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Serendipity.

Expérience urbaine : remix.

Figure 1 : Albook Extended (http://minus.com/i/PffA6AtMd21i). Source : StopDreaming.

Le remix n’est qu’un des noms de cette incessante mobilité des existants sans quoi l’expérience urbaine ne vaudrait pas une heure de peine. Et quand je dis une heure… [1]

Chaque jour se pressent de nombreux humains pour partager l’expérience de l’urbain. Traversés par diverses émotions, affectés, ils vivent et forment les foisonnements fascinants des espaces urbains. Ces espaces sont des mises en relation, des réseaux d’existants. Dans cet assemblage d’objets, de vivants de toutes sortes, les lieux de densité et de diversité fortes (Lussault 2003) accroissent les potentiels d’expérimentation et en contrepartie le travail de transformation nécessaire pour vivre ces lieux de manière cohérente.

Partant, si expérimenter l’urbain de manière durable a longtemps signifié « être ancré » (Stock 2004, 2005, 2006) et se situer de manière stable et homogène par rapport aux autres existants, à l’ère de la mobilité (Kaufmann 2008) et de la mobilisation du Monde (Lussault 2013), cela n’a plus guère de sens aujourd’hui. Cette expérience de la mobilité et d’un environnement fluctuant ne saurait se poser selon le manque d’un ancrage révolu, la perte d’un mode d’expérience traditionnel : cela serait bien paradoxal au regard de tant de différences et de nouveautés vécues sans souci apparent par de si nombreux habitants. De même, il ne semble pas que la vie urbaine entraîne une inquiétude si excessive qu’elle soit invivable. À cette expérience de la mobilité urbaine, que nous vivons sans trop de problèmes, il semble manquer une figure adéquate (Braidotti 2002) pour en comprendre la soutenabilité (Braidotti 2006). Nous essayerons, dans cet article, de remédier à ce manque de figure pour dire le quotidien urbain. Il y a, dans le même élan, à tenter une description des expériences des assemblages d’existants, des formations d’habitudes desquelles découlent une nouvelle façon d’endurer la vie urbaine : attentif aux autres, agissant pour ne pas être trop débordé d’affects. Expérimenter l’urbain signifiait autrefois « ordonner un espace propre » de manière répétée et peu créative, et cet ordre était plutôt homogène et clos. Que signifie expérimenter l’urbain aujourd’hui, autrement dit « ordonnancer un espace propre hétérogène et fluctuant » ? Bref, il s’agit d’aborder comment les expériences de l’urbain qui nous traversent et qui sont porteuses d’affects sont soutenables : comment parvenons nous à vivre avec assez de quiétude l’urbain, tout en faisant l’expérience de tant de différences ?

Cet article répond en premier lieu à cette question par le renouvellement de notre imaginaire en proposant une figure, celle du remix, qui pose la possibilité de l’expérience soutenable des différences par une répétition créative d’actions qui assure une fluidité à l’expérience. Ensuite, il s’agit de tenter une typologie des formes d’expériences liées à des types d’actions qui émergent suivant cette figure. L’espace urbain n’est pas homogène, et le degré de répétition et de créativité de nos actions varie suivant les lieux et les moments pour gérer de manière fluide l’expérience des différences.

Expérience urbaine, ni le manque ni le débordement.

Si l’on définit l’expérience comme ce qui « rend compte de la continuité entre les processus inhérents à la vie, au sens biologique du terme, et ceux qui s’en détachent pour donner à l’existence humaine les traits que nous lui connaissons » (Cometti 2012, p. 10), l’expérience urbaine se constituerait suivant des mises en relation particulières qui prennent en compte les différences, sans que celles-ci ne soient expérimentées trop intensément, pour que le tout reste fluide. Si l’intensité est trop forte, le risque serait de partir à la dérive. Or les espaces urbains contemporains sont caractérisés par l’accélération et l’intensification des mises en relation et donc partiellement des expériences : les mobilités ont rendu vaines les tentatives de constitution de groupes homogènes sur un territoire donné (Brickwell et Datta 2011) ; la population qui réside dans les aires urbaines a été croissante, sans compter les animaux (de compagnie ou non), les plantes, les objets, etc. S’il y a davantage d’existants différents mis en présence, davantage de nouveautés à expérimenter, il y a, pour l’habitant de l’urbain, à inventer de nouvelles façons de vivre, qui sont soutenables. Par conséquent, on peut supposer que l’acteur traverse d’une manière nouvelle cette densification et diversification de ses expériences.

Une des propositions classiques pour conserver sa soutenabilité à l’expérience de la multiplication des relations est celle formulée par Simmel. Selon lui, un effet de distraction est nécessaire au sujet humain pour lui permettre de se concentrer sur lui-même et de gérer comme de loin les relations avec les autres. La distraction maximale est le propre du blasé, « émoussé à l’égard des différences entre les choses » (Simmel 1990, p. 240). L’image de l’éclatement, pour Simmel, résumerait le « moi » du sujet s’il expérimentait intensément son environnement. La réduction de l’intensité des expériences sauverait du chaos urbain et de ses effets [2]. C’est pourquoi le sociologue Richard Sennett s’inquiète, semble-t-il, des dangers de la perte de la « distance » sociale, de distractions, qui avait pour finalité de protéger « le moi des autres moi » (1995, p. 202). Il inspire probablement Michel Lussault, quand celui-ci cristallise la soutenabilité de l’expérience spatiale urbaine dans l’individualisation : « En ce sens, l’individu de notre époque est bien le centre absolu de son hyperspatialité propre : littéralement égo-centré […] » (Lussault 2013, p. 188). Il est tentant parfois de brosser le portrait d’un individu séparé des autres existants par nécessité et point de référence de sa propre expérience urbaine, en un mot « désengagé » (Kaufmann 2001, p. 83). Vraisemblablement, un problème apparaît : comment composer avec tant d’altérité, de nouveautés et d’actions, si la soutenabilité de l’expérience passe par leur négation, au point que nous nous rendons nécessairement étrangers à une bonne partie de l’expérience urbaine ? Telle une sorte de scaphandre, la distraction semble limiter les cours d’actions possibles et par là l’expérience vécue. Si nous n’expérimentons pas la différence, si elle ne nous perturbe pas, alors on peut envisager le fait que nos actions soient vites rendues délicates, car non ajustées à la réalité.

De là, on pourrait voir au contraire, dans l’expérience urbaine, la figure du rhizome en extension infinie et tous ses excès déstabilisants quand il est pris au sens strict (Deleuze et Guattari 1980). Après tout, le rhizome n’est-il la figure la plus complexe possible des mises en relation ? Néanmoins, cela signifierait une intensification et une variété d’expérience qui semble difficilement soutenable. C’est d’ailleurs pourquoi certains, dont Zygmunt Bauman, déplorent la « société “moderne liquide” [qui] est celle où les conditions dans lesquelles ses membres agissent changent en moins de temps qu’il n’en faut aux modes d’action pour se figer en habitudes et en routines » (2006, p. 7). Au cœur du chaos urbain, qu’en est-il de nos repères, de notre aisance à vivre l’urbain : vous sentez-vous perdu ? En manque [3] ? L’éphémère et le trop-plein, non l’éphémère et le vidangé, voilà plutôt ce qui pourrait ressortir d’espaces si denses et si divers… Le complexe et le manque ne font pas bon ménage. Il y a vraisemblablement dans cette figuration par la vie liquide et le rhizome pris stricto sensu une difficulté à bien percevoir ce qui naît de la déstabilisation ; la déstabilisation d’une forme d’expérience traditionnelle semble masquer le changement des expériences, qui sont de plus en plus répétées et créatives. De la déstabilisation peut aussi naître une autre forme de cohérence. Si l’on force le trait en suivant la citation de Bauman, peut-être y a-t-il confusion dans cette phrase entre suppression de toutes les routines et nouvelles formes de formation d’habitudes. Ces habitudes permettent de vivre de manière répétée la nouveauté, autrement dit elles ne supposeraient pas une homogénéité des humains et des non-humains avec qui l’on vit, mais des manières d’expérimenter les différences qui se répètent. À ce point, nous trouvons un paradoxe : il faut envisager une habitude de la nouveauté et de la différence pour comprendre une expérience urbaine soutenable [4]. Quelle est la figure de l’existence urbaine contemporaine qui relie ces deux termes paradoxaux : habité et nouveauté, autrement dit répétition et nouveauté ?

Le tableau suivant présente une première synthèse visant à catégoriser les formes d’expériences urbaines. Ses cases ne s’excluent pas les unes les autres, mais sont à lire suivant des différences de degré, traduisant cette alternance propre à l’acteur pris dans une dynamique de stabilisation et de déstabilisation de ses expériences. Au sein de ce tableau, « mises en relation et existants » renvoie à la manière d’appréhender les autres pour que l’expérience soit soutenable.

Tableau 1 : Tableau des types potentiels d’expériences urbaines. Source : Alexandre Rigal.

Recycler des expressions propres à la musique électronique [5] nous semble à même de figurer l’esthétique des relations et des mises en relation selon un cours plus ou moins saccadé ou fluidifié en fonction du doigté et du style de l’acteur, tout en soulignant la créativité nécessaire à l’existence dans un espace complexe. C’est par conséquent une figuration de l’expérience en tant que les habitants urbains expérimentent de manière répétée la nouveauté. Clarifions les entrées de ce tableau. Tout d’abord, par la figure de la copie, nous essayons d’exprimer la répétition du même dans l’expérience urbaine, par la même personne jour après jour — métro, boulot, dodo, etc. Par la figure du mix, c’est davantage la dynamique continue de nouveauté expérimentée qui est exprimée : celle-ci s’apparente à une dérive, une expérimentation de toutes les possibilités offertes par l’urbain [6]. Enfin, par la figure du remix, c’est le couplage entre continuité de l’expérience, test et intégration de la différence dans un processus de re-création qui nous intéressera. Si l’on suit ce tableau, on peut proposer une esthétique alternative à celle de l’archipel éclaté, du zapping [7], du patchwork, ou encore à celles des œillères individuelles : peut-être ne prenons-nous pas assez au sérieux la mise en forme presque sans à-coup du re-mix.

Remix, l’habitude du nouveau et du différent.

Comment la diversité des existants est-elle expérimentée partant qu’elle est soutenable ? Repartons des trois figures du tableau. Les expériences urbaines répétées de la copie, du mix et du remix sont des modes particuliers d’ordonnancement des différences qui permettent la soutenabilité des expériences : pas trop intenses, mais très variées. Ces mises en relation des existants se distinguent par leur rapport à la discontinuité et donc à l’intensité des ruptures : la copie réduit au minimum l’intensité des expériences urbaines d’actions répétées, le mix accroît au maximum les intensités expérimentées selon des actions discontinues, le remix réduit l’intensité expérimentée par quelques manières de gérer les discontinuités qui reviennent. Pour le dire de manière plus suggestive : la copie est à la fois la figure de la routine des actions et du blasé, le mix est la figure de la dérive et de la créativité des actions, le remix est la figure de l’intensité moyenne née de l’habitude [8] des nouveautés.

Mettons de côté le mix qui sert avant tout d’extrême pour penser la copie et le remix ; il n’est pas viable longtemps, sauf à chercher la perte de tout repère et à bondir d’un existant à un autre sans stabilisation des mises en relation — les situationnistes ne conseillaient pas des dérives longues de plus d’une journée (Debord 1956). À l’opposé, la routine est l’oubli des cours d’action mis en œuvre et donc l’impossibilité de l’expérience de la nouveauté (Breviglieri 2006). La routine rend hautement improbable la mise en relation sans à-coup avec le nouveau et le différent puisqu’elle fait oublier les différentes manières de mettre en relation pour ne conserver que les mêmes existants répétés à satiété (Goffman 1977) [9]. Cet oubli, cette figure du vide de l’expérience rendent la vie urbaine délicate du fait de l’impossibilité d’intégrer les nouveaux existants rencontrés dans des actions. Cette stabilisation excessive mène paradoxalement à la discontinuité et à l’intensification de l’expérience puisque les actions sont rendues inefficaces après un certain temps. Il faut alors les reprendre complètement.

L’habitude se différencie de la routine en tant que sa fonction n’est pas l’oubli (Latour 2012). Puisque l’habitué vit l’urbain de manière soutenable, il n’est pas celui qui est blasé et devenu incapable de se frotter aux nouveaux. Il les prend plus ou moins en compte tout en rendant toujours possible leur rencontre. Le caractère seulement omis des actions rend possible la révision de l’habitude par l’intégration d’un nouvel existant à un réseau fluctuant. Ces actions se stabilisent après ajustement au nouvel existant. La forme du réseau obtenue sur le mode de l’habitude et l’expérience qui nous traverse est donc changeante. L’étendue de l’expérience de l’habitué est plus importante et plus lisse que celle du routinier, qui retranche et oublie : l’habitué ajoute des expériences pour — ce qu’on peut appeler plus ou moins judicieusement — une re-création d’actions et un renouvellement du vécu, un remix. L’habitude n’est donc pas une répétition simple : « agir n’est jamais répéter, ni dans l’action qui se monte, ni dans l’action toute montée » (Deleuze 1968, p. 103). L’habitude n’est pas un programme, mais plutôt l’expérimentation d’une anticipation. Pour mieux comprendre l’habitude, encore faut-il préciser ce que signifie « omission ». L’omission permet l’intégration sans à-coup du nouveau puisque celle-ci n’est pas ressentie fortement et de manière qui perturbe. Ces actions plus ou moins inconscientes nous rendent capables de poursuivre le cours discontinu de nos actions. En omettant, on évite la saturation mentale [10]. L’habitude est donc un mode de mise en relation qui donne la capacité à se jeter en avant dans l’existence en tenant compte des altérations pour mieux les intégrer. En cela, elle remplit la fonction conférée par certains au désengagement, sans pour autant dénier les potentiels d’engagement et d’action dans l’hétérogène. L’action urbaine répétée constitue en nous l’habitude du nouveau [11] et la capacité à gérer de petites intensités nerveuses. L’habitude à vivre et à assembler les existants se définit en tant qu’elle permet l’ajustement répété et sans trop d’à-coups du nouveau et du différent.

Nos actions sont plus ou moins re-mixées selon les capacités nerveuses de chacun, l’habileté, les pouvoirs, les lieux fréquentés et leurs degrés d’urbanité (selon le couple densité/diversité). Si c’est le propre de toutes les actions répétées d’être modifiées à intervalles réguliers, la densité et la diversité des espaces de vie contemporains rendent ces intervalles de plus en plus courts. De ce fait, l’expérience urbaine devient synonyme de vivre des discontinuités nombreuses sans à-coup.

Souligner ce processus éloigne le spectre de la standardisation [12] et du vide de l’expérience. Le remix est une re-création, autrement dit le résultat d’une refonte des séquences d’action [13] selon les circonstances et les styles [14], qui confère une certaine fluidité aux expériences. Certes, les recompositions ont lieu dans des espaces tous complexes, mais avec des existants différents, des cours d’action différents et des mises en relations différentes. La compréhension du remix permettrait de démêler les mises en relation et les relations qui en résultent pour clarifier quelque peu les fils si intriqués de l’urbain contemporain et du monde que nous parvenons à soutenir. Le remix est la forme finie du flux urbain vécu et cette fluidité demande à chacun d’entre nous un travail infini et accéléré de remixage pour supporter la vie urbaine.

Figure 2 : Screen Pattern (http://strange-shots.deviantart.com/art/Screen-Pattern-123101161). Source : Strange Shots.

Remixage, tri créatif pour l’ordonnancement de l’expérience.

Nous avons choisi l’expression remix pour figurer la manière de vivre tant de différences qui nous traversent, et l’expression remixage pour dire le travail parallèle de fluidification des expériences et des actions. Le remixage est l’action de remixer, c’est-à-dire de trier les relations pour réaliser une séquence d’action sans à-coup. Le remixage, cette mise en relation, remplit donc une fonction d’ordonnancement par la répétition, tout en faisant advenir la nouveauté : « nous ne produisons quelque chose de nouveau qu’à condition de répéter une fois sur ce mode qui constitue le passé, une autre fois dans le présent de la métamorphose » (Deleuze 1969, p. 122).

D’un côté, la routine évite le triage ; une fois un tri particulier stabilisé et reproduit, elle restreint l’expérience au réseau initial. À l’autre bord, la dérive est un moyen de trier les actions selon l’intensité de l’expérience attendue ; c’est un type de tri qui ne semble pas soutenable durablement et qui ne peut donc pas constituer le triage le plus courant dans l’urbain. L’habitude, elle, propose un tri plus fin, allouant une existence relativement sans à-coup. Cette omission d’actions est également l’acte de tri le moins normatif en tant qu’il ne préjuge pas de la qualité du nouvel existant rencontré et qu’il ne fuit pas non plus l’expérience de sa nouveauté. Ce réajustement continu entre séquence d’action et complexité urbaine est une optimisation qui comporte donc un poids éthique non négligeable. L’omission n’est pas un voile qui distancie et protège des autres. Il est le moyen qui permet de se jeter dans les réseaux hétérogènes de l’urbain sans misanthropie et sans expérimentation déstabilisante.

S’il existe divers modes d’existence (Latour 2012), il s’agira plutôt ici de s’attacher à un recensement moins grandiose, celui de quelques mises en relation entre existants selon l’habitude du différent et du nouveau qui permettent de vivre avec fluidité. Ces tableaux ont une valeur descriptive, mais ils permettent avant tout d’illustrer en quelques mises en relation la richesse des triages qu’il est possible d’obtenir. Et il semble aussi que si les recompositions sont potentiellement infinies, les manières spatiales les plus courantes de les produire soient présentables en quelques catégories élémentaires. Dans l’espace urbain, quelques types d’action font pulluler un nombre prodigieux d’expériences des nouveaux existants mis en relation. Et il paraît utile de rappeler comment il est possible d’expérimenter cet espace sans l’homogénéiser, mais en utilisant quelques manières de créer tout un tas de remixages.

Lieux et moments du remixage.

Une fois posé que les habitants de l’urbain sont habitués à la différence et qu’ils répètent simplement des manières de relier, il s’agit de décrire ces mises en relation privilégiées. On peut penser qu’elles sont variables suivant le rapport densité/diversité des lieux dans lesquelles elles se tiennent. Dans quels lieux la diversité et la densité des existants mis en relation sont-elles les plus fortes ? Sûrement dans ce qu’il est usuel de nommer des espaces « publics », qu’on peut qualifier d’espaces les plus ouverts et les plus accessibles, où le degré d’urbanité est le plus fort, pour éviter les ambiguïtés notamment juridiques (Staehli et Mitchell 2008). Ces lieux sont encore définissables suivant deux grandes catégories : celle du lieu de rassemblement — modèle de la place publique — et celle du lieu de passage — modèle du non-lieu de Marc Augé (1992). Grosso modo, il semble que nous faisons face à deux grands modes de mises en relation. Dans les lieux de rassemblement, la contiguïté est propice à la rencontre et aux expériences plus intenses. Les acteurs tendent à maximiser les zones de contact [15], les connexions et les affects. D’une manière bien différente, au sein des lieux de passage, les acteurs cherchent plutôt la réduction maximale des zones de contact, la communication bien que réduite est plus souvent non verbale que verbale. On est un peu blasé dans le métro, mais pas trop quand même. Pour schématiser, les lieux de passage sont les lieux-supports pour la mobilité spatiale ; les lieux de rassemblement sont les lieux-supports de la mobilité sociale. Ces deux types de lieux tendent à être de moins en moins distincts dans l’espace urbain (Urry 2007) [16]. La fréquentation des lieux de rassemblement développe sans doute plus facilement l’habitude du nouveau, tandis que s’orienter de manière répétée dans les lieux de passage nécessite moins d’attention, semble-t-il, et stimule l’émergence d’actions et d’expériences à la nouveauté moins grande. Néanmoins, aujourd’hui, des connexions et des expériences sont fortes dans les lieux de passage grâce aux outils numériques (Elliott et Urry 2010).

Tableau 2 : Tableau des types d’ajouts d’existants aux cours d’actions dans les lieux ouverts et accessibles. Source : Alexandre Rigal.

Il existe des degrés de conscience dans le rapport aux autres et suivant les lieux. On ajoute de façon généralement moins consciente et intense par l’évitement et plus consciemment, intensément par la rencontre. Certains lieux doivent être plutôt propices à l’ajout et d’autres à la soustraction d’existants [17] de nos actions et à la réduction de l’intensité des expériences : ces lieux sont les moins denses et les moins divers de l’espace urbain. Tous les lieux les plus filtrés et les moins accessibles concourent aux soustractions : domiciles, clubs privés, gated communities, maisons individuelles, etc. [18] On peut distinguer entre les lieux de résidence, fermés, familiaux ou individuels le plus souvent collectifs, mais aux usages limités et réservés à un certain type de personne. Cependant, même les lieux les plus ouverts sont filtrés, notamment pour les sans-abris (Mitchell 2003). Reste aussi à préciser que des lieux sont aux jonctions de certaines ou de toutes les catégories et donc des cours d’action et de leurs ajustements : accessibles, mais filtrés, peu accessibles et ouverts, etc.

Tableau 3 : Tableau des types de retranchements d’existants aux cours d’actions dans les lieux ouverts et accessibles. Source : Alexandre Rigal.

Surtout, tous ces lieux voient les mises en relation des existants varier selon des moments. La diversité et la densité des lieux varient selon les modes temporels et spatiaux de mises en relation (Lefebvre 1974), de mises en réseau : synchronisation, juxtaposition, désynchronisation, asynchronisation des existants entre eux. Commençons par les deux modes d’ajout. La synchronisation trouve son expression la plus simple dans le rendez-vous (Pradel 2013), qu’il soit établi entre deux acteurs ou plus. La juxtaposition serait plutôt le rapport temporel entre deux passagers d’une même rame de métro à 18h : une proximité résultant de rythmes analogues, un horaire en commun comme il y a des transports en commun.

Tableau 4 : Tableau de types d’ajouts existants aux cours d’action durant les moments les plus diffusés et de plus grande disponibilité. Source : Alexandre Rigal.

Les retranchements se produisent schématiquement de deux grandes façons. La désynchronisation est le résultat d’un changement d’horaire direct, pour fuir la foule, telle ou telle rencontre indésirable. L’asynchronisation peut produire des rencontres imprévues — tout comme la juxtaposition d’ailleurs —, finalement une synchronisation surprise, mais plus sûrement le fait de rater son train, on peut l’appeler rendez-vous manqué. La nuit, par exemple, est assez ambivalente au regard de ces catégories, selon que l’on cherche le calme, que l’on craigne son insécurité supposée, qu’elle soit le temps de la plus grande ou de la moindre disponibilité (Gwiazdzinski 2005).

Tableau 5 : Tableau des types de retranchements d’existants au cours d’action durant des moments les moins diffusés et de moindre disponibilité. Source : Alexandre Rigal.

Naturellement, ces essais de description des principales mises en relation concernent les acteurs humains tout en leur étant impropres : ceux-ci définiraient leurs propres actions probablement autrement. Simplement, cela offre quelques pistes cohérentes pour une description non normative quoique contraignante de l’urbain à partir des réseaux, des acteurs et de leur remix (n’est-ce pas d’ailleurs un seul et même processus que recouvrent ces trois termes ?).

S’il y a des lieux et des moments favorisant ou minant la mobilité sociale, certains déplacements constituent aussi des moyens d’ajouter et de retrancher des existants à nos cours d’action. La mobilité est une pratique qui rend possible le lien entre les lieux, les moments, les existants : elle entraîne un changement d’état chez les mobilisés. On en déduit que, comme il y a des degrés d’urbanité selon la densité et la diversité des existants assemblés en un lieu, comme on détermine les degrés d’urbanité de chaque remix, on peut parler de degré de mobilité pour caractériser les transformations qui affectent remix et acteurs remixeurs/remixés. Le degré de mobilité est la mesure des conditions d’expansion de l’urbanisation, c’est-à-dire du nombre d’existants, de relations et de mises en relation nouvellement présents dans les recompositions des cours d’action. Nous trions sans cesse par les déplacements pour mieux lier les lieux entre eux, et de la sorte remixons les assemblages urbains.

Tableau 6 : Tableau de types de liens entre les lieux par la mobilité. Source : Alexandre Rigal.

De même que chaque mise en relation, si elle était prise toute seule, réduirait l’urbanité, de même chaque acteur remixe plus ou moins selon ces types simplifiés de mises en relation. Si mobilité et urbanité sont organisées plus ou moins selon ces catégories, et que l’espace urbain est d’une complexité relativement proche dans les grands espaces urbains du Monde, les existants en présence sont différents et mis en relation différemment. Cela explique à la fois la perception de standardisation de l’urbain et des expériences qui en résultent — qui ne semble pas fausse du point de vue des degrés d’urbanité et de la présence de certains lieux standardisés notamment —, et les degrés de mobilité, la variété des remix de laquelle émerge la singularité de chaque espace urbain et de l’agencement de chaque acteur. Ces tableaux permettent de montrer, nous l’espérons, que même en copiant nous agissons par rapport aux autres, même blasés nous avons un peu à remixer, même à la dérive nous conservons des mises en relation assez similaires à celles qui sont quotidiennes. Surtout, si l’urbanisation avance si vite, il apparaît que c’est aussi du fait d’actions qui changent de plus en plus vite. Bref, l’urbain nous traverse et nous urbanisons en remixant.

Figure 3 : Sigur Rós’ Kveikur (http://patakk.tumblr.com/). Source : Patakk.

Figure urbaine : remix.

Reste à savoir ce qui n’est pas ou est moins remixé. Une réponse serait que tout est sans cesse remixé du fait de la mobilisation du monde déjà évoquée et de la connexion généralisée. Chaque acteur anime et est animé selon son cours d’action par des existants qu’il connaît plus ou moins, et avec lequel il agit pour entrer en relation plus ou moins intensément.

Loin des origines et des relations fixes, l’expérience qui se recompose sans cesse est à n dimensions. Elle est répétée et différenciée. L’expérience urbaine est certes rhizomatique, mais elle est un rhizome domestiqué par l’habitude et les reprises partielles d’actions déjà produites. Cette expérience constituerait un acteur rhizomatique [19], qui n’est pas rigidifié par la copie, la répétition du même. Mais il est repris et ramassé selon des actions et des mises en relation standardisées, plus ou moins omises. Il conserve alors ses richesses potentielles, sans réduire sa vitesse, mais seulement ses manières de s’étendre. L’acteur a été décrit dans cet article en tant qu’il s’engage dans l’espace urbain au travers d’épreuves d’ajout, de retranchement et de stabilisation pour soutenir les expériences qui le traversent selon ses actions. Il se définit par le style, la répétition, la fréquence, des mises en relation qui tiennent les éléments qui le constituent selon les situations et les moments, sa manière à lui de remixer [20]. Chaque existant est ainsi une trajectoire singulière soutenable jusqu’à un certain seuil.

À quoi bon le remix et ce foisonnement spéculatif ? La tentative esthétique est jumelle de la stimulation théorique. Le remix déborde les essences encore implicitement présentes dans les notions de « métissage » ou « hybridation », tout en mettant à bas les essais sur le désengagement et sa perte. Il met en branle l’acteur-réseau de l’Actor-Network Theory et ses graphes anémiques, leur donne des couleurs, des rythmes, des émotions, des styles, des trajectoires. Le remix signifie la fluctuation d’expériences urbaines plurielles dès l’origine, mais propres à chacun. Notablement, l’espace urbain fournit le terrain le plus favorable au remix de toutes les relations possibles.

Pour clore ce texte, reprenons la question de départ : comment parvenons-nous à vivre l’urbain de manière soutenable tout en faisant l’expérience de tant de différences ? L’acteur dans l’urbain trie et sélectionne, s’ajuste, s’habitue à expérimenter les différences. Par les habitudes qui découlent entre autres de processus de répétition, il atténue l’intensité de l’expérience du différent et du nouveau et conserve du « temps de cerveau » disponible. Ces relations dynamiques sont figurables par l’expérimentation de répétition fluide de différences, plus nombreuses et accélérées, le remix. La composition des expériences a donc été présentée en tant que résultat des variantes de quatre types génériques de mises en relation : croisement, connexion, réduction, suppression. Ces variantes constituent schématiquement les actions envers les autres desquels émerge l’expérience urbaine. Non plus la dérive ou la copie, mais une nouvelle éthique du mélange qui s’ébauche. Arrivé à la fin de ce texte, la vie urbaine ressemble un peu plus à une sorte d’œuvre d’art générative accroissant la compossibilité et la composition du Monde [21].

Abstract

This article aims at understanding how the urban dweller experiments the heterogeneity that emerges from the density and diversity of urban space. Two classical propositions are presented : Simmel’s figure of the blasé and the Situationnists’ figure of the dérive. However, both figures must be nuanced : the first neutralizes too many differences whereas the second intensifies them too much. Starting from these repelling figures, we discover the figure of the remix, which links the capacity to experiment differences with the maintenance of a sustainable daily life, because habits make the mind freer and reduce the intensity of experiences. Remix is thus defined as the habit of novelty and heterogeneity. This habit is based on selection and repetition ; our action sequences are also constantly adjusted. In this article, certain typologies of these relations are presented. They are related to places and times. From there, we offer a new definition of the living in contemporary space through an esthetics that renews our look at the urban experience.

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Notes

[1] « L’hypertextualité n’est qu’un des noms de cette incessante circulation des textes sans quoi la littérature ne vaudrait pas une heure de peine. Et quand je dis une heure… » (Genette 1992, p. 559)

[2] La civil inattention est une réserve du même ordre : « Il y a, dans l’inattention civile, une “indifférence aux différences des choses qui est le produit d’un excès de différenciation” » (Breviglieri et Stavo-Debauge 2007, p. 16).

[3] « La vie liquide se nourrit de l’insatisfaction du moi par rapport à lui-même. » (Bauman 2006, p. 18)

[4] Pour poursuivre l’opposition, on pourrait aussi s’appuyer sur la comparaison entre les deux films Cosmopolis et Holy Motors, bien que ce dernier nous indique une piste en montrant qu’on peut faire profession de la différenciation répétée qui devient possible du fait de dispositifs particulièrement propices à la mobilité.

[5] Genre musical dont on ne reconnaît pas ceux qui l’écoute, populaire ou non, oscillant du hip hop à la techno. Il conjugue allègrement les différences.

[6] « Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. » (Debord 1956)

[7] Par exemple, « Le zapping temporel trouve sa correspondance dans la mobilité d’archipel (par opposition à la mobilité résidentielle ou la mobilité d’îlots). » (Marzlof 2003, p. 47)

[8] Jean-Claude Kaufmann propose une étude fouillée de l’évolution du concept d’habitude (2001), sans intégrer de questionnement quant à l’urbain.

[9] Vu plus négativement que chez Goffman et en appuyant sur le pré- de « pré-établi » : « On peut appeler “rôle” ou “routine” le modèle d’action pré-établi que l’on développe durant une représentation et que l’on peut présenter ou utiliser en d’autres occasions » (1977, p. 23). Il semble que la métaphore du théâtre participe à la difficulté d’appréhension de la complexité mouvante de l’urbain, la scène se fait et se défait sans cesse.

[10] « Il s’ensuit que tous les organismes doivent se contenter d’un champ de conscience assez restreint et que, si la conscience est de quelque utilité (ce qui n’a jamais été démontré, mais qui doit être vrai), économiser la conscience sera alors de première importance. Aucun organisme ne peut se permettre d’être conscient de choses qu᾽il peut résoudre à des niveaux inconscients. Voilà l’écologie que réalise la formation des habitudes. » (Bateson 1980, p. 183)

[11] En cela l’étude des espaces plus privés et restreints de Jean-Claude Kaufmann donne sans doute logiquement des résultats scientifiques différents de cette spéculation : « Le contexte est complètement différent quand la pensée entre en dissonance avec le schème incorporé. La tradition physique du processus est immédiate : le corps se fait lourd, rétif, la capacité d’action est entravée, un sentiment de pénibilité envahit la personne » (2001, p. 160-161).

[12] Le fait de voir des jeunes filles en burq­a et en sneakers peut faire office d’exemple révélateur.

[13] Suivant Harold Garfinkel, la définition de la séquence d’action propre à l’habitude est la suivante : « for another first next time » cité par Bruno Latour (2013, p. 271).

[14] Le DJ est celui qui est capable de gérer les sons différents et de les mélanger sans à-coups selon son style. On aurait pu l’appeler autrement : « le sujet n’est pas seulement le designer de son propre espace intérieur rempli d’objets pertinents, il doit aussi, toujours et inévitablement, se laisser présenter comme un mobilier avec lequel on a des relations d’amitié, comme une chambre de résonance, comme un mur hostile dans le conteneur des êtres qui sont intérieurement proches et très proches » (Sloterdijk 2002, p. 95).

[15] « The point is that contact zones are where the action is, and current interactions change interactions to follow. Probabilities alter ; topologies morph ; development is canalized by the fruits of reciprocal induction. Contact zones change the subject-all the subjects-in surprising ways. » (Haraway 2008, p. 219)

[16] Il cite pour exemple les aéroports autour dans lesquels les salons deviennent des lieux pour travailler, les centres de congrès se développent, etc.

[17] « Soustraction » signifie néanmoins accroissement du monde connu et établissement d’une nouvelle relation. Qu’on démontre l’augmentation des filtres et des frontières peut-être, cela va sans dire que ce sont des actions qui viennent valider la thèse d’une augmentation des flux et des mobilités, de l’engagement et non du désengagement.

[18] « J’utilise plutôt le terme de “domaine” lorsqu’il s’agit de spécifier une aire qui s’inscrit dans l’habitat d’une personne ou d’un groupe restreint — une famille, un clan. Le domaine est au territoire ce que le site est au lieu. » (Lussault 2009, p. 123)

[19] « As Mike Lynch said some time ago, ANT should really be called “actant-rhizome ontology”. » (Latour 1999, p. 19)

[20] « La question se pose donc de savoir pourquoi l’on s’est obstiné et l’on s’obstine toujours à représenter graphiquement le tracé d’un acteur-réseau en se limitant à l’une seulement de ses manifestations (le deuxième moment dans l’exemple choisi) alors que les suivants seraient bien plus significatifs. Est-ce un défaut définitif des techniques de visualisation numérique ? Est-ce un manque d’imagination de notre part ? Est-ce faute de comprendre exactement le mouvement propre de l’acteur réseau — un graphe n’est pas du tout un acteur-réseau ? » (Latour 2010, p. 145)

[21] Un grand merci aux relecteurs et relectrices de cet article.

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