L’idée de parler d’esthétique et d’éthique de l’environnement dans un article en réponse à un appel à contribution sur le développement durable peut paraître curieuse. Le développement durable doit permettre de dépasser les contradictions apparentes entre économie, environnement et social. En outre, le développement durable est devenu un nouveau cadre de la réflexion en ce qui concerne un développement social harmonieux et équilibré à l’échelle internationale. En dépit de ces assertions, on peut penser que le développement durable est plus préoccupé des ressorts techniques de son action que de ses engagements sociaux, ou qu’il n’est conscient des fondements anthropologiques des rapports à l’environnement. Dès lors, l’on peut s’interroger sur la place de l’éthique et de l’esthétique, d’une esthétique qui ne se contente pas du spectaculaire, instrument d’une médiatisation des enjeux environnementaux, mais qui va dans le sens d’une prise en compte des multiples liens sensibles à l’environnement. Le développement durable n’est pas « durable » s’il n’assure pas une place au souci qui guide toutes les relations de protection à l’environnement et qui en assurent la perpétuation. En effet, on peut s’interroger sur la validité d’un développement durable peu soucieux d’intégrer les vulnérables et les fragiles, et plus axé sur la modernisation écologique des filières de la production urbaine.
On rétorquera cependant que le développement durable intègre (concerne ?) les questions de justice environnementale. Sans aller plus loin demandons-nous jusqu’à quel point la manière dont on aborde la justice environnementale [1] prend en compte les ressorts matériels et justificatifs d’une action (individuelle ou collective) associée à un sentiment de justice ou d’injustice concernant l’idée d’environnement.
L’hypothèse est la suivante : nombre des théories de justice actuelle ne peuvent expliquer les ressorts de la durabilité, soit la perpétuation matérielle d’une société juste — qui prend en considération égale l’ensemble des citoyens d’une société donnée — car elles mettent en dehors de l’éthique les soins fondamentaux, et plus particulièrement les vertus morales (comme le souci du soin) qui assure la reproduction de l’existant, l’attention portée aux singularités parfois dans la proximité (Paperman et Laugier, 2005). En outre, ce souci s’accompagne d’une relation au lointain que favorise l’imagination. Dans ce sens comment caractérise-t-on l’éthique, et l’esthétique (donc les liens sensoriels, sensibles, imaginatifs à l’existant) et leurs liens ? Si l’on prend l’angle de vue du care, celui du soin au singulier, éthique et esthétique sont deux revers d’une même médaille ; le jugement se fabrique sensiblement, progressivement, dans le cours de l’action.
Avant d’entrer dans le vif de cette réflexion qui prend le parti d’introduire des éléments d’analyse dynamique dans un questionnement sur le développement durable, précisons le cheminement institutionnel dont part cette réflexion ainsi que les présupposés qui en fondent les acquis et les besoins que le présent article est censé combler (1). Ensuite, le propos se déroule en trois phases : l’on traitera d’abord d’une conception de l’environnement renouvelée à l’heure des réseaux : une conception qui est prise entre proximité et lointain (2) ; l’on abordera ensuite la question de l’éthique environnementale et de ce que peut vouloir dire cette expression notamment dans le prolongement des travaux américains concernant l’éthique du care (c’est-à-dire approximativement traduit : « éthique du soin ») récemment publiés sous la direction de Patricia Paperman et Sandra Laugier (2005). Un exemple russe montre à quel point le désir d’une vie meilleure s’accompagne d’une expérience et d’un jugement esthétique (3).
Dans une dernière partie, l’on parlera de la manière dont une telle approche bouleverse les présupposés esthétiques. On rappellera d’abord les liens entre éthique et esthétique, ensuite, en quoi l’idée selon laquelle l’éthique repose sur la connaissance de soi va de pair avec une expérience des formes. L’exemple néerlandais montre à quel point ce désir collectif peut accompagner une transformation urbaine (4). Dans les deux cas exposés, la prise en considération du local ne va pas forcément de pair avec une montée en généralité politiquement instrumentée : en Russie, la force publique a abandonné les lieux et, en Hollande, il est admis que les habitants puissent s’investir dans un lieu…
Acquis et cheminement (1).
Sur le plan des acquis et du cheminement, le présent article s’inscrit dans le prolongement d’une recherche sur le thème de « L’investissement habitant des milieux de vie » dans différents pays d’Europe [2] : France, Allemagne, Hollande et Russie. Celui-ci concerne la manière dont les gens, habitants ordinaires ou collectifs, transforment leur environnement immédiat, en réponse à une dégradation des lieux de vie et contribuent à la requalification urbaine. Ce texte correspond aussi à l’engagement d’un programme de recherche « Environnement, engagement esthétique et espace public ». Ce programme en partie financé par le Ministère de l’Écologie et du Développement Durable [3] a permis de développer un réseau international de recherche sur les thèmes de l’esthétique et de l’environnement. Ce réseau répond à la nécessité d’aller au delà des récentes approches en sciences sociales en ce qui concerne le développement durable. En effet, on constate que, souvent, les disciplines des sciences sociales se cantonnent à mesurer l’acceptabilité des mesures prises (sur le plan des choix techniques ou des espaces et espèces préservés). Or il apparaît de plus en plus souvent nécessaire de fonder plus profondément, en termes d’espaces et de choix politiques, les mesures prises en matière de conservation et de développement durable. Ce réseau s’inscrit aussi en prolongement d’un courant de recherches dans le monde anglo-saxon qui fait de l’esthétique environnementale un domaine fort et prospectif réunissant philosophes, géographes, cognitivistes, esthéticiens, artistes, paysagistes etc. La structuration de ce réseau a abouti en 2006 à la réalisation de trois séminaires de recherches sur les thèmes « Vers un paysage durable : du jugement esthétique à l’action publique », « Art et paysage : vers une transformation des écologies locales », « Mobilisations environnementales : le recadrage de l’expérience esthétique » [4], puis d’un colloque international « Environnement, engagement esthétique et espace public » en mai 2007 qui a réuni plus d’une centaine de participants (et une trentaine d’intervenants) venant d’horizons fort divers. Il est temps, maintenant, de tracer les pistes permettant de réfléchir tant au succès de ce colloque et d’un éventuel réseau de recherche international alliant France, Canada, Grande-Bretagne et États-Unis, qu’au futur d’un tel projet pour les sciences sociales impliquées dans le champ de l’environnement.
Il convient, cependant, de dégager préalablement les trois termes utilisés. Le terme « environnement » permet de référer aux liens multiples et riches que conçoit un être vivant dans sa relation à l’environnement. Cet organisme singulier s’adapte à son environnement mettant en œuvre des processus d’adaptation créative et d’apprentissage ; ces processus peuvent être qualifiés d’environnementalisation active. Ils mettent en jeu une saisie esthétique du monde impliquant des liens multiples sensoriels, sensibles et la formulation d’un jugement de goût. C’est une version plurielle de l’engagement environnemental.
Par « engagement esthétique », l’on ne renvoie pas à un domaine spécialisé, celui de l’art, ni à une philosophie du beau, ni à une théorie du goût. L’on renvoie à un mode de connaissance active de son milieu qui n’est pas réservé à l’art ou aux monuments culturels. Ce mode de connaissance active s’inscrit dans la lignée des réflexions d’un John Dewey (1934) ou, plus récemment d’un Arnold Berleant (1992) pour lequel l’expérience esthétique est une façon d’inscrire l’environnement à l’intérieur de soi, et non plus d’en faire l’objet d’une contemplation passive et désengagée. Raison pour laquelle, d’ailleurs, Berleant s’inscrit en faux contre le désintéressement kantien. L’expérience esthétique est un mode d’apprentissage et un mode de connaissance qui met à l’épreuve le corps et l’esprit dans un seul mouvement.
Certaines mobilisations environnementales, mobilisations plurielles dans le cadre urbain invitant à la requalification des lieux de vie, peuvent s’analyser en termes d’engagement esthétique ; en effet, les catégories mobilisées (paysage, cadre de vie, patrimoine ordinaire, beauté des jardins et des espaces floraux…) pour justifier de la prise à partie, ainsi que les acteurs participant à ces mobilisations (artistes, paysagistes, architectes) le montrent. Par ailleurs, ces mobilisations témoignent de la pluralité des liens sensibles et ordinaires qui unissent à l’environnement ; ceux-ci donnent lieu à des images et compositions imaginaires des lieux et de ce qu’ils doivent être, à des récits permettant de donner sens à sa vie dans ces lieux, enfin à des récits d’ambiances qui lui donnent toute sa substance polysensorielle. Il ne faut pas oublier le rôle des croyances, de l’injustice et de la fiction dans ce qui nous permet de vivre ensemble au quotidien. L’engagement esthétique est une des modalités qui contribuent à l’habitabilité.
Enfin, par espace public, l’on désigne aussi bien l’espace concret des formes accessibles au public, que l’espace virtuel de dialogue que désigne le débat politique. L’espace public est la mise en politique du monde commun, mais cette mise en politique n’est pas qu’une mise en débat, c’est une mise en acte, voire une concrétisation, car l’espace public est également un espace de vie. Or, aujourd’hui, de lieu du débat qu’il était, l’espace public devient l’enjeu du débat. L’environnement, c’est-à-dire une question sociale, mais aussi l’environnement naturel et construit, le forcent à prendre corps comme un espace matériel partagé qui donne lieu au débat. Les prémices d’un tel espace sont déjà contenus dans le droit et amorcées dans le domaine des politiques publiques du paysage. Une fois assis les termes du débat, précisons les lieux de l’engagement écologique.
Une conception de l’environnement entre proximité et lointain (2).
Quand Jacques Rancière (2000) parle de « partage du sensible », il fait référence à la capacité égale qu’ont les gens constituants du public de décider de la valeur et du regard qu’ils portent sur les choses, des choses qui, dans le contexte environnemental, se sont muées, en forces agissantes. En effet, la problématique environnementale les a dotées d’une incontestable efficacité sociale ; elles sont productrices de politiques publiques, de mobilisations… On pourrait même dire que l’émergence d’une problématique environnementale a contribué fortement à légitimer une société civile.
Allons plus loin. Qu’est-ce que la question environnementale a produit comme nouveaux objets publics ? Le changement climatique, l’évolution de la biodiversité, les pollutions de toutes sortes et leurs effets sur la santé se sont constitués en champs de recherche autonomes indépendamment de leur construction sociale. L’environnement des années 1970 puis le développement durable ont surtout considéré les rapports nature/société dans leur dimension écologique : il s’agit de faire en sorte que la concentration spatiale des activités et des populations humaines ne porte plus atteinte à un environnement conçu sur un plan strictement « matériel » (les écosystèmes, y compris vus en tant que paysages, l’atmosphère, l’eau) et analysé dans les termes des sciences de la nature qui ont comme vocation de l’étudier dans ces différentes facettes (l’écologie, la physique, la chimie et leurs diverses combinaisons en fonction des objets étudiés). On peut parler d’une approche « objective » de l’environnement.
Or l’environnement ne se réduit pas à sa dimension objective. Quel rôle l’esthétique peut-elle avoir dans la définition et la co-construction d’un nouvel espace du sensible qui incorpore des objets inédits, mais qui cesse aussi de faire fi des liens ordinaires sensibles, sensoriels et esthétiques à l’environnement ? Précisément de produire du débat public concernant un nouveau « partage du sensible » ; ce qui nous rend sensibles aussi bien que ce qui est désigné à notre attention comme l’étant : quartiers difficiles, environnements fragilisés ou irrémédiablement corrompus, espèces en voie de disparition…
Cependant, il convient de spécifier pourquoi l’on pense que l’espace de proximité, qui intègre des références à des espaces plus lointains, est à notre sens un espace spécifique d’investissement ? Autant le débat public est nécessaire, autant concerne-t-il des objets dotés d’une nature matérielle et sociale, des objets qui sont les produits des interactions nature/société ; or cet espace public de proximité forme l’un des nœuds de la formation d’une conscience environnementale ; au temps du numérique, il demeure nécessaire de se doter de lieux précis d’habitation, de vie. Ces milieux de vie sont ceux qui donnent à chacun la possibilité de se forger des moyens d’agir, de se construire une représentation du monde qui pousse à élaborer un point de vue sur l’environnement, sa nécessaire préservation ainsi que les moyens de s’adapter aux bouleversements écologiques de manière créative. Donc si l’on veut faire sortir le débat esthétique et la question de la créativité du champ réservé de l’art, l’on se trouve astreint néanmoins de lui donner un nouvel horizon d’action : l’esthétique environnementale est une piste de réflexion sur l’esthétique en politique.
Pourquoi se sent-on concerné par proximité à son environnement, ce qui n’empêche de le mettre en relation à des cadres cognitifs plus globaux, plus généraux ? L’esthétique en débat ce serait le repérage et la co-construction d’un cadre fictionnel de référence, d’une représentation de l’espace sensible dans lequel nous vivons et aussi auquel nous aspirons. Il s’agit de se doter d’outils qui ne réduisent pas les sociétés humaines à une masse soumise à la catastrophe prédite du changement climatique, ou à un public admirant le Titanic couler… Il s’agit d’inventer les moyens de façonner des réponses, qui ne consistent pas seulement en une adaptation contrainte à une écologie bouleversée, mais qui représentent aussi la création de nouveaux dispositifs d’action collective, de façons de se représenter la nature, y compris la nôtre…
Une telle conception du proche ne va pas sans conception du lointain : la proximité n’est pas juste une question de géographe, de cercles à distance métrique d’un groupe ou d’une société donnée ; les proximités relationnelles, affectives, ou créées par la multiplicité des relations, peuvent être prises en considération. En effet, il faut réviser la question de la proximité pour faire place aux nouveaux moyens de communication, mais aussi à l’imagination qui transforme le lointain en un proche, fait de tous ces récits imagés que l’on se raconte, le lieu d’un vécu. Il s’agit du pouvoir d’inventer ce qu’on va voir, ou pourrait voir, à partir du visible. En ce sens, la fiction aide à reconsidérer le lieu de l’expérience et est, elle même, l’endroit d’une activité spécifique. Si l’on veut s’efforcer de rendre compte des différents types de rapports entre proximité et lointain, l’on sera obligé de prendre en compte l’esthétique. La proximité est ce que l’on croit proche et ce que l’on voudrait être notre…
Éthique des nôtres (3).
C’est bien, dès lors, que l’on parle d’éthique en d’autres termes que ceux utilisés habituellement. Une définition stricte de l’éthique voudrait qu’elle ne soit qu’un principe d’autorégulation, de connaissance de soi. Comme l’explique G. Agamben (2003) l’éthique est la sphère qui ne connaît ni faute, ni responsabilité, elle est doctrine de la vie heureuse. « Reconnaître une faute et une responsabilité revient à quitter la sphère de l’éthique pour pénétrer dans celle du droit » (p. 25). Comment cette éthique vécue comme l’auto-réalisation de l’individu pourrait-elle signifier un souci à l’égard de l’environnement ?
La morale universaliste kantienne ou l’utilitarisme de Mill sont parmi les deux principales traditions en philosophie morale : la morale kantienne considère que les commandements moraux doivent prendre la forme de lois universalisables fondées en raison (c’est-à-dire valant pour tout être rationnel placé dans une situation similaire) indépendamment des particularités individuelles qui peuvent le motiver (désirs, intérêts…) ; l’éthique utilitariste postule que le seul point commun entre les hommes est leur aspiration au bonheur, le principe hédoniste. Toutes deux partent du fait que les êtres humains ont la même raison ou les mêmes capacités et conceptions du plaisir. La première préconise l’abstraction de soi-même et des autres singularités, la deuxième porte sur la relation d’intérêt qui gouverne les individus, les conduit à ramener toute chose à eux-mêmes. De récents travaux américains renouvellent le débat d’une manière intéressante. Il s’agit de l’éthique du care, et donc d’une éthique du « soin », et plus particulièrement du souci du proche et de la proximité, d’une attention au singulier [5] ; or nos dernières recherches sur l’investissement des habitants dans leurs lieux de vie montrent à quel point une telle conception de l’éthique du care peut entrer en résonance avec un souci de l’environnement conçu notamment comme une proximité relationnelle. L’investissement par les habitants de leur milieu de vie peut-il relever d’une éthique du soin ?
L’éthique du care ne distingue pas aussi sévèrement que le fait Kant le bonheur de la vertu morale. Pour ce dernier, la morale et bonheur sont des choses distinctes, l’une est gouvernée par le devoir et l’autre est porté par l’intérêt ou les inclinations particulières. Aux yeux des philosophes du care, l’éthique n’a pas pour but de déterminer quelle est l’action morale qui pourrait servir de règle à toutes les autres, mais elle nous permet de nous interroger sur la vie que nous voulons mener et la personne que nous voulons être ou devenir. C’est pourquoi elle est à comprendre à l’échelle de l’acteur, et notamment de ses émotions, de ses bonheurs et de ses valeurs, et non à celle de l’action. De la sorte, le bonheur n’est pas uniquement plaisir, mais correspond à l’adéquation des valeurs de l’individu et de sa reconnaissance au sens plein du terme, c’est à dire de la place qu’il a su prendre dans le monde.
Qu’ajoute à ceci une éthique de l’environnement ? Disons qu’il ne s’agit pas juste de l’intégration dans les règles que l’individu s’impose à lui même d’une reconnaissance de son impact sur l’environnement (et de la nécessité d’y remédier). L’environnement comme question sociale modifie, me semble t-il, plus substantiellement que cela la question de l’éthique. Elle invite chacun à prendre conscience du danger que courent les corps, mais plus généralement aussi les vies humaines, en fonction de l’impact des activités humaines sur l’environnement. Elle invite chacun à réfléchir sur les conditions de son adaptation dans le contexte économique et social auquel il/elle est confronté/e. S’adapter, c’est aussi maintenir les conditions de sa vie heureuse, qui suppose une ouverture sur l’environnement. Plus encore qui repose sur la connaissance de cet environnement en vertu de quoi il sera possible de se créer une vie heureuse, c’est-à-dire où les différents faits entrent en concordance de telle façon à produire les effets désirés intérieurement. Il s’agit d’anticiper, d’imaginer même les impacts de ses actions sur la réalité concrète (et vice-versa). La lecture esthétique de ce qui nous environne face aux troubles perceptifs qui affectent le sujet confronté au changement construit un souci de la chose préalable et corollaire de l’action… Elle constitue un regard aimant ou, tout au moins attentif, ce qui correspond aux exigences du care et change dramatiquement la perception de la responsabilité et de l’agentivité : ce souci est une activité mobile, une mobilité sensible autant qu’intellectuelle. Donc, il ne peut être question du point de vue d’une éthique de méconnaître l’environnement, au sens de ce qui nous environne, ni même ce que ce que la question écologique a produit du point de vue d’une représentation collective de ce dernier. Le bien de mon bien-être s’identifie notamment à la protection de cette singularité irremplaçable que représente le bel objet (ou le bel environnement) (Breviglieri et Trom, 2003). Le bien de mon bien-être s’identifie également dans l’idée de participation à un bien commun en résistance à des politiques publiques ou à des conduites humaines que l’on peut qualifier de déprédatrices. L’esthétique figure dans ce cas-là comme un repère du bien-être. En effet, l’esthétique correspond à la construction d’une éthique dans les faits puisque l’éthique n’est pas l’affirmation d’une valeur hors les faits, mais d’une valeur dans les faits (une co-évolution) (Laugier, 2007).
L’environnement esthétique participe de la réussite d’une éthique.
C’est ainsi que le disent les femmes de Tver [6], une ville d’étape entre Moscou et Saint-Pétersbourg que nous avons interrogées. Il se trouve que des scientifiques, qui se sont mis en tête d’organiser un agenda 21, sont sollicités par les habitantes d’un grand ensemble d’habitat collectif accolé à un district industriel dans la périphérie urbaine afin de les aider à organiser leur jardin en pied d’immeuble. Ce jardin répond aux souhaits des habitants d’améliorer leur qualité de vie et, plus exactement, comme les femmes à l’origine de ce mouvement le précisent elles-mêmes, d’embellir leur vie quotidienne. « Elles voulaient que ce soit beau, aussi beau qu’ailleurs, comme au jardin botanique » (Pushai, 24 mai 2004). Pour le Club écologique, l’idée est de créer un coin de nature et de récréation qui offre un agrément comparable au jardin botanique de la vieille ville : « Il est possible d’avoir un environnement aussi beau partout, pas seulement ici » (ibid.). Il faut insister sur l’importance des espaces verts dans la vie des citadins russes. En effet, la requalification des milieux de vie passe dans bien des contextes nationaux, mais de manière encore plus prononcée en Russie, par l’espace vert et l’existence de jardins avec des fleurs notamment. Le jardin (qui peut se limiter à quelques fleurs), est un espace de réalisation personnelle et collective, de démonstration d’un savoir-faire, d’une relation à la nature vécue comme primordiale [7]. Les scientifiques et l’association du jardin botanique vont accompagner de leurs conseils et de graines la requalification progressive de ce quartier. Ils font de ce projet un élément important d’une trame verte s’appuyant sur les éléments de biodiversité locale. Cela s’inscrit bien sûr dans le contexte plus large d’un environnementalisme civique que l’on se voit se déployer prenant appui sur les habitants comme des relais de l’action associative locale (Blanc et Emelianoff, 2007). Cette expérience qui s’appuie sur le végétal pour requalifier les pieds d’immeuble va aboutir à la prise en charge progressive, par les habitants, de la maintenance des parties communes et des espaces extérieurs abandonnés par l’office de logements ; le projet initial consiste en la création d’un jardin en 2001 ; de fil en aiguille, des jeux d’enfants et la réfection des cages d’escaliers vont être réalisés. Ce projet s’inscrit, il est vrai, dans un environnement extrêmement dégradé dont l’abandon par les pouvoirs publics en charge oblige les habitants à prendre le relais. Il s’agit essentiellement de femmes (mais on compte aussi des enfants et des adolescents), qui sont employées, vice-directeur d’école, propriétaires de leurs logements et touchent un faible salaire. Il faut noter également la place qui est donnée dans cet aménagement aux singularités en matière de jardin et de décoration intérieure et extérieure. Certains habitants sculptent des statues de bois, qui viennent ornementer les jardins, comme dans les parcs des grandes villes. Cela participe à la construction du patrimoine collectif avec ce que cela veut dire en termes de visiteurs (dont nous sommes) (Stavo-Debauge et Trom, 2004).
Cette étude de cas montre l’importance de la beauté comme argument premier dans l’amélioration de son espace d’habitat. C’est un espace d’habitat conçu comme environnement naturel. Les scientifiques et les écologistes locaux présents sur place ont compris que leurs intérêts coïncident avec ceux des habitants. Pour tous, l’enjeu est de planter des espèces locales afin d’améliorer l’espace public urbain. Pour les scientifiques et le Club écologique, il s’agit de concourir à la biodiversité locale ; pour les habitantes, de retrouver la nature qu’elles aiment en leurs lieux d’habitat quotidien.
Il s’agit bien là d’affronter la dégradation de l’environnement vécu et objectivé sur le plan scientifique au nom d’une vie meilleure à laquelle participe l’embellissement du quartier et la beauté de la nature. En ce sens, on peut penser que prendre en considération le souci de la nature à l’aune de la beauté qu’on lui trouve à l’heure des réseaux peut être une façon de valoriser la question du soin, et l’attention à ce qui nous entoure ; c’est un principe de justice qui doit être étendu et associé à la responsabilité qu’il engendre. Il importe de montrer que la non-assistance à environnement en danger peut influer sur les comportements individuels. En effet, l’impact des comportements sur l’environnement rétrécit le champ possible de l’adaptation individuelle et collective ; cette prise de conscience revient à mettre l’accent sur la responsabilité envers l’environnement, comme envers le futur.
Éthique et esthétique à l’heure de l’environnement (4).
Ainsi l’esthétique procède-t-elle d’un mode de connaissance et de transmission de ce qui est juste dans l’environnement, qui permet donc la meilleure adaptation ou reconnaissance des valeurs portées par les individus et le collectif. Elle tend à définir la manière dont nous justifions que les objets qui nous entourent sont irremplaçables : le terme de patrimoine, de paysage, les modes d’affirmation de l’identité des lieux que véhiculent les récits sont des façons de rendre compte de l’irréductibilité naturelle et singulière des lieux. Le trouble dans l’environnement fournit l’occasion à ces valeurs de se manifester. L’esthétique de l’environnement n’est, dès lors, pas juste la reconnaissance des modes d’apparition esthétisée de l’environnement, soit, par exemple, les qualités qui permettent de décrire la beauté ou la laideur d’un lieu ; ce n’est pas non plus, simplement, une modalité de la connaissance d’un lieu, c’est plus exactement le lieu de la formation d’un goût, que l’on puisse partager, communiquer, comme le lieu de l’apprentissage d’un environnement en commun, d’une habitabilité en constante négociation. En ce sens, le jugement esthétique s’inscrit dans le cours de l’action à la différence des autres types de jugement. Il est connaissance en acte et non constituée d’un point de vue surplombant. Comme le précise Kant dès 1790 (1995, p. 344) : « La propédeutique à tous les beaux-arts, dans la mesure où c’est le suprême degré de leur perfection qui est en jeu, semble consister non dans des préceptes, mais dans la culture de ces facultés de l’âme par l’intermédiaire de ces connaissances préparatoires que l’on nomme humanoria, vraisemblablement parce que humanité signifie d’une part le sentiment universel de sympathie, d’autre part le pouvoir de parvenir à se communiquer de manière à la fois très intime et universelle, lesquelles qualités, quand elles se combinent, constituent la sociabilité conforme à l’humanité, par laquelle elle se distingue de ce qu’il y a de borné chez l’animal… » Après avoir, en quelques phrases indiqué qu’un peuple régi par le droit devait apprendre l’art de la communication réciproque des idées en quoi consiste le jugement de goût, Kant insiste sur le fait que l’époque future, qui s’éloigne de la nature, oblige en ce sens, puisqu’il faudra aux peuples de cette époque apprendre à évaluer leur action en réunissant « la contrainte légale requise par la plus haute culture avec la force et la justesse de la libre nature ressentant sa propre valeur. » Bien évidemment un tel développement implique, ajoute Kant (1995), celui du sentiment moral, étant donné que le goût lui est fortement lié. De quelle façon ? L’apprentissage de soi est aussi une ouverture en termes d’élévation de l’esprit et de la moralité ; c’est qu’en définitive, il ne s’agit pas juste d’un devoir (ou devoir être) contradictoire avec l’esprit de bonheur, mais d’une connaissance de soi, et de ses inclinations, qui mène au bonheur. En effet, l’idée même de ce bonheur s’accorde avec l’esprit moral horizon du bonheur (de tout bonheur) quant on réfléchit aux relations de causes à effets dans une société donnée.
Ce qu’il faut montrer maintenant est que la mise en forme d’un quartier, via les jardins et le jardinage ou, plus globalement, en relation avec un certain paysage urbain, s’accompagne d’une volonté éthique au sens de la meilleure adéquation possible entre une vie heureuse à un endroit donné et des formes urbaines. C’est progressivement que se fabrique ce quartier et le jugement : l’agentivité propre à la mobilisation inscrit de nouveaux horizons de possibilités.
À Arnhem, ville à l’est de la Hollande, proche de la frontière allemande, l’investissement par les habitants du quartier de l’espace public urbain a bénéficié du désinvestissement du quartier par les pouvoirs publics, puis de son récent réinvestissement. Au milieu des années 1970, les habitants décident de lutter contre la dégradation de leur espace de vie et se fondent sur la végétalisation pour le faire. À cette période, une habitante (Gerda Van Steijn qui s’occupe aujourd’hui d’un des jardins), blanchisseuse de métier, décide d’investir balconnières et jardinières et d’inviter d’autres habitants de ce quartier à les fleurir : « ils ne veulent pas que les mauvaises gens investissent leur quartier » (Entretien avec Loet Van Moll, 17/06/2007). Selon l’histoire aujourd’hui racontée par un des principaux acteurs de l’histoire de ces jardins, le geste de la blanchisseuse donna le coup d’envoi à ce qui constitue, de manière visible et structurante en termes d’espace urbain, l’organisation collective par le « Groengroep » de onze jardins [8] dans un quartier mélange d’habitat social, de catégories intermédiaires et de populations à revenus aujourd’hui élevés. En effet, il est important de noter qu’un phénomène de gentrification accompagne la requalification urbaine de ce quartier.
Ce coup d’envoi, ce geste reste encore aujourd’hui dans les mémoires inaugural ; des balconnières, les femmes en sont passées à la plantation d’arbres, et la plupart des arbres du quartier datent d’ailleurs de cette époque-là ; puis, en 1983, le « Groengroep » décide à l’initiative d’un professeur de biologie de créer un jardin écologique ; ils s’appuient sur la municipalité pour le faire. Les conflits sont nombreux et chaque jardin tend à refléter l’esthétique et les principes organisateurs de ses initiateurs. Quoi qu’il en soit de ces différences, elles ne semblent pas poser problème : les jardins, la démarche forment un tout. Le jardin écologique est terminé en 1986 et associe à des plantes endémiques à la région des constructions de fontaines et de micro-lieux très proches des « folies » du 19ème siècle. Les artistes participent bien sûr à la construction de ce « bijou urbain » enceint dans un groupe d’immeubles ; un tel dispositif socio-spatial permet grâce au contrôle social, assuré par la totale visibilité de l’endroit, de laisser les enfants jouer par eux-mêmes. Les gens qui aujourd’hui assurent l’entretien du lieu sont au nombre de quinze. Progressivement d’autres habitants s’impliquent dans l’initiative en partie résolus à lutter contre les tentatives municipales de construire les derniers espaces verts. Notons donc que c’est aussi une action politique ; le vert est synonyme de résistance à bien des titres. Aujourd’hui, plus de cinquante personnes dans le quartier s’investissent dans les jardins et une centaine de personnes jardinent quelques heures par semaine. Le « Groengroep » propose des excursions, des visites guidées, offre des lieux naturels pour les écoles : plus d’une centaine de visiteurs par an… Par ailleurs, la gestion jardinière de ces jardins est devenue une tradition locale avec des réunions quatre fois par an car les habitants souhaitent conserver un lien fort entre eux. Une fois par an, grâce à l’argent distribué par la municipalité, le « Groengroep » commande des végétaux. Le relais local avec les habitants s’opère en toute confiance car comme le dit la municipalité, « il s’agit de marcher avec ceux qui marchent… ». Les jardins sont variés : Watertuin, ce jardin d’eau ouvert en 1993 s’implante en un lieu où se trouvaient autrefois les mares de Gelders Spijker. Cela inspira les habitants qui ont développé un jardin avec des grandes mares qui abritent des grenouilles, salamandres et même des hérons venus là pour pêcher. Achtertuin fut développé sur le site d’une ancienne grange à grains (d’où vient le nom de Spijker) puis d’anciens ateliers d’artisans. Dans les années 1900 il ne reste plus qu’un abri à charbon. Après sa démolition en 1985 un jardin qui se situait entre tous les immeubles se développa conformément aux désirs des habitants.
Cette initiative habitante s’appuie sur une politique urbaine très volontaire en matière d’espace public et d’espaces verts. En effet, la planification urbaine pour la période 2003-2015 est résolument verte ; elle repose sur la requalification de l’espace public en jouant du végétal et de l’eau. C’est sur un double plan horizontal et vertical ; l’idée de végétaliser les façades d’immeubles se fait à l’initiative des habitants. Cette requalification de l’espace public par la végétalisation et la valorisation d’espaces libres entre parfois en conflit avec les intérêts économiques de la ville ainsi que le besoin écologique de densifier le tissu urbain. Ceci est d’autant plus vrai que de grosses entreprises comme la compagnie d’assurances Axa ont choisi de s’installer dans la ville. En outre, ce projet urbain prend en compte la nécessité d’une rénovation des égouts, notamment par la séparation des eaux de pluie des eaux usées. Les sols végétalisés et poreux assumeront le rôle de réservoirs pour les eaux pluviales qui auront percolé dans le sol. Ce projet a fait l’objet d’une consultation auprès des habitants et les « plans verts » ont été discutés par quartier. La ville d’Arnhem compte vingt-cinq quartiers et douze d’entre eux ont l’équivalent de conseils de quartiers. Cette discussion participe d’une longue tradition hollandaise de participation qui consiste à penser « qu’il faut parler jusqu’à trouver une solution ». Des contrats sont passés avec les habitants afin de se prémunir d’une mauvaise gestion ou de se protéger des risques de procès. Les espaces de jardins gratuits sont fournis par la municipalité ainsi que le budget de gestion de ces jardins. Par exemple, les habitants du quartier de « Spijkerkwartier/Spoorhoek » reçoivent, par l’entremise du « Groengroep », cinq mille euros par an, ce qui leur permet d’assumer la gestion de ces jardins (graines, outils, etc.). Ces groupes ou associations, bien que leur statut juridique ne soit pas toujours si formel, sont clairement informés de leurs droits et devoirs à l’égard de la municipalité et s’inscrivent dans la politique générale verte d’Arnhem. Il y a aujourd’hui six groupes équivalents à celui de « Spijkerkwartier/Spoorhoek » qui reposent sur du volontariat. L’idée qui domine la politique de concertation est de garder le contact (de bons contacts) avec la population de telle façon à préserver l’avenir, c’est-à-dire rendre possible de grandes transformations quand cela s’avère nécessaire. Un tel état d’esprit aide à construire un capital rentable de « confiance mutuelle ». Il n’y a pas de mesure de ce capital essentiellement fait de communication et de jeux humains. De toutes manières, la politique d’Arhnem repose sur l’idée d’assurer le meilleur service aux citoyens.
Deux remarques. Un : les acteurs locaux ignorent les termes de « biodiversité », ou la question du développement durable telle qu’elle a été énoncée lors du sommet de Rio en 1992 ; cela n’empêche pas un fort investissement écologique. Deux : du point de vue de l’esthétique, un tel investissement représente un sommet. Premièrement, tant la somme d’actions que le résultat sont considérables ; ces jardins visités l’un après l’autre sont des petites merveilles de variété sur les plans esthétique et floral. Quand on songe à l’effort fait pour accomplir sur plus de vingt ans ce réseau vert (qui, de surcroît, semble avoir accru la biodiversité considérablement si l’on en croit les observations des jardiniers et habitants), l’étonnement est complet. Pourquoi une telle surreprésentation du vert et des jardins dans la requalification de l’espace ? La réponse est bien entendu complexe, mêle différents aspects. Le jardin représente un havre de paix dans la vie urbaine que l’on associe étroitement au Paradis ; c’est un lieu de lecture, de détente, de prières éventuellement, de jeu aussi ; ce sont des lieux où l’on se retrouve assurés d’un fonctionnement social paisible ou, à l’inverse, des lieux de refuge pour marginaux en déshérence ; c’est aussi un espace symbolique qui consacre l’alliance des habitants, assure en partie le lien social. Ces jardins vont à l’encontre d’une éducation abstraite à la nature, théorique puisqu’ils permettent de s’assurer que le vivant est vivant, puisqu’il croît, prolifère, se multiplie. L’investissement est incontestablement esthétique du point de vue de la justification, mais aussi en termes de spectacle proposé aux yeux des citadins ; les jardins sont des décors discrets, enchâssés dans le tissu urbain, de scènes et situations riches, mais ce s’est aussi un investissement éthique qui correspond à l’espoir d’une vie meilleure aux différents sens du terme : collectif et individuel. La forme guide là l’action à accomplir pour réussir sa vie meilleure.
En conclusion, s’il importe de favoriser la participation esthétique des habitants, c’est que, plus que d’enrichir l’analyse de la sensibilité à l’environnement, il est urgent de développer un véritable art de l’environnement qui engage esthétique et éthique ; s’il est vrai que le sens de l’environnement est plus complet quand ses dimensions esthétiques sont prises en considération, l’art en ce qu’il constitue soi-disant l’avant-garde pour l’avenir de la perception et de la représentation, peut contribuer à la réflexion : l’environnement est un art, un art éminemment social, l’art collectif, l’art du milieu de vie. C’est à la responsabilité de tous, et pas seulement des femmes, souvent gérantes de l’environnement de proximité [9], que fait appel l’idée de développement d’une relation constructive à l’environnement. Et cela exige un enseignement bien particulier, car le jugement de goût est l’art d’apprendre à juger par soi-même, et l’époque qui assiste à la « déconfiture » des cadres dogmatiques ainsi que politiques, oblige à le développer comme le vecteur possible d’une autonomie. En ce sens, l’art urbain est autonomie, apprentissage de soi par détachement de la nature.