L’auteur, docteur ès lettres de l’université de Lausanne, élabore son problème à partir d’une remarque de Bronislav Malinovski et de Franz Boas. Ces deux ethnologues soulignent, en effet, que la connaissance de l’altérité culturelle ne commence ni ne s’achève avec l’observation sur le terrain. Elle a son véritable centre dans le travail d’élaboration des résultats, dans un compte-rendu scientifique [1]. L’expérience de terrain ne permet pas autre chose que la rencontre avec l’autre. Il y est question de participation et d’observation. Mais ce n’est pas le savoir même. Ce dernier commence avec la rédaction d’un texte, l’épreuve auprès des pairs. Mais est-ce bien tout ?
Certes, Bronislav Malinovski et Franz Boas substituent le binôme expérience-écriture au travail de compilateur des récits de voyages qui caractérisait la pratique antérieure des ethnologues. Ils ont, en ce sens, le mérite de se rendre sur le terrain, et de dépasser les seules lectures pratiquées longtemps par les philosophes. Toutefois, ajoute Lorenzo Bonoli, il manque encore une pièce à ce dossier. Selon lui, la connaissance de l’altérité culturelle n’est complète qu’à partir du moment où l’on a réussi l’épreuve de la lecture. Et par là, il convient d’entendre qu’on a réussi à faire entendre à un lecteur ce que peut signifier « autre culture », qu’on a réussi à donner corps chez les siens à la pensée des autres.
L’objet de cet ouvrage est donc épistémologique, au sens où il s’inquiète des problèmes de signification et de confrontation lecteur/auditeur-texte/conférence. Son problème n’est pas du tout de s’intéresser au développement de la connaissance des autres cultures, voire à une histoire de l’ethnographie-ethnologie. Il est d’explorer les modalités et d’expliquer les présupposés qui caractérisent la réception des textes ethnologiques par un lecteur, soit savant, soit quelconque, ce qui évidemment n’est pas la même chose. En somme, l’auteur construit une analyse de la réception des textes scientifiques, à partir de la question des rapports entre les cultures.
De ce fait, c’est aussi la nature du texte de référence qui compte dans l’analyse proposée par l’auteur. Le texte scientifique, en l’occurrence ethnographique ou ethnologique — n’importe quel texte de ce type et de n’importe quelle époque — ne peut plus être considéré uniquement comme un lieu de concentration des représentations de l’autre culturel. Il devient à la fois le lieu d’une mise en forme interprétative d’une réalité, et le lieu d’une lecture dont les modalités peuvent changer complètement le sens du texte. À ce propos, Lorenzo Bonoli remarque que quelques auteurs évoquent, mais marginalement, ce thème de la lecture. Plus récemment, dit-il, c’est-à-dire durant ces dix dernières années, plusieurs auteurs ont relevé l’intérêt de réfléchir à cette question.
Lorenzo Bonoli s’essaye donc à montrer que la figure du destinataire du texte ethnographique ou ethnologique nous renvoie à une série de problèmes épistémologiques soulevés notamment par son activité interprétative.
De ce point de vue, l’analyse de la réception des textes, des modes de lecture, révèle des horizons d’attente de la part du lecteur qui finissent par s’imposer comme autant de conditions de possibilité de la compréhension de l’autre culture. Ces dernières sont exposées dans l’ouvrage tant à partir d’exemples qu’à partir d’une exploration conceptuelle qui, au passage, fait toute sa place à une théorie de la lecture des textes scientifiques. Remarquons bien encore que l’auteur ne se focalise pas sur la cohérence de l’écriture de l’ethnographe, son aspect compréhensible ou non pour le public, ses difficultés, renvoyant par là à des questions pédagogiques. Il est question de tout autre chose, et notamment de la négociation que suppose la lecture d’un texte ethnologique ou ethnographique. Négociation qui porte sur la capacité à entendre la différence culturelle transmise par le texte, à saisir l’autre à partir de ce qui est présenté en lui. Aucune publication de ce type ne peut finalement faire l’économie d’une théorie de la réception, que le lecteur soit anthropologue ou simple « amateur ». Dans tous les cas, le lecteur engage dans la lecture des jugements de valeur, il établit des significations dont il va se servir, il les mêle à des informations qu’il possède par ailleurs, et le tout fait jouer au texte un rôle qui n’est pas toujours lié à des représentations compréhensibles et scientifiquement valides de l’autre culture.
Les rédacteurs des textes mis en question laissent-ils ce problème de côté ? Apparemment, oui. Le lecteur demeure un horizon lointain. L’auteur est plus préoccupé par la rigueur de son propos. Lorenzo Bonoli analyse alors les composantes du texte ethnologique qui fonctionnent à partir de cette perspective du lecteur, et qui montrent que le rédacteur ethnologique fait tout de même attention à cette réception. L’ethnologue-auteur d’un tel ouvrage, il est vrai, ne cesse en premier lieu de mêler des traits d’écriture descriptifs (il faut donner au lecteur une image de la vie observée) et des traits savants, et plus rigoureux. Il sait qu’il doit suggérer au lecteur, notamment à ses pairs, que son ouvrage rentre dans les catégories scientifiques, qu’il a entre les mains un texte sérieux, écrit par quelqu’un qui a fait personnellement connaissance avec le groupe ethnique de référence. En un mot, il ne doit pas seulement faire reconnaître une manière de connaître l’altérité, il doit aussi se méfier d’en mal parler, et en dernier lieu, il doit être attentif à l’essentiel : que reste-t-il de l’altérité lors de la lecture d’un texte censé en parler ? Dans quelle mesure le danger qui guette l’ethnologue ne se répète-t-il pas du côté du lecteur : réduire mécaniquement l’autre à des concepts familiers, c’est-à-dire le manquer ? Le lecteur peut-il lui aussi se libérer de son système symbolique, servant d’horizon d’attente à la réception des ouvrages ? Quels malentendus président à la lecture d’un tel ouvrage ?
Ce problème de l’altérité lue peut alors être traité du point de vue épistémologique. L’auteur réinvestit en ce point tout un vocabulaire élaboré dans les laboratoires des épistémologues : pré-opinion du lecteur, obstacles à la compréhension, résistances et obstacles à la reconnaissance,… Comment se représenter en effet ce qui ressort de cette phrase : « Les Nuers n’ont aucune expression équivalente au “temps” de nos langues, ils n’ont d’ailleurs pas d’heures, ni d’autres unités de temps » (puisée chez Evans-Pritchard) ? Est-ce que le lecteur ne va pas en tirer immédiatement une conclusion de supériorité ? Le caractère presque inconcevable du propos le renvoie évidemment d’abord à lui. À un heurt entre des valeurs différentes. Le lecteur va-t-il tout de suite être capable de suspendre ses conceptions habituelles ?
Afin de donner corps à une telle théorie de la lecture, l’auteur reconstitue une analytique de la forme de connaissance qui peut être produite par la lecture, par les modalités et les présupposés de la lecture. Il la reconstitue, dans la mesure où il organise une série d’emprunts à la théorie du texte d’Umberto Eco, à la théorie de l’effet esthétique de Wolfgang Iser et à la phénoménologie de la lecture de Paul Ricoeur. Tout cela étant assez classique cependant.
Une telle recherche portant donc sur la lecture des textes ethnographiques permet de cerner une théorie générale de la compréhension ou plutôt de l’intercompréhension, et de souligner que cette compréhension s’opère sur deux plans articulés : le plan d’une réponse productive de la part du lecteur au texte qui lui est proposé, plan qui renvoie non pas à la répétition ou à la reconnaissance d’éléments familiers dans l’ouvrage lu, mais à la constitution, au moment de la lecture, de significations conflictuelles ; et le plan concret des tensions culturelles envisagées, en réponse à l’appréhension de la différence vécue. Ces deux plans se croisent au niveau de la lecture, au moment même où elle fait jouer la rencontre du lecteur avec un texte qui ne se laisse pas toujours lire selon les catégories habituelles.
Au passage, l’auteur signale aussi un point important, qui concerne la manière dont fonctionnent les notes de bas de page, aux yeux du lecteur, dans de tels ouvrages. Il suffit de consulter un texte de ce type pour apercevoir de telles notes, et saisir qu’elles font toujours référence à des chercheurs du même domaine, comme en un implicite de référence au champ complet de la discipline. Les notes de bas de page ont la propriété de constituer au fil des chapitres un réseau de reconnaissance réciproque des auteurs confirmés. Et, dans la lecture, ces références font fonction de garantie du savoir proposé. Une citation ou une note en bas de page, précise l’auteur, permet de signifier que ce dont on parle est quelque chose de sérieux, qui relève d’une cohérence avec d’autres ouvrages, et que ce qui est dit fait bien partie de la culture de référence ou du système symbolique familier.
Au terme d’un parcours dont l’importance théorique n’échappe à personne, l’auteur en vient à conclure que l’on peut donc parler en ce domaine d’une lecture en tension de la part du lecteur des ouvrages d’ethnologie. Il s’agit d’une tension entre une attitude de lecture qui se « laisse prendre » par la construction d’un monde textuel et une attitude épistémologique qui n’est pas toujours critique de soi-même. À divers degrés, une telle tension accompagne toute lecture ethnographique ou ethnologique, même dans le cas où cette lecture va de pair avec l’acceptation de la validité épistémologique de la recherche, c’est-à-dire lorsqu’elle provient d’un collègue ou d’un autre savant. L’autorité ethnographique peut jouer, elle n’en réussit pas toujours à gommer les difficultés propres du rapport texte-lecture.
Dernière remarque. L’auteur suggère que la difficulté n’est pas moins grande lorsqu’il s’agit des photographies publiées dans les ouvrages. Le lecteur peut sans doute trouver en elles de l’aide pour la compréhension des phénomènes décrits. Il n’en reste pas moins vrai que la lecture des photos est tout aussi délicate que celle des textes. C’est probablement le danger qui guette toute entreprise de connaissance, de devoir s’inclure dans des grilles interprétatives, mais éviter les erreurs devient une tâche particulièrement rude. L’ambition de parler à quelqu’un d’autre de quelque chose qui se trouve en dehors de la continuité d’usage de ses catégories est véritablement une épreuve. Et sans aucun doute une épreuve de soi.
Lorenzo Bonoli, Lire les cultures. La connaissance de l’altérité culturelle à travers les textes, Kimé, Paris, 2008.