2041,875 cm3. C’est le volume exact de ce pavé : 16,5 cm de largeur par 16,5 cm de hauteur par 7,5 cm d’épaisseur. Un livre donc, en quatre tomes, pour tirer son portrait à Madame la Suisse. La Suisse. Portrait urbain, annoncent les auteurs : Roger Diener, Jacques Herzog, Marcel Meili, Pierre de Meuron, Christian Schmid, l’Eth Studio Basel, et l’Institut pour la ville contemporaine. L’éditeur, Birkhäuser, spécialisé dans les « Éditions d’Architecture » est basé à Bâle, Boston et Berlin comme d’autres éditent des fragrances à Londres, New York et Tokyo. Et à y bien regarder, ces architectes nous offrent là un monument de la pensée sur la ville, l’urbain, l’espace des sociétés en général. Tant pis pour les géographes.
Principe éditorial : un pavé dans le marigot de la pensée urbaine.
Le propos du livre repose sur une enquête approfondie sur l’espace suisse, dans une approche à la fois contemporaine et historique. Le résultat est une multitude de cartes, présentant sous tous ses aspects une typologie des espaces suisses. À bien des égards, nous avons là un Atlas, et l’un des quatre volumes est en fait une carte de synthèse grand format (82,5 par 66 cm).
Beaucoup de photos, également. Des images du paysage suisse, illustrant de manière riche ce portrait urbain. Enfin des textes de nature différente, allant de courts paragraphes présentant successivement les structures spatiales fondamentales de la Suisse aux articles de fond et de haute tenue scientifique sur la ville et l’urbain, en passant par la retranscription d’un dialogue entre les auteurs évoquant leur démarche.
Cet ensemble, qui marie avec aisance monographies communales et théorie de l’urbain, défend une double thèse : la Suisse, malgré un conservatisme des plus sévères incarné par la persistance de la structure communale, serait un espace (national) intégralement urbain. Laboratoire de l’espace contemporain, la Suisse permet ainsi aux auteurs d’attaquer deux tabous de la pensée contemporaine : l’interdit de l’urbanité intégrale et l’interdit de critiquer la Suisse. Certes le second n’est pas à la hauteur du premier, mais il paraît qu’au-delà de son format, cet objet éditorial a fait l’effet d’un pavé dans le lac de Genève…
Géographie régionale de l’ouvrage.
Il s’agit ainsi de quatre livres, organisant le propos comme suit.
Le premier livre s’intitule « Introduction. Réseaux, frontières, différences ». Il compte 232 pages, dont une bonne moitié d’illustrations, photos ou cartes. Après une introduction générale présentant l’entreprise, sont traités successivement et brièvement — un paragraphe écrit gros — les trois concepts clés ayant conduit cette analyse de la Suisse : réseaux, frontières, différences. Le schéma éditorial, reproduit dans une grande partie de l’ouvrage, fait alterner une page de texte et une page d’illustration, éditée à fond perdu. Pour les réseaux, une série de cartes de la Suisse : structure bâtie (c’est possible, car la Suisse, c’est tout petit), chemins et routes secondaires, routes principales, autoroutes.
Ensuite, même schéma pour les frontières, invisibles sur la carte des lumières de l’Europe vue de nuit. Puis, des cartes : un trou dans la carte de l’Europe (membre de l’Onu depuis seulement 2002, pas membre de l’Otan, pas membre de l’Ue, pas dans la zone Euro). Avec humour : « La suisse, un trou ? », un blanc dans la carte de l’Europe ; « La Suisse, une île ? », une carte de la Suisse flottant dans le blanc de la page. Selon un principe, sont présentés ensuite cartographiquement, à la même échelle et comme des îles, les quatre régions linguistiques, les vingt-trois cantons et six demi-cantons, les 2768 communes. Enfin, neuf communes voient leurs types de couverture (zonage par fonctions des espaces) cartographiés en deux pages.
Le travail sur les différences est, quant à lui, illustré par des schémas, fac-similés de croquis exécutés à la main, au crayon, au feutre, griffonnés parfois, ou encore en surcharge sur des cartes existantes. Ces pages évoquent les étapes d’une réflexion dont on saisit l’irremplaçable composante (carto)graphique, et qui aboutit à une « typologie de la Suisse urbaine », reproduite en grand format dans un des trois autres volumes et aboutissement de la réflexion des auteurs.
Ceux-ci ont ainsi identifié cinq types d’espaces (fondamentalement urbains), couvrant intégralement la superficie du pays : les réseaux urbains, les zones calmes, les régions métropolitaines, les friches alpines, et les « Alpines resorts ».
Suit, dans ce volume, une discussion entre Jacques Herzog et Marcel Meili, elle aussi illustrée, et retraçant la genèse d’une pensée dans une large mesure iconoclaste, y compris pour ses auteurs.
Enfin, le premier livre se conclut sur un long chapitre intitulé « Théorie » rédigé par Christian Schmid, dont la teneur et la nature formelle sont celles d’un article scientifique, le caractère pédagogique en plus. Sans doute un des textes les plus clairs et les plus synthétiques que l’on ait écrit depuis longtemps sur la ville et l’urbain. À lire et à faire lire absolument. On y trouve en particulier une présentation lumineuse de la pensée de Henri Lefebvre, dont on apprécie souvent assez mal l’influence sur la pensée urbaine contemporaine. Ce chapitre formalise et structure ainsi les acquis des chapitres précédents, en vue d’étayer intellectuellement le propos d’ensemble de l’ouvrage.
Outre le volume réduit à une carte murale, les deux autres livres rassemblent et résument l’essentiel du matériau sur lequel se fonde l’analyse. Le plus léger des deux livres détaille l’analyse géohistorique de l’espace suisse : « Frontières, communes. Brève histoire du territoire ». Le principe éditorial est toujours le même, associant à parts égales texte et images. Le détail des chapitres est le suivant : « Surfaces de sédimentations : les sept formes du cloisonnement de la Suisse » ; « Frontière, cellule, pacte : thèse sur l’autonomie », « Empreintes : l’organisation des frontières romaines lue comme un palimpseste dans l’espace médiéval » ; « Le pays germanique : la refonte du territoire romain par les cultivateurs germains » ; « Communautés et communes : la genèse parallèle de la confédération et de la commune » ; « Cristallisation : La consolidation de la forme »; « Autonomie et différence : Le territoire constitué ».
Sorte de « géographie régionale » intelligente de la Suisse, le plus gros des quatre livres, 3,5 cm d’épaisseur, intitulé « Matériaux », présente dans une optique plus monographique, mais pas seulement, chacun des cinq types d’espaces inventés par les auteurs, s’arrêtant un peu plus longuement sur les Alpes afin de présenter les grandes lignes de cet ensemble géographique partagé ensuite entre friches et « resorts ». Chaque chapitre est facilement accessible du fait de la présence d’onglets, entaillés dans l’épaisseur du volume.
Le plan est le suivant : « Les régions métropolitaines : Croissance et productivité économiques ; La région métropolitaine lémanique ; La région métropolitaine Bâle-Mulhouse-Freiburg » ; « La région métropolitaine de Zurich. Les réseaux de villes : La couronne urbaine de Berne ; Le réseau de villes de la Suisse centrale ; Le réseau urbain des lacs » ; « Les zones calmes : La zone calme ouest : Gros-de-Vaud et Préalpes fribourgeoises ; La zone calme du centre : La région du Napf ; La zone calme est : Appenzell ― Toggenbourg » ; « Les Alpes : Alpine Resorts : Le Cervin est-il une ville ? » ; « Les friches alpine[s] : Le Sfiental ; Wassen ; Le Val Calanca ».
L’espace, une douce violence.
Dans l’ensemble, le livre insiste sur le déterminisme organisationnel de la Suisse, fondé sur une structure venant du fond des âges : la commune. C’est elle qui, si l’on suit la démonstration des auteurs, a structuré l’industrialisation du pays, la forçant à se décentraliser, à amener l’urbanité dans les villages plutôt qu’à suivre la pente naturelle de la concentration des activités industrielles dans des métropoles toujours plus importantes. Il s’agirait en quelque sorte d’un antimodèle du cas français, dans lequel l’histoire du territoire ne serait pas commandée par la centralisation parisienne, mais par la décentralisation, ou plutôt la décentralité des 36 565 communes métropolitaines (1999). Ainsi, violant toutes les lois gravitationnelles d’une géographie qui ne voit dans les communes que des unités de compte, contre tous les principes guerriers d’une géopolitique envahissante n’arrivant à concevoir les territoires qu’en lutte perpétuelle les uns contre les autres, ce paradigme du portrait oblige à considérer l’espace comme une sorte d’acteur social à part entière. Non seulement l’espace refléterait les structures de la société, non seulement il en conditionnerait les évolutions en retour, mais il serait également doté d’une sorte d’autonomie sociale, condition de son devenir par ses propres structures. Les communes suisses, et plus généralement l’espace suisse, seraient donc la cause de l’espace suisse contemporain, de ses formes, des ses évolutions, de ses résistances.
D’une certaine manière, en érigeant ainsi la commune en « boîte noire » de l’analyse géographique, les auteurs repoussent une partie du problème : comment une telle structure peut-elle perdurer avec une telle force et un tel effet ? Mais, à dire vrai, l’objection n’a que peu de portée en regard d’une approche qui met l’accent sur l’hypothèse d’une autonomie des structures spatiales. Non que celles-ci aient une existence propre et répondent à des lois mystérieuses, comme l’affirmait il y a peu une géographie prématurément vieillie. L’idée serait plutôt à comprendre dans un cadre conceptuel où l’espace est une dimension du social, cette dimension ayant des logiques propres quoique intégralement sociales. L’aspect décentralisé de l’espace suisse apparaît ainsi caractéristique de la dimension spatiale de la société helvétique ; et l’on ne doit pas résumer cette caractéristique à une traduction des structures sociales ni même à un déterminant de ces dernières et qui leur serait extérieur. Le fait que l’espace puisse être considéré comme un acteur doit ainsi prendre tout son sens, l’acteur faisant partie de la société.
Tout se passe in fine comme si, dans un pays tel que la Suisse, qui ne connaît pas d’État hégémonique et dominateur, l’espace était partie intégrante de l’État, codétenteur avec lui du « monopole de la violence légitime », violence symbolique mais aux effets régulateurs très concrets. L’espace-État exercerait ainsi sur la société suisse une violence douce et acceptée.
Roger Diener, Jacques Herzog, Marcel Meili, Pierre de Meuron, Christian Schmid, l’Eth Studio Basel et l’Institut pour la ville contemporaine, La Suisse, un portrait urbain, Éditions Birkhauser, 2005 (3 volumes brochés et une carte, éditions en anglais, français et allemand).