La couleur dans la ville est un ouvrage remarquable préfacé par Michel Pastoureau, l’historien spécialiste des couleurs (du « bleu » au « noir », son dernier opus), lequel a notamment révélé à travers ses recherches les variations perceptives des couleurs dans les sociétés suivant les époques. Celui-ci campe d’emblée la teneur du propos, rappelant les manières différentes dont les villes ont historiquement utilisé les couleurs, insistant, en passant, sur le rôle contemporain crucial de ces couleurs pour des villes inscrites dans la mondialisation. Quatre séquences structurent l’ouvrage : « La polychromie urbaine au XXesiècle », « Science des couleurs et application architecturale », « Couleur et valorisation du patrimoine » et « La couleur dans la ville aujourd’hui ». L’enjeu n’y est pas de proposer un simple panorama historique, mais bien plutôt, à partir d’une entrée historique, d’éclairer successivement différentes modalités d’intervention de la couleur dans la production et la dynamique des formes urbaines. C’est donc par cette analyse du lien entre déploiement des couleurs et production des formes urbaines que l’apport est le plus décisif et tout à la fois innovant dans la mesure où il donne à voir une véritable puissance spatiale instrumentale de la couleur, qui n’est plus une simple décoration de la ville, mais une des composantes active de la production de leur urbanité.
La couleur, outil de production de formes urbaines et d’urbanité.
Pour l’auteur, la couleur crée des formes urbaines, elle s’inscrit complètement dans l’entreprise architecturale et ne lui sert pas seulement de ressource décorative, tel qu’en témoigne le travail de Le Corbusier, par exemple, qui a modelé l’espace grâce à la physique même de la couleur et composé avec elle comme avec des formes. Cette intégration de la couleur dans la production de la ville est ancienne telle qu’à Moscou où un Centre de la couleur a été créé dès 1929, mais qui n’a pas eu de suite faute de moyens, jusqu’à sa nouvelle vigueur des années 1980. La ville intègre la couleur à la politique d’urbanisme, en menant des travaux systématiques sur la couleur à l’échelle des quartiers qui viennent guider une harmonisation chromatique des bâtiments à toutes les échelles, de la rue à la ville en passant par les places et les quartiers. Des villes colorées de tout temps ? Nullement : Larissa Noury rappelle l’éviction de la couleur urbaine par les régimes dictatoriaux qui y voyait des germes de contestation, lui associant les idées de liberté et de démocratie. Tout comme au moment de la Reconstruction, en France, l’industrialisation de la construction n’en ayant que peu fait cas sinon, occasionnellement, pour compléter les formes des tours et barres construites dans les années 1950-60. Ce n’est donc que de manière très contemporaine qu’on assiste, dans l’ensemble du Monde, à ce retour de la couleur, intégrée à la conception des environnements urbains, tant au niveau de la conception architecturale que de l’aménagement urbain.
Si la couleur occupe (et doit occuper, pour l’auteur) cette place décisive, c’est qu’elle participe pleinement à faire la ville et l’urbanité : cet instrument permet en effet de travailler à réaliser de la diversité, de la singularité, mais aussi des rapprochements et des ressemblances. Chaque ville, chaque région du monde a sa propre couleur (les travaux de Jean-Philippe Lenclos, designer coloriste, à l’origine d’une géographie de la couleur le prouvent magnifiquement) ; chaque couleur est unique dans l’environnement qui lui est propre (comme le montre Tom Porter, professeur et urbaniste-conseil), et, plus fondamentalement, la couleur est un lien qui unit les villes du monde malgré leurs différences, rappelle Michel Pastoureau. Nombre de photographies — autre qualité de l’ouvrage ! — montrent à quel point les villes du monde sont mises en couleurs de manières extrêmement dissemblables et pourtant, parfois avec des similitudes étonnantes. Les très belles pages (pp. 68-75) consacrées aux harmonies, polychromies et associations chromatiques montrent que celles-ci se retrouvent dans toutes les villes du monde, comme, par exemple, l’harmonie monochrome, qui caractérise un village marocain de la région de Telouet, les folies du parc de La Villette ou encore un immeuble de bureaux de Moguilev, en Biélorussie.
Du jeu de couleurs à la métamorphose des structures urbaines.
À travers l’ouvrage, parfois presque trop foisonnant et abondamment illustré, quatre apports et axes de réflexions se dégagent toutefois.
Le premier concerne les grandes écoles, courants et architectes qui ont développé des approches spécifiques de la couleur dans la ville. L’Art nouveau, le groupe De Stijl, les avant-gardistes russes, le Bauhaus, Le Corbusier, l’Op Art, Fridensreich Hundertwasser, Grete Smedal, le Centre de la couleur de Moscou, Giovanni Brino, Bruno Goyeneche, Jean-Philippe Lenclos, Tom Porter, Arquitectonica, Jean Nouvel, Christian de Portzamparc, Brenac et Gonzales ou encore Tetrac : le panorama est complet et détaillé, et déconstruit des idées reçues tenaces comme pour Le Corbusier mentionné plus haut, qui reste encore parfois considéré comme l’artisan de la standardisation.
Ce travail interroge ensuite sur un plan strictement technique, le jeu de la couleur dans la ville, son rôle dans la structuration et la dynamique de l’urbain, comme dans la présentation des travaux du Bauhaus ou du centre de la couleur de Moscou (diagramme très complexe de l’image chromatique moscovite au tournant du 21esiècle). Narissa Loury y évoque également la perception des couleurs, dans des pages (pp. 76-83) parfois difficiles d’accès pour un lecteur néophyte du monde de l’architecture (pointons d’ailleurs ici l’absence regrettable d’un lexique).
Un troisième axe permet de comprendre comment, par la couleur, l’harmonie travaille l’espace urbain et l’environnement (« colorimétrique », mais également sonore, lumineux et végétal) de l’habitant. Pourvoyeuse de modernité et d’équilibre, elle structure la géométrie de l’espace construit et permet sa diversité, sa singularité, mais également son renouvellement et son enrichissement. En témoignent par exemple les réalisations de l’Op Art (art optique) et de l’art cinétique, courants apparus dans les années 1950, ayant en commun la recherche du mouvement. Parallèlement à un objectif artistique (provoquer chez le spectateur une réponse optique, physiologique et psychologique), l’Op Art poursuit une démarche sociale, voire politique, celle de transfigurer des espaces urbains et y intégrant l’art au quotidien.
Enfin, c’est du côté d’une architecture contemporaine renouvelée par l’utilisation systématique de la couleur que se situe la quatrième ligne d’éclairage, dans lequel la couleur apparaît comme un véritable acteur de la ville. Avec les jeux de la couleur, des formes et de la lumière, le bâtiment possède, en reprenant les mots de Laurinda Spear et Bernardo Fort-Brescia « un sens supplémentaire », qui ajoute une autre dimension à la seule présence matérielle de sa structure. La tour Agbar, symbole de la ville au même titre que les constructions de Gaudí, redessine le paysage urbain dans son ensemble. Outre sa forme originale, qui rappelle la tour londonienne Swiss Re, elle a été conçue de façon novatrice : « Elle est constituée d’une double peau : à l’intérieur, un noyau de béton couvert de bardeaux en aluminium laqué […] et à l’extérieur, des lamelles en verre, articulées qui diffractent les rayons solaires et créent des effets rythmiques » (p. 139). Elle est habillée d’une palette de quarante nuances différentes, dominée par le bleu et le rouge qui se rencontrent en traversant le blanc, l’opaque et le transparent. Son image varie selon la luminosité, les angles et la distance ; et la nuit, elle est transformée par un éclairage de diodes électroluminescentes.
Et la couleur perçue ? Deux grands chantiers d’une expérience esthétique.
Au final, il reste bien quelques grands chantiers à engager pour que la couleur trouve véritablement sa place dans l’économie générale des villes et, déjà, de sensibilisation accrue des institutions et producteurs d’espaces habités, des professionnels qui trouveront largement dans ce livre de quoi, à défaut d’être interpellés, matière à se régaler. À l’échelle mondiale, Narissa Loury avance l’idée d’un centre international de la couleur, qui aurait pour objectif de former, mener des recherches, partager et diffuser les savoir-faire de la polychromie urbaine ; défendant l’idée que la couleur est à intégrer à tout projet urbain, à toute réalisation architecturale et paysagère.
Mais il y aurait assurément un second autre chantier dont il est dommage — seul vrai manque de l’ouvrage — qu’il ne soit pas évoqué : celui de la prise en compte de la couleur urbaine par ceux qui la vivent et la perçoivent, prise en compte encore bien résiduelle. Des entretiens avec des architectes, des présentations de paroles d’habitants ou de professionnels auraient restitué plus largement tout ce vers quoi tend cet ouvrage, tout en ne l’évoquant jamais : le fait que la couleur urbaine constitue une véritable expérience sensible, perceptive, émotionnelle, à la fois très riche et très complexe. À ce titre, la couleur doit véritablement prendre place dans l’expérience multisensorielle de la ville dont on ne peut que souhaiter qu’elle soit, à l’avenir prise bien davantage en considération.
Larissa Noury, La couleur dans la ville, Paris, Moniteur, 2008.