La question des experts et de l’expertise n’est sans doute pas nouvelle [1], mais elle peut prendre une ampleur différente selon les contextes et les finalités. Quoi qu’il en soit, on ne saurait séparer l’expert de la perspective d’une validation requise de ce qui est ou doit être considéré comme une œuvre, un acte, un concept ou un travail de « valeur ». Si la notion d’expert est largement « méliorante » dans certains contextes de référence, c’est que l’expert est censé être un individu spécialisé en un domaine et son action est censée être encadrée par diverses normes. C’est à ce prix que son activité, résultat d’une compétence théorique et technique reconnue ou partagée, selon les cas, acquiert une force institutionnalisante ou du moins labellisante.
Mais à l’inverse, on peut avoir envie d’analyser les représentations et les jugements des experts. C’est ce que cet ouvrage entreprend en s’attachant à déterminer les profils socio-culturels des experts en matière de spectacle de cirque, ainsi que leurs pratiques culturelles. Ce qui confère à ce livre, au terme du parcours, une sorte de fonction pratique : dévoiler les critères de validation de telle sorte que les praticiens du secteur affûtent leurs arguments.
Société de contrôle.
Que nous assistions à la double amplification des requêtes en expertise, en évaluation (tous domaines confondus) et de la demande d’une clarification des critères d’évaluation, chacun le constate fort bien, tant en fréquentant les instances de décision et les jurys de sélection (études, rapports, commissions prolifèrent simultanément) qu’en écoutant ce que proclament les groupes de résistance qui doivent contre-expertiser des situations afin de mieux défendre leurs intérêts. Conséquence des soubresauts qui agitent les activités sociales et, au cœur des conflits de pouvoir, les instances soumises à des mutations de valeurs, à des systèmes de crédibilité sociale et intellectuelle en pleine déstabilisation, la multiplication de ces requêtes et demandes d’expertise inspirent à beaucoup l’idée selon laquelle notre époque serait désormais vouée à un « paradigme de l’évaluation ». Il est clair d’ailleurs que la participation à un jury n’est pas toujours aisée de nos jours, et la participation à une commission de choix ou de labellisation n’est pas non plus sans poser quelques problèmes. Mais de là à théoriser ces problèmes sous cette expression, il y a un pas d’autant plus difficile à franchir qu’il n’est pas certain que cette situation soit inédite et exclusive. Ne ferait-on pas mieux de revenir sur le concept de « société de contrôle » ?
Le champ du cirque.
Peu importe cependant. Il convient tout d’abord de reprendre le problème de l’évaluation au niveau le plus simple. Et ce livre nous en offre l’occasion.
Son point d’ancrage en est le cirque, les arts du cirque, comme on le dit désormais, et c’est déjà tout un changement. Par deux fois déjà les médias se sont saisis du cirque en 1953 (La Piste aux étoiles, à la télévision) et à partir de 1980. Non sans que parallèlement, le spectacle de cirque ne change de configuration, de pratiques et de mode de présence dans la cité, sans doute en s’intégrant à la « société de masse » ou de loisir : passage d’un cirque fondé sur la prouesse, faisant se succéder les numéros, à des formes préférant le risque métaphorique dans des constructions reliées par un fil directeur. Mais passage aussi de la petite entreprise familiale à la structure subventionnée. Si les médias lui ont donné une visibilité massive, c’est aussi que le public du cirque changeait (plus jeune, plus urbain, plus « cadre »). Et pour couronner le tout, non seulement les institutions culturelles (État et collectivités territoriales) sont entrées dans le jeu, proposant progressivement d’inscrire le cirque dans les processus de légitimation artistique (par l’État, l’enseignement d’État et des structures propres aux arts du cirque) et de faire entrer ce secteur dans le cadre des politiques culturelles et du remaillage culturel du territoire, mais encore des chercheurs, des universitaires ont tenté de le constituer en « objet » scientifique. Comment ne pas entendre dans ces propos que nous avons assisté en quelques années à la formation d’un champ spécifique, au cœur des pratiques culturelles, le champ du cirque, que beaucoup rêvent d’évaluer ?
Du fonctionnement de ce champ, on peut donc tenter l’analyse. C’est le cas ici, puisque l’auteur veut « appréhender les modalités d’évaluation des œuvres du cirque », en « s’attachant à identifier les institutions qui les mettent en place et qui les appliquent ». Il a l’ambition de donner à comprendre « les principaux sites d’évaluation du cirque, d’en analyser les logiques et d’en montrer les conséquences ». Et d’une certaine façon, il accomplit fort bien sa tâche (études de la situation sociologique des experts et analyse de leurs représentations de l’objet « cirque », étude minutieuse des minutes des débats des commissions d’évaluation, entretiens, etc.), puisqu’il arrive à nous faire comprendre quels sont les critères d’évaluation des œuvres et des équipes. Ce qui évidemment est à double ressort : cognitif et pratique (puisque le travail en question (cf. p. 159, 167, 169, 187) sera évidemment utilisé par les acteurs culturels au besoin pour mieux présenter leurs dossiers devant les experts).
Évaluer ou valider ?
Aussi n’est-ce pas cela que nous voulons commenter dans ce compte rendu, mais les problèmes plus généralement liés à cette question ou perspective de l’évaluation. Ceci pour souligner deux difficultés intrinsèques à la pratique de l’évaluation : celle qui tient aux mots, et celle qui tient à l’esprit des pratiques.
Pour étudier les procédures d’évaluation – la nature de celle-ci, les critères qui la valident, les structures institutionnelles qui la portent, les personnels qui la font fonctionner (experts, jurys, etc.), les objectifs visés – il importe de disposer d’une problématique claire. Ce qu’elle est rarement. Dans la plupart des cas, on confond le problème des valeurs et critères avec celui de l’évaluation, et on présuppose que les critères renvoient de soi à des consensus. Or, rien n’est moins certain.
Première définition : (p. 13) « L’évaluation est ici prise dans son acception la plus large, comme une action consistant à mesurer la valeur d’un objet ; la valeur pouvant être définie comme le caractère mesurable de ce dernier ». À lire cette phrase de près, on ne peut conclure qu’à ceci :
Ce qui est appelé « évaluation » correspond à une imposition de valeur, c’est-à-dire à une opération de validation et de labellisation, par laquelle quelqu’un détermine la recevabilité d’un objet. L’évaluation serait par conséquent une pratique d’institution, discriminante, fondée sur des critères de sélection, et destinée à favoriser des choix : (p. 12) « Ces institutions (les Établissements publics qui ont pour tâche de répartir les « deniers de l’État ») sont amenées à effectuer des évaluations des œuvres afin de les aider à procéder à des choix pour déterminer quels seront les bénéficiaires de leurs actions (aides au fonctionnement, au projet, à la résidence, etc.) ». Les critères les plus fréquents dans ce cadre étant la place possible dans les missions de service public (et la conception de qu’on se fait de l’intérêt général), l’adéquation avec les objectifs de démocratisation de la culture (et la conception qu’on s’en fait), et le poids social de l’activité.
Valider, Evaluer sans juger ou juger et inventer.
L’auteur l’affirme avec pertinence : « Quiconque veut analyser la notion d’évaluation et les critères qu’elle met en œuvre doit tout d’abord s’intéresser aux principes structurels qui génèrent et qui encadrent cet exercice » (p. 71). Mais, comme beaucoup, il confond, sans que cela nuise ici à sa recherche cantonnée aux forces instituantes, validation et évaluation. C’est la validation qui rend possible la prise de décision. Et la validation n’est rien d’autre qu’une opération d’application de critères à destination du maintien du statu quo. Elle entérine les hégémonies, même si la recherche donne à quelques-uns les moyens de les contourner, ce qui ne revient pas à les transformer.
Or l’évaluation correspond à autre chose. Et sans doute un détour rapide permettra de revenir ensuite sur ce problème de la transformation. Il convient, en effet, de revenir à Friedrich Nietzsche, et éventuellement à Gilles Deleuze, pour comprendre que l’évaluation n’est pas validation, mais pratique généalogique. L’évaluation (d’ailleurs des valeurs) de quelque chose a pour objectif la saisie de sa source dans la « volonté de puissance », et la manière dont elle la met en jeu. L’évaluation, par conséquent, n’a rien à valider. Elle se donne pour une opération intellectuelle consistant à déterminer la consistance d’un phénomène. C’est en prenant appui sur ce statut de l’évaluation que Gilles Deleuze élabore l’idée d’une productivité de l’infini réel, l’idée qu’il est par conséquent impossible de clore le réel, et l’idée selon laquelle chaque œuvre est un croisement de plusieurs lignes, la ligne n’étant jamais régulière, chaque œuvre n’étant rien d’autre que l’arrêt momentané du mouvement de la ligne, permettant aussitôt une reprise ailleurs. Aussi bien, ce qui importe, ce sont les lignes et non les œuvres, les espacements. Mais à quelles fins ? Celles d’une ontologie de la singularité cherchant à poser le principe d’une pure contingence (changer pour changer).
Disons, en tout cas, que l’évaluation ainsi entendue permet de comprendre le paradoxe devant lequel se trouve tout essai de validation : si chaque œuvre est à elle-même sa propre règle, on ne peut évaluer une telle œuvre que sans critère. Car l’application d’un critère consistera toujours à imposer à l’œuvre une règle de l’extérieur, sans être capable de faire sourdre sa règle de l’intérieur. De ce fait, ceux qui évaluent le plus souvent n’évaluent que leur goût. Sinon, on commente les œuvres à l’aide d’une grille préétablie au lieu de les faire parler et par ce biais on passe au-delà de leur existence matérielle, on en parle in absentia, dans un sens qui leur est étranger.
En somme, l’évaluation se fait critique de la validation.
Julien Rosemberg, Arts du cirque, Esthétiques et évaluation, Paris, L’Harmattan, 2004. 264 pages. 22 euros.