Qui se souvient encore aujourd’hui de cette image ? Tout avait été pourtant pensé pour la rendre mémorable, pour qu’elle donne un sens universel à la conquête de l’espace par le milliardaire américain Elon Musk. Pensez ! Il s’agissait ni plus ni moins d’inaugurer le lanceur lourd de Space X, le Falcon Heavy (le vol inaugural a eu lieu le 6 février 2018). Mais aussi de lancer en même temps le nouveau modèle de la marque Tesla, un roadster présenté ici dans une livrée rouge cerise. Au volant du véhicule envoyé dans l’espace à cette occasion, le mannequin Starman [sic], vêtu d’une combinaison spatiale, prenait alors ni plus ni moins que la direction de la planète Mars ! Et le fabricant de fusées Space X d’annoncer fièrement sur les réseaux sociaux que le prochain arrêt serait « le restaurant au bout de l’univers »… Un site web était même créé pour suivre en temps réel la progression du Tesla Roadster dans l’espace. Depuis lors, un compte Twitter égrène également des nouvelles de @SpaceX_Starman. Si ses batteries ont tenu, s’il a résisté aux rayonnements cosmiques et aux températures extrêmes, l’autoradio doit même continuer de diffuser « Space Oddity » de David Bowie… Sous l’effet des différents calculs d’orbite, et alors que l’engin n’atteindra finalement pas Mars, certains scientifiques évoquent un retour vers la Terre et une probabilité d’impact avec elle de 6 % pour le prochain millénaire. Toute cette mise en scène était censée conférer à l’événement un caractère exceptionnel. Mais, est-ce l’inflation d’innovations dans le domaine astronomique ? La multiplication de projets, nationaux ou internationaux, pour l’envoi d’humains sur la Lune ou sur Mars ? Ou bien encore l’accumulation récente de films ayant pour toile de fond l’espace interplanétaire ? Toujours est-il qu’une forme de banalisation sociale a renvoyé ce lancement épique au rayon des riens du tout dans le flux des actualités.
Voir l’espace à travers l’espace.
Michel Lussault (2013, p. 16) fait volontiers coïncider l’« avènement du Monde », en tant qu’irréversible irruption d’« un nouvel espace social d’échelle planétaire », avec les deux premiers clichés de la Terre pris par opérateurs humains depuis l’espace – ceux des astronautes américains William Anders, mission Apollo 8 (24 décembre 1968) et Romuald E. Evans, mission Apollo 17 (7 décembre 1972). Ce n’est pas le cas pour les images de la Terre prises par la sonde Cassini depuis Saturne, ou d’un autre cliché pris le même jour du 19 juillet 2013 par la sonde Messenger depuis l’orbite de Mercure. Elles font encore évoluer notre regard sur l’oïkos de l’humanité, l’œcoumène en sa maison. Nous avons là affaire à ce qu’on pourrait appeler un écho spatial du Monde. Les distances euclidiennes ont certes été déclinées dans tous les reportages : 1,5 milliard de kilomètres, ou à peu près une heure et demie-lumière, d’où bien sûr des décalages horaires. Mais c’est surtout d’un décalage spatial qu’il s’agit. La Terre ne nous apparaît plus sur cette image que sous la forme d’un petit point lumineux en arrière-plan. Toutefois, précisément en raison de l’intégration des images signalées par Lussault, notre force imaginante nous fait prendre conscience de notre habitat et de ses limites. Une contraction du regard que l’humanité porte sur elle-même. Le point efface l’image de la rotondité de la Terre qu’on avait pu se faire dans les années 1970. Nous saisissons ce qui est désormais « un espace pertinent des humains à l’échelle planétaire » (Lévy 2008).
Traverser l’espace prend ici un sens tout à fait inédit. Il ne s’agit pas tant de parcourir une distance interstellaire, selon des stratagèmes qui nous permettraient de nous abstraire des limites de la vie humaine [1], que de changer d’espace référent dans la mise en relation. Si ce point lumineux sur l’image de la NASA dit une position, elle n’est pas tant euclidienne que spatiale. C’est notre place, la place du Monde, actualisée. Traitée par des filtres rouge, bleu et vert combinés pour donner à ce cliché des couleurs naturelles, c’est-à-dire en fait perceptibles par nous, cette image a été prise par un appareil datant des années 1990, puisque la sonde a quitté notre planète en 1997. Comme un écho spatial donc, elle nous renvoie ainsi des images de nous-mêmes. C’est une traversée simulée par procuration [2]. Ce « nous » est bien sûr l’humanité. Et cette conscience de partager entre nous tous quelque chose en commun devient surdéterminant. Il y a bien là une aspiration à (faire) traverser le Monde. Ce qui se produit ici est partie prenante de l’historicité de l’humanité. C’est par ailleurs un mouvement qui est souvent présenté comme irréversible. John F. Kennedy n’avait de fait pas hésité en son temps à présenter le voyage vers la Lune comme la conquête d’une « nouvelle frontière ». « Le Monde est un tout […], le principe holographique y joue : le tout ne se réduit pas à ses parties, pas plus que les parties se réduisent au tout. Ainsi le Monde est un échelon, mais son existence se manifeste à toutes les échelles » (Lévy 2008, p. 16).
Les sondes et les fusées, habitées ou non, les satellites, en orbite hors de l’atmosphère, étendent aujourd’hui le domaine de l’anthropocène bien au-delà de la Terre elle-même. Les traces et les pollutions n’y sont pas moindres. Le terme de « pollution spatiale » désigne ainsi toutes les dégradations des environnements liées à l’exploration humaine de l’espace interstellaire. Depuis les débuts de l’ère spatiale en 1957, les déchets abandonnés ou perdus par les différents programmes spatiaux n’ont cessé de se multiplier et de se démultiplier, sous l’effet de collisions et de morcellements divers (Saint-Martin 2016). À telle enseigne que l’on n’hésite pas à parler désormais de « syndrome de Kessler » et que le cinéma a pu s’en emparer à travers, par exemple, le film Gravity d’Alfonso Cuarón (2013). D’après un scénario mis au point en 1978 par Donald J. Kessler, consultant de la NASA, le volume des débris spatiaux est en effet tel que la probabilité de heurts entre objets en orbite augmente de façon exponentielle. « Selon l’association UCS (Union of Concerned Scientists), 2 063 satellites opérationnels étaient en orbite autour de la Terre au 1er avril 2019. Le plus ancien encore en opération est un satellite amateur américain, Amsat-Oscar 7 (AO-7), lancé le 15 novembre 1974 » [3]. Grâce notamment aux lancements multiples (jusqu’à 104 satellites en un seul tir pour l’Inde le 15 février 2017), le nombre de satellites installés reste d’ailleurs très élevé : 378 satellites en 2017 et 375 satellites en 2018. Les étendues extra-atmosphériques sont depuis longtemps maintenant partie prenante de la mondialisation. Des différentes « premières » de la période de la Guerre froide à l’assaut généralisé de Mars organisé aujourd’hui par les principales puissances, en passant bien sûr par la « guerre des étoiles » orchestrée notamment par l’administration Reagan (Strategic Defense Initiative), l’histoire géopolitique récente s’est ainsi projetée hors de l’atmosphère terrestre. De nombreux opérateurs privés s’ajoutent désormais aux opérateurs publics, nationaux et internationaux. Le droit n’a pas manqué de s’emparer de ces questions, de manière générique (Couston 2014) (Achilleas 2009) ou contextualisée (Tronchetti 2013) (Guyot 2011) (Kerrest 2007). La Station spatiale internationale (ISS) continue d’affirmer dans ce registre les ambitions d’une collaboration interétatique. Parfois discuté dans ses réussites scientifiques, le projet, initié en 1984 et construit par ajouts successifs depuis 1998, est une incontestable réussite politique. Elle est le support de missions de longue durée qui permettent un habiter extra-terrestre.
Habiter en dehors de la Terre pour habiter le Monde.
Lors de sa dernière mission sur l’ISS, le spationaute Thomas Pesquet a proposé un récit in media res inédit. Grâce à un dispositif technique qui lui permettait de twitter des images depuis l’espace, il a ainsi pu rendre compte d’une réalité marquée par l’oxymore d’une quotidienneté exceptionnelle. S’en sont suivis de plus classiques récits filmés, comme 16 levers de soleil (2018), qui insistait sur les spatialités répétées à l’intérieur de la Station, ou des livres de photographies comme Terre(s) (2017). L’espace relationnel créé, avec ses followers et bien au-delà, avait la planète pour espace référent. Mais c’est bien un sens nouveau qu’il donnait au Monde, rythmé par les passages en orbite.
Le « retour sur » de cette mobilité circumplanétaire doit ainsi bien être compris comme la validation sociale d’un nouvel habiter du Monde. Quelques années plus tôt (le 15 mars 2012 pour être précis), l’expérience réalisée par Félix Baumgartner avait elle aussi proposé une autre forme de dilatation du Monde. Il s’était agi de traverser l’atmosphère par un saut qui lui avait permis de battre toutes sortes de records sur le plan physique. Cette traversée, la sienne propre, s’inscrivait d’abord dans le registre de l’exploit sportif et d’un franchissement de ses propres limites, psychologiques ou physiologiques. Une ascension en ballon stratosphérique, puis, équipé d’une tenue d’astronaute, un saut de près de 39 000 mètres, avec 4 minutes et 19 secondes de chute libre et le passage du mur du son ! Le récit de la traversée est ici consubstantiel à l’action, puisque sa publicisation mondiale était une des conditions nécessaires pour trouver les sponsors d’une opération dont le coût matériel était extrêmement élevé. Du point de vue de l’actant, c’est une forme de gratuité qui coûtait cher, et pleine d’incertitudes. Et l’intention des sponsors était bien sûr d’événementialiser son saut. Les photographies les plus diffusées ont partiellement rendu compte de la variété et du nombre des instruments du récit. De multiples caméras étaient en effet disposées dans et à l’extérieur de la nacelle, mais aussi à basse altitude et au sol, pour « suivre » la traversée. Si Félix Baumgartner aspirait à sortir de l’œcoumène par son geste, c’est par le fait de la médiatisation et le récit produit que l’oïkos, l’habitat humain, est ici dilaté. Celui-ci était en effet mis en scène à travers l’image des continents ou bien encore la rotondité de la Terre, qui jouait un rôle de révélateur sémiosphérique. Il n’y avait pas à proprement parler de mise en relation dans cet exploit, et ce d’autant plus qu’il était tout seul. Ses actes servaient en fait de support médiatique pour le reste de l’humanité. De façon très paradoxale, sa chute a de fait dilaté le Monde dans la verticalité et non plus dans l’horizontalité de l’étendue. La « société-Monde » s’est vue traversée autant que traverser et cette forme d’habiter était en ce sens un événement mondial. Il interrogeait et interroge encore la société d’individus mobiles et la place de chacun d’eux.
La question de l’habitat reste pourtant prééminente dans les discours, sinon dans les politiques de projets ; elle y est souvent réduite à l’adaptabilité technique et à la mise en place de moyens vitaux. La faisabilité d’une vie interstellaire durable est ainsi d’abord assujettie au traitement d’obstacles notamment physiologiques : absence d’oxygène, rayonnements divers, absence de ressources pour s’alimenter, conséquences de longues périodes d’apesanteur, fluctuations différenciées du temps, etc. Le cinéma nous offre là encore des visions plus ou moins crédibles des situations possibles, comme avec Seul sur Mars (2015) de Ridley Scott. Mais, qu’il s’agisse d’installations lunaires ou martiennes ou plus largement d’expéditions exploratoires de longue durée, la rhétorique d’« espaces habitables » sur des planètes aux « conditions semblables à la Terre » l’emporte dans la plupart des discours. Avec l’idée, sous-jacente et plus ou moins affirmée, selon laquelle space is the new space. Menées depuis de nombreuses années sur Terre, des expériences de confinement de longue durée attirent aussi l’attention. La dernière en date est actuellement projetée par l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (Isae-Supaéro), qui a formé Thomas Pesquet. Elle durera huit mois, en Russie, avec le concours de l’Institut des problèmes biomédicaux de Moscou (IPBM). Les cobayes seront constamment sous surveillance pour permettre la collecte des données physiologiques, mais aussi (et surtout ?) psychologiques. Qu’en est-il notamment de la sociabilité pour des petits groupes dans des périmètres restreints et clos ?
Alors que la place de l’automobile est remise en question, le Space X Starman proclame, de façon étonnante, mais au bout du compte assez logique, avec les porteurs du projet Tesla : Roads ? Where we’re going, we don’t need roads [4]… En fait, c’est bien d’abord une façon d’affirmer un potentiel d’extension commerciale… sur Terre. La société d’Elon Musk est d’ailleurs aussi porteuse d’offres de ce qu’il est convenu d’appeler du tourisme spatial. Se rendre aujourd’hui dans l’espace circumterrestre, à des coûts exorbitants, pour des non professionnels, c’est assurément la possibilité d’un rapport à une altérité extra-terrestre et à des dimensions échappant au quotidien des Terriens. C’est une réalité depuis Denis Titto, qui a été le premier touriste spatial en 2001. Quantité d’engins ont été testés et imaginés depuis pour réaliser des vols orbitaux ou suborbitaux. Certains envisagent aussi là un moyen de reconversion pour l’ISS… Dans cette conquête de l’orbite basse, il faut sans doute prendre au pied de la lettre Arianespace quand elle dénonce « l’espace far west » de Space X et Elon Musk. Le lancement du Falcon Heavy était aussi le prélude publicitaire au projet Starlink, visant à proposer un accès à internet grâce à tout un réseau de satellites de télécommunication. Il s’agissait du coup d’être les premiers à occuper voire à saturer les positions et le marché…
Habiter hors de la Terre, c’est donc bien encore, et d’abord, habiter le Monde. Un autre film récent traite cet aspect de façon explicite. Dans sa dernière réalisation, Proxima (2019), Alice Winocour met en effet en scène toute une série de configurations spatiales – les relations parents-enfant et en particulier mère-fille, les compétitions et les solidarités entre astronautes et cosmonautes, entre Européens et Russes, les rapports hommes-femmes, etc. – pour interroger davantage l’espace relationnel des différents protagonistes que l’espace interstellaire. La quasi-totalité du film, ouvertement humaniste et féministe, se déroule d’ailleurs sur Terre… Car conquérir l’espace, pour les humains, c’est d’abord conquérir leur espace.