement, et avec lui un des espaces dans lesquels nos relations avec les animaux pouvaient s’exprimer.

Le troisième chapitre décrit les productions animales avec une précision qui met souvent mal à l’aise, comme quand les salariés, obligés de tuer les porcelets non rentables, pratiquent la « cloisonthérapie », « ce qui consiste à cogner la tête du porcelet contre le sol ou contre un mur » (p. 86). C’est que le monde des productions animales est d’une grande violence physique mais surtout morale et symbolique : la mort et la souffrance sans raison réelle (des porcelets chétifs, des porcs qui ne grossissent pas assez vite) sont partout et plongent les salariés dans un monde dépourvu de sens. Jocelyne Porcher montre ainsi comment la souffrance des animaux passe aux travailleurs qui sont obligés d’arrêter de penser pour arrêter de souffrir. Le « sale boulot » (p. 85) qui s’insinue partout est directement lié « aux chiffres qui ont pris la place du sens du travail » (p. 82). Autrement dit, dans les productions, il ne s’agit pas d’élevage, avec les liens et la responsabilité entre les animaux et leur maître qu’il impose, mais d’une affaire de rendement maximisé selon des logiques comptables. Le chapitre va plus loin en proposant une analyse de l’analogie entre le système industriel et les camps d’extermination nazis, employée fréquemment par les salariés. Il y a, pour Jocelyne Porcher, une véritable analogie de système, les productions animales déconstruisant l’animal pour en faire une chose et répondant aux quatre critères mis en avant par Primo Lévi (1987) pour analyser le lager : le traitement de masse des individus, la violence, la perte de communication, le consentement à un travail de la mort. À ceux que cette analogie dérangerait, elle répond qu’on ne peut connaître les systèmes industriels et rester neutre, en faisant simplement émerger de respectables controverses : « c’est la raison pour laquelle la plupart des philosophes et des sociologues ne cherchent pas à les connaître […] il ne faut pas que le réel vienne perturber la théorie » (p. 94). On retrouve, une fois de plus, la singularité de Jocelyne Porcher, mettant en avant son passé de bergère et sa famille militante qui font sans doute que, ne faisant pas totalement partie du sérail, elle n’hésite pas à avoir des positions dures vis-à-vis de ses collègues. Pour elle, le réel passe avant toute théorie et le soupçon pèse sur les explications dans lesquelles il se perd derrière de complexes systèmes. Au moins en ce qui concerne son domaine de compétence, on ne peut lui donner tort, aucun ouvrage n’étant aussi convainquant sur ce qu’est l’élevage que le sien.

Le quatrième chapitre interroge la mort des animaux. Ici encore, c’est la relation entre les humains et les animaux qui intéresse Jocelyne Porcher. Les cadences imposées dans les abattoirs conduisent à faire, là encore, un « sale boulot ». Avec la fermeture des petits abattoirs dans lesquels les éleveurs pouvaient accompagner leurs animaux, c’est la « mort bonne » qui disparaît. La mort est en effet indissociable de l’élevage, puisqu’elle est la raison d’être du système. C’est ainsi une grande force de l’ouvrage de ne pas éluder cette question, mais au contraire de montrer comment la vie est indissociable de la mort. Si nous connaissons la date de la mort des animaux d’élevage, eux ne la connaissent pas. Il n’est donc pas pensable de les décrire comme des « êtres pour la mort ».

Poursuivant la réflexion sur le lien de la mort à la vie, le chapitre 5, « le vivant sans la vie » est une attaque sévère des défenseurs du bien-être animal et surtout de la libération animale.

Jocelyne Porcher avance tout d’abord que le bien-être animal — qui considère que toute souffrance animale doit être évitée — n’est qu’un prétexte pour rendre les productions animales ou les recherches animales invasives socialement acceptables. Proche ici des positions de Larrère & Larrère (1997), elle montre qu’il ne s’agit pas tant de comprendre les animaux et, mieux encore, les animaux avec leurs éleveurs, que de voir comment on peut les adapter aux conditions des productions. En excluant ceux qui connaissent réellement les animaux (les éleveurs, les soigneurs dans les animaleries), les règles du bien-être animal sont généralement inadéquates. Elles passent ainsi, comme pour les mesures de productivité, par une série de statistiques qui ne permettent pas de comprendre quoi que ce soit.

Le mouvement de « libération animale » soutient, à la suite des travaux de Peter Singer, que la question morale ne peut être réduite aux humains, mais concerne également les animaux. Professeur de philosophie et d’éthique à l’université de Princeton, ce dernier est précisément connu en dehors du monde académique pour La libération animale (1975), devenu le fondement théorique de nombreux mouvements de protection des animaux. Il y défend une perspective utilitariste selon laquelle la souffrance liée à l’utilisation des animaux, notamment pour se nourrir, n’est pas compensée par les avantages qu’en tirent les humains, rendant immorale leur exploitation. Ce qu’il appelle « spécisme » (Singer, 1975) est alors défini par la catégorisation et la hiérarchie qui est établie entre humains et non-humains et qui fonctionnerait à partir des mêmes mécanismes que le racisme. Si Singer est souvent critiqué en France comme anti-humaniste (Ferry, 1992), Jocelyne Porcher réfute l’idée sous-jacente que la domestication est une forme d’aliénation et d’exploitation.

Elle pense au contraire le lien entre humains et animaux comme essentiel à la « vie bonne » ou heureuse des uns comme des autres, sans remettre en cause la dissymétrie dans les positions. La plupart des auteurs qui ont trait de près ou de loin à ce mouvement de « libération » des animaux sont alors étrillés pour incompétence. Philosophe et professeur d’esthétique à l’université de Karlsruhe, Peter Sloterdijk est connu pour le scandale qui naît lors de la parution de sa conférence « Règles pour le parc humain », du fait de l’utilisation d’un vocabulaire qui paraît alors trop proche des thématiques du surhomme nietzschéen et surtout de sa récupération par les nazis. C’est la vision très négative de l’élevage et de notre rapport aux animaux domestiques, chargé de violence et fondamentalement lié à l’asservissement, qu’il développe dans cette conférence, attaquée comme non scientifique et sans aucun fondement empirique par Jocelyn Porcher. Peter Singer, Temple Grandin, Bernard Rollin sont eux aussi taxés de méconnaissance des animaux, voire même de compromission, en aidant les productions animales à améliorer les conditions de vie dans lesquelles vit le bétail, c’est-à-dire, au fond, en participant à la destruction de l’élevage.

C’est que Jocelyne Porcher considère que ces positions sont tout d’abord l’imposition d’un point de vue moral en dehors de toute analyse du rapport réel qui existe entre les personnes et les animaux. Le mythe de la libération animale est ainsi un déni de la différence entre production animale et élevage et une volonté affirmée de couper le lien entre eux et nous, cherchant ainsi au fond à nous isoler comme espèce, à préférer l’abandon à la socialisation et la peur à la confiance. Finalement, ne ressortirait dans ces théories qu’une absence d’amour pour les animaux qui expliquerait l’étrange alliance de fait entre industriels et défenseurs proclamés des animaux dans la recherche d’une production de viande in vitro. Pourquoi ce désir commun de se débarrasser des animaux ? Une recherche de profit d’un côté, de pureté morale (pas de mort ni de pollution) de l’autre, qui renvoie en fait à une volonté de se tenir à distance, c’est-à-dire à ne pas s’engager dans une vraie relation.

Le dernier chapitre, « Vivre avec les animaux, une utopie pour le 20e siècle », est à la fois celui qui est le plus révolutionnaire dans son principe — il faut présenter un modèle de société dans lequel l’élevage est possible — et le plus apaisé dans son ton, le pessimisme de Jocelyne Porcher laissant même place parfois à des images de lendemain qui chantent. Après un retour sur la catégorie de domestique qu’elle retravaille en proposant une typologie fondée sur le travail, elle met en avant les conditions nécessaires à la réalisation de son utopie : oublier le profit à court terme, renoncer à la taylorisation du travail, avoir une viande payée plus cher pour permettre l’existence de fermes dans lesquelles on aurait le temps de cultiver une relation avec les animaux. Enfin, comme la mort est essentielle au fonctionnement du système, des abattoirs ambulants permettront aux animaux d’avoir une bonne fin, accompagnés par les éleveurs jusqu’au bout de la relation.

Les animaux domestiques comme nouveaux acteurs des human-animal studies.

Jocelyne Porcher explore ainsi dans son ouvrage un champ en croissance — les human-animal studies —, mais encore relativement peu développé, dans lequel on ne parle ni des humains, ni des animaux mais bien de ce qui se joue entre eux. Dans ce cadre, les animaux ne sont pas pensés comme des prismes au travers desquels voir d’autres enjeux, mais bien comme des êtres à la pleine subjectivité. On mesure ici les mutations méthodologiques et conceptuelles par rapport à un ouvrage touchant à des thèmes proches (les abattoirs et la mort des animaux), paru il y a près de 25 ans : Le sang et la chair de N. Vialles. Jocelyne Porcher produit une véritable ethnographie des animaux qu’elle fréquente. On regrettera simplement à ce propos que, du fait du format du livre, les détails soient trop peu présents et l’iconographie totalement absente.

Il n’en reste pas moins que ce travail est d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’animaux auxquels les scientifiques n’ont jamais vraiment donné la chance d’exprimer leurs possibilités, comme les grands singes en ont eu l’occasion dès les années 1970. Avec Thelma Rowells, Jocelyne Porcher est ainsi une des rares voix d’animaux d’élevage délaissés pour ceux, plus médiatiques, qu’on décrit habituellement comme sauvages. Pourtant, elle nous montre la richesse du lien qui existe avec eux, précisément parce qu’ils sont proches et présents au quotidien. Le langage commun du corps et de l’intuition transversale aux espèces animales les plus proches, qui s’apprend à l’enfance, ou l’idée qu’une partie de notre identité vient d’ailleurs en sont des exemples. Il y a en effet chez les éleveurs, comme chez les animaliers dans les laboratoires scientifiques ou les soigneurs, au zoo, des relations affectives et morales avec les animaux que l’auteur n’hésite pas à comparer à celles que développent les possesseurs de chats et de chien : une relation véritablement engagée, c’est-à-dire dans laquelle on ne peut rester à distance, dans laquelle les uns comptent pour les autres. C’est bien dans la proximité et le quotidien que s’établit le lien. On voit ici comment se croisent distance et type de rationalité ou de rapport au savoir. Ce sont bien les soigneurs ou les animaliers et non les vétérinaires ou les chercheurs — précisément parce qu’ils sont les porteurs de la science moderne et qu’ils se détachent des individus pour ne pas fausser leur diagnostic ou leur expérience — qui établissent une véritable relation.

Le propos de Jocelyne Porcher déborde le cadre de l’élevage en tant que tel, puisqu’elle considère que tous ceux qui vivent avec des animaux sont au fond des éleveurs. Dans son système, dont le travail est la pierre de touche, elle suggère par exemple de considérer que les animaux de compagnie ou de zoos ont un emploi de service et qu’ils relèvent sans doute plus justement d’une catégorie « animal d’élevage » que « sauvage » ou « domestique ». La relation d’apprentissage et de responsabilité qui caractérise les liens entre les vaches, les brebis et leur berger n’est pas fondamentalement différente de celle qui existe entre les chiens, les chats et leur maître. La responsabilité qui en découle non plus. Dans un développement qui mériterait sans doute d’être plus aboutit, l’auteur s’essaye à une typologie, s’appuyant principalement sur la dichotomie « animaux avec lesquels nous vivons ou nous avons envie de vivre » /« animaux avec lesquels nous ne vivons pas ou nous ne cherchons pas à vivre ». Si l’essentiel est, là encore, le lien, c’est qu’au fond l’ouvrage cherche à nous montrer que vivre avec les animaux, c’est réellement faire société.

Pour passionnant que soit Vivre avec les animaux, on formulera au moins deux réserves. Tout d’abord Jocelyne Porcher est très pessimiste. Il s’agit tout d’abord du ton général de l’ouvrage, mais plus fondamentalement de l’affirmation selon laquelle l’élevage disparaît et avec lui une certaine qualité du lien avec les animaux. Il n’y aurait bientôt plus de place que pour les productions animales. On accordera qu’il s’agit sans doute plus d’exceptions que de règle, si on compte les 18 millions de bovins qui vivent en France, mais en sillonnant le Cantal et ses vastes plateaux dévolus aux vaches Salers ou en voyant les Montbéliardes pâturer dans le Jura autour de près de 3 000 exploitations familiales, on ne peut s’empêcher de penser qu’il existe encore un élevage réel et viable en France, le plus souvent protégé par des Aoc (Appellation d’origine contrôlée) ou des Aop (Appellation d’origine protégée). Plus rare encore chez les ovins (pensons néanmoins aux troupeaux de race Lacaune pour la production du Roquefort) ou chez les porcs (quelques dizaines de milliers de Noir de Bigorre par exemple), l’élevage, tel que le décrit Jocelyne Porcher, avec ce qu’il apporte de créativité, d’émancipation et de joie mutuelle, existe. Loin d’être vilipendés, les éleveurs et les produits issus de ce type d’exploitations sont au contraire valorisés (Bérard & Marchenay, 1995). Il existe certainement une confusion entre productions animales et élevage, mais sans doute n’est-elle pas aussi absolue que la présente Jocelyne Porcher. Au moins chez ces éleveurs, le sens du travail, la reconnaissance et une véritable rentabilité économique existent (Frossard-Urbano, 1991).

Pourquoi Jocelyne Porcher ne fait-elle jamais allusion à eux, d’autant que son dernier chapitre appelle de ses vœux un nouveau modèle de société dans lequel l’élevage, tel qu’elle le définit, serait possible ? Son utopie reste en effet bien abstraite et on voit mal comment elle pourrait être mise en place tant le propos reste général (ce qui n’enlève rien à son intérêt, mais rend peu vraisemblable sa mise en pratique). Pour un ouvrage qui appelle si fortement au changement et à l’importance de l’engagement, c’est sans doute une réelle lacune.

 

Vivre avec les animaux est un livre important parce qu’il s’interroge sur ce qu’est faire société. En rendant sensible une expérience personnelle, sans en retrancher les joies (marcher le matin avec ses brebis par exemple), ni les haut-le-cœur (les volailles ramassées à l’aspirateur dans les productions animales), l’ouvrage rend compte des conditions de possibilité d’une société plus large, dont les animaux font réellement partie. Alors que le lien aux animaux, par exemple de compagnie, fait partie du quotidien de millions de personnes, il reste encore très mal étudié. En lisant le texte de Jocelyne Porcher, ce vécu, que beaucoup d’entre nous possèdent, prend sens en étant décrit, explicité, analysé, mobilisé dans une construction théorique convaincante. On en ressort en se disant qu’on a réellement appris quelque chose qui nous accompagnera même quand nous aurons fermé nos livres et nos ordinateurs : nous sommes plus humains avec les animaux, dans un monde qui n’est pas indifférent à notre présence.

Abstract

Pour qui ne connait pas les travaux de Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le 21e siècle, en offre une courte (168 pages) mais saisissante synthèse ; pour ceux qui les connaissent, un prolongement sous forme de recommandation voire même de projet de société. Il faut attendre les toutes dernières lignes de ...

Bibliography

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Notes

Authors

Jean Estebanez

Agrégé Répétiteur à l’Ens de Paris, Jean Estebanz s’intéresse à la question de l’altérité dans une approche de géographie culturelle. Ses travaux portent en particulier sur la question des relations humanimales et la façon dont elles sont agencées par des dispositifs spatiaux (à l’image des zoos, auxquels sa thèse est consacrée).

Partnership

Serendipity.

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