Les controverses socio-techniques ont déjà fait l’objet de nombreuses publications scientifiques et il est frappant de constater que ce sujet d’étude est l’apanage quasi exclusif des sociologues des sciences et techniques. Les géographes ne semblent pas porteurs d’une compétence spécifique dans le domaine. Or, la composante spatiale est pourtant bien présente dans ce genre de situation, car la controverse peut concerner des espaces qui vont se trouver pris dans le débat. La question que nous souhaitons aborder dans cet article consiste à clarifier le rôle que joue la composante spatiale dans les controverses : n’est-elle qu’un prétexte argumentatif ou joue-t-elle un rôle effectif dans le déroulement des controverses ? Autrement dit, il convient de s’interroger sur la manière dont géographes et sociologues peuvent appréhender la dimension géographique des controverses.
Pour répondre à une telle interrogation, les controverses autour d’installations techniques apparaissent comme un objet privilégié. Elles permettent à l’analyste d’observer comment des acteurs, y compris et surtout des non-techniciens, engagent le débat (prennent la parole, argumentent, critiquent, etc.) à propos d’options et de thèmes souvent très ardus sur le plan scientifique ou technique, et de tester la présence éventuelle des éléments spatiaux et leurs modalités d’émergence. Dans ce texte, nous suivrons plus précisément la manière dont une ligne à haute tension (lht dans la suite de cet article) a pu être mise en débat public par des non- spécialistes (Élisabeth Rémy, 1995) [1].
D’un point de vue méthodologique, il faut signaler l’apport de l’anthropologie des sciences en la matière. Celle-ci a contribué à remettre en cause le partage entre les faits et les valeurs, partage dont elle a fait apparaître qu’il pouvait nuire à la compréhension des sciences et consécutivement à celle du sens commun (Bruno Latour, 1988 et 1989 ; Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, 2001). Suivant la démarche préconisée par ces auteurs, nous prendrons soin, pour décrire la manière dont des opinions publiques se forment au cours de la controverse, de traiter avec le même sérieux les connaissances réputées basées sur un savoir technique et les avis émis par des non-spécialistes. Il ne s’agira donc pas ici de révéler ce qui, dans la controverse, dépasse les personnes, ni même de dégager le sens caché qui guide leurs actions ou leurs paroles, mais bien de comprendre comment la controverse s’effectue et quelles sont les contraintes que les personnes ont dû prendre en compte, dans la situation où elles se trouvaient insérées, pour rendre leurs critiques ou leurs justifications acceptables par d’autres (Luc Boltanski, 1990, p. 63). Bref, notre tâche consistera à essayer de comprendre la dynamique de la controverse, en observant comment les acteurs s’y prennent pour montrer aux autres que leurs actions et leurs propos ont un sens et que la position qu’ils défendent dépasse leur simple cas particulier.
Une fois que la mise en débat de la lht aura été éclaircie, nous nous concentrerons sur l’apparition des éléments spatiaux et sur la manière dont ils sont utilisés par les différents acteurs de la controverse. Dans l’optique de la sociologie des sciences et techniques, une controverse explore les zones d’incertitude et contribue parfois à les réduire par le jeu des affrontements qu’elle met en place et des informations qu’elle fait circuler. Cependant, les incertitudes peuvent augmenter avec l’émergence de nouveaux groupes de plus en plus nombreux qui s’attachent à rendre visibles d’autres zones d’ignorance (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001). Suivre une controverse, c’est donc étudier les changements et les modifications qui vont survenir concernant une situation qui pose problème, en se concentrant sur l’évolution des plages d’ignorance qu’elle contient et qui fluctuent au cours des débats. Une controverse met en scène une hétérogénéité d’éléments qui vont amener à reconfigurer le problème (le transformer pour le résoudre, ou l’ouvrir encore sur de nouvelles incertitudes). La reconfiguration de ces éléments inclut un redéploiement de celle-ci dans « l’espace », c’est-à-dire une nouvelle géographie et cette variation, qui peut être importante, comporte un questionnement sur l’adéquation des concepts géographiques actuellement utilisés dans la discipline (selon leur acception dans le domaine francophone) à la dynamique de la controverse.
Dans cette perspective, trois conditions nous paraissent nécessaires pour qu’une notion de géographie puisse s’appliquer à l’analyse de la controverse : aller au-delà du couple nature/culture et de la séparation entre les faits et les valeurs, partant du principe que les connaissances scientifiques font partie du problème et qu’il n’est guère possible de faire une sociologie de l’environnement sans intégrer celle des sciences (Bruno Latour, Cécile Schwarz et Florian Charvolin, 1991) [2] ; rendre compte de l’hétérogénéité des « mises en connexions » qui se produisent en continu lors des discussions ; avoir la souplesse de rendre compte des délimitations faites, en cours et à venir, telles qu’elles se font et défont au cours de la controverse.
Une revue de la littérature géographique, bien que partielle, donne rapidement l’idée que les notions d’espace, de territoire, de milieu et, dans une moindre mesure, celle de lieu sont des notions polysémiques tant du point de vue de leur définition que de leur utilisation. Il suffit pour s’en convaincre de lire le tout récent Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), 2003). Notre projet n’est pas de définir le « bon » terme pour analyser les controverses, il est au contraire de soumettre l’une de ces notions, celle de lieu, à l’épreuve d’une controverse – et nous expliciterons dans le corps du texte les raisons de ce choix. Nous voudrions donc aboutir, par ce biais, à déceler les dimensions géographiques des controverses que l’on rencontre fréquemment dans l’étude des problèmes environnementaux et des risques. Autrement dit, nous chercherons à montrer la capacité d’une controverse à « faire » lieux et symétriquement ce que ces lieux « font faire » en situation de controverse.
Une ligne sous haute-tension.
L’entrée en controverse.
Pour améliorer une qualité de service qu’elle juge insuffisante, Édf envisage de créer un poste source 63/20kV (poste de transformation ou plus simplement « transfo » dans le langage courant) près de Balbec, un petit bourg réputé au plan touristique [3]. Le nouveau poste sera alimenté à partir du poste de Villetot, une autre commune distante d’une dizaine de kilomètres, par l’intermédiaire d’une lht de 63kV. Il s’agira donc à la fois d’implanter un poste source et de construire une ligne. Or, ce double projet va rapidement susciter un débat au plan local : d’un côté, des élus vont s’affronter pour obtenir l’implantation du poste source sur leur commune (celui-ci étant synonyme pour eux de taxe professionnelle importante) ; de l’autre côté, va se constituer un comité regroupant des riverains et plusieurs associations locales de défense de l’environnement et du patrimoine, hostiles à la défiguration du paysage par la lht. En suivant Camille Limoges et Alberto Cambrosio (1991, a et b), on peut qualifier le débat qui s’engage alors entre représentants d’Édf, élus et riverains de « controverse technologique publique » ; non seulement le problème des lht met en scène un grand nombre d’acteurs, mais son but vise une décision, et non pas une connaissance, comme dans le cas des controverses scientifiques. Une fois que le comité de défense a réussi à mettre la lht en débat, les différents opposants sont amenés à acquérir des savoirs et à se documenter pour tenter de négocier en face des experts d’Édf certaines options techniques et l’application de certaines procédures. C’est ainsi que pour qui veut participer au débat public et faire entendre sa voix, apprivoiser la technique devient à la fois une exigence et un recours.
De quelle controverse s’agit-il ? L’installation de la ligne à haute tension fait surgir un débat public, dans lequel les non-spécialistes arrivent à jouer un rôle de première importance, en apprivoisant la technique concernant l’objet qui fait débat. Pour espérer obtenir la révision du projet d’Édf et la mise à l’étude de toutes les alternatives possibles, le comité de défense doit se livrer à deux tâches complémentaires : il lui faut se doter d’un public dont il sera le porte-parole parole ; il lui faut accumuler des connaissances techniques pour équilibrer la discussion avec les experts. La première tâche se traduit par un effort pour contacter et mobiliser le maximum d’habitants des environs, surtout les agriculteurs. C’est ainsi qu’en septembre 1992, une pétition recueille plus de 600 signatures. Celle-ci permet la production du public en tant que tel et donne par la même au comité les moyens de se faire le porte-parole d’une cause fondée.
Une fois les contours d’un public esquissés, l’un des enjeux de la controverse devient l’organisation d’un forum de discussion commun, c’est-à-dire d’épreuves permettant aux différents porte-parole de confronter directement leurs points de vue, au lieu de s’exprimer sous forme de monologue depuis des univers différents. Deux mois plus tard, le comité sollicite les candidats aux élections législatives de la troisième circonscription du département en leur envoyant un petit questionnaire accompagné d’une lettre. Celle-ci rappelle aux candidats les actions menées par le comité et les raisons de son inquiétude face à la lht : la gêne qu’elle occasionnerait pour les agriculteurs, le tourisme, la richesse du patrimoine. Elle présente ensuite la solution envisagée par le comité, c’est-à-dire l’enfouissement de la ligne [4]. Enfin, le comité demande aux candidats de répondre au questionnaire joint. Comme l’indique le dossier constitué par le comité à la suite de cet envoi, l’opération recueille les réponses des principaux candidats, toutes couleurs politiques confondues.
Avec ce deuxième effort de mobilisation, on comprend que pour devenir des interlocuteurs sérieux des pouvoirs publics et d’Édf et avoir le droit de discuter ensemble, il faut tout à la fois représenter quelque chose (et donc se construire un public et solliciter le soutien des élus) et accumuler des ressources et des savoirs aussi bien par rapport à la procédure juridique que par rapport aux aspects techniques du projet. L’opinion et la technique sont ici intimement mêlées, et c’est pourquoi les dispositifs où l’opinion se manifeste, dépassent très largement le cadre des seules pétitions ou manifestations. Les modalités de la prise de parole dépendent en effet non seulement de la capacité à construire son public et à représenter l’intérêt général (comme dans les théories classiques de la représentation) mais aussi des moyens disponibles pour s’informer et se former au niveau technique et juridique.
Comme on peut le constater ici, des éléments spatiaux (emplacement de la ligne, paysage, enfouissement de la ligne, patrimoine, etc.) font partie de la constellation d’arguments invoqués par le comité pour solidifier son propos. Ceux-ci jouent un rôle important dans la constitution des avis qui prennent forme et se stabilisent au cours de cette controverse.
Premier constat : la dimension géographique n’est pas complètement absente de cette controverse socio-technique mais celle-ci apparaît de manière implicite comme une dimension accessoire, jamais centrale dans l’analyse menée. Pour aller plus loin dans l’explicitation de cette dimension présente dans la controverse et dépasser cette géographie spontanée mêlant indistinctement les notions d’espace, de territoire ou de paysage, il nous semble important de mettre certains concepts géographiques à l’épreuve du cahier des charges que nous nous sommes fixés pour tenter de mieux appréhender la dimension spatiale de la controverse.
La fabrique du lieu.
De quoi discute-t-on dans une controverse socio-technique ? Quels arguments liés à l’espace sont convoqués ? Sur quel mode ? Et comment en rendre compte pour satisfaire à la fois les exigences de la sociologie et de la géographie intéressées par l’analyse des controverses ? En guise d’essai de conceptualisation, la notion de lieu a retenu notre attention ; elle sera testée pour tenter de définir les processus de reconfiguration spatiale que nous voyons se déployer dans une controverse [5]. Pour ce faire, il est nécessaire de donner plusieurs exemples empiriques pour saisir la nature des discussions produites en situation controversée.
L’exemple du centre de gravité des charges ou la convocation dans la controverse d’arguments liés à « l’espace ».
Les opposants ont réussi à inaugurer avec Édf un espace de discussion commun. Le comité espère pouvoir négocier sur tous les plans. Édf, de son côté, s’en tient à sa politique : informer, écouter les opposants, tout en considérant que le tracé de la ligne est une chose acquise. À l’objet instable et mal défini du comité s’oppose un objet déjà formalisé dont le seul point indéfini concerne l’implantation du poste source. C’est ce point indéfini dont vont se saisir les non-spécialistes pour s’engouffrer en force dans la question technique, faire entendre leur voix et tenter de défaire le projet initial d’Édf.
Très schématiquement, l’on peut dire que le calcul du centre de gravité des charges est ce qui permet de déterminer l’endroit où il serait utile d’implanter un point d’injection, c’est-à-dire un poste source. Ce calcul est donc un élément tout à fait stratégique du point de vue des riverains et des élus. C’est pourquoi deux acteurs, au départ non-spécialistes, vont s’atteler à recalculer le centre de gravité, dans un but différent : le maire de Brissol pour prouver que l’emplacement du poste source doit se faire sur sa commune, et un membre de l’association régionale pour, au contraire, remettre en cause la totalité du tracé.
Pour déterminer le centre de gravité, le membre de l’association s’est arrangé avec un ami qui lui a fourni un certain nombre d’informations « en douce ». Il a ainsi pu réaliser un certain nombre de calculs, les reporter sur une carte et conclure finalement que le poste devait être reculé et la ligne passer plus à l’est : « on a pensé que le centre de gravité pouvait être calculé d’après l’argent versé aux communes qui est proportionnel aux consommations. La commune de Combray avait le tiers et on l’avait traduit sur une carte… partant de là, on s’est dit que les appels étant le plus important à l’est du canton de Combray, on pouvait imaginer quelque chose comme ça… D’après nous le centre de gravité est bien plus à l’est ». Le déplacement de la ligne vers l’est aurait pour conséquences, selon l’association, de permettre des économies (notamment en évitant l’aller-retour du poste source) et de mieux préserver l’environnement. Pour l’association, une modification du tracé s’impose donc, dans la mesure où « le centre de gravité est variable ». Telle est la conception de l’ouvrage qu’elle défend.
De son côté, le maire aboutit à des calculs très différents. En juillet 1991, il écrit une lettre à Édf où il démontre que le centre de gravité des charges ne doit pas être situé à Balbec mais à Brissol : « Le calcul fait d’après les surtaxes municipales versées en 1990 pour ces communes donne le centre de gravité plutôt à Brissol entre les communes de Combray, Persay-Combray (540 132 F) et les autres communes (472 129 F). Brissol avec 127 303 F se situe par conséquent bien au centre de gravité des consommations donc des charges puisque les taxes municipales sont calculées d’après les consommations ». Appartenant au syndicat d’électrification, le maire a obtenu ses informations de base plus facilement que le comité, comme il l’explique : « J’ai fait une étude à partir des surtaxes qui sont payées par les usagers pour l’ensemble du syndicat d’électrification de la région de Combray et on s’est aperçu que globalement le centre de gravité des charges tombait à peu près à Brissol, secteur qui couvre à peu près la zone alimentée par le futur poste. La situation géographique la plus équilibrée était effectivement sur la commune de Brissol. Les gens d’Édf ont reconnu que mon étude était judicieuse ». Il est tout à fait remarquable que bien que l’association de défense et le maire se soient appuyés sur les mêmes données, à savoir les taxes d’électrification, les résultats auxquels ils sont parvenus sont divergents. À partir des mêmes données, deux séries de calculs tracent deux ouvrages différents : pour le comité, la ligne doit passer plus à l’est ; pour le maire, la ligne n’a pas à bouger et le poste doit s’implanter sur sa commune. La représentation cartographique sert d’outil de visualisation afin de montrer que l’espace et ses caractéristiques justifient le déplacement à l’est (un déplacement non casuel) du centre de gravité des charges : en effet c’est la mise en relation de tout un ensemble d’éléments hétérogènes qui « décide » de l’emplacement du site en question. En cela, le calcul relatif au centre de gravité des charges contribue à proposer une nouvelle configuration de la lht et de « l’espace » qu’elle traverse.
On ne peut donc pas réduire le discours des acteurs à des jeux de pouvoirs qui s’effectueraient en laissant de côté la technique : l’ouvrage et son juste tracé constituent bel et bien le centre de la discussion. C’est pourquoi chaque acteur, s’il veut faire entendre sa voix et défendre ses intérêts, doit faire l’effort de se procurer des données et de se plonger dans des calculs sérieux et convaincants pour les autres. De ce fait, la question ne saurait être pour nous de départager les calculs « intéressés » et les calculs « objectifs » et « désintéressés » : elle est plutôt de comprendre comment une définition commune du centre de gravité et conséquemment du projet final, satisfaisant les calculs techniques et politiques des uns et des autres, arrive progressivement à se stabiliser.
Cette stabilisation est sans doute rendue plus facile par le fait que les experts d’Édf, de leur côté, n’ont pas une conception très rigide ni très précise de l’endroit où se situe le centre de gravité. Pour les ingénieurs que nous avons rencontrés, un centre de gravité des charges, ce n’est rien de plus qu’une zone techniquement judicieuse pour implanter le point d’injection : « Ce n’est pas un point sur la carte, c’est une surface bien évidemment parce qu’on peut très bien calculer théoriquement un centre de gravité des charges selon la consommation puis dire : c’est là. Mais en réalité ça correspond pas à quelque chose de très pratique, donc on dit que le point d’injection devra se trouver entre Balbec et Brissol, en gros, dans ce secteur-là ». Ou encore : « c’est un centre mathématique si on tient compte du poids de la consommation géographiquement à un moment donné. On dit : il serait intéressant d’injecter de la tension à cet endroit-là ; parce que ça permet de couvrir les points de consommation par les réseaux 20 000 les plus courts ». Aucun argument technique ne justifiait donc qu’Édf implante le poste précisément sur Balbec : « On n’avait pas trop d’arguments pour dire que c’est vraiment à Balbec qu’il fallait le mettre ». L’emplacement de Balbec avait en quelque sorte été choisi par opportunité : le responsable d’Édf de l’époque avait pris contact de manière unilatérale avec la municipalité de Balbec pour rechercher un terrain susceptible de recevoir l’implantation du poste de transformation 63kV/20kV. De son côté, la municipalité de Balbec avait d’emblée réagi favorablement à ce projet en raison des rentrées financières que devait permettre l’application de la taxe professionnelle sur le poste source.
Mais l’emplacement est apparu au fil de la controverse de moins en moins pertinent en raison de ses mauvaises qualités géologiques et de ses difficultés d’acceptabilité, puisqu’il a réuni contre lui, outre le maire de Brissol, le comité et certains agriculteurs. Là aussi, le choix de l’emplacement participe à la production de connaissances qui s’accumulent au fil de la controverse. En l’occurrence, certains acteurs non-techniciens en acquérant une compétence technique ou, à tout le moins, en apprivoisant la technique – ainsi le maire de Brissol se félicitant d’avoir réalisé des calculs jugés judicieux par les spécialistes – ont réussi à dévier le projet. La détermination par Édf d’un centre de gravité initial (qui était, il est vrai, plus une zone qu’un point précis) s’est avérée insuffisante pour arrêter définitivement le projet, des acteurs ayant appris, entre temps, à se saisir de l’objet technique et à le rouvrir pour le modifier en fonction de leur point de vue et de leurs intérêts. Rien ne serait plus fallacieux en ce sens que de considérer qu’il y a d’un côté un objet stable (le centre de gravité défini précisément et scientifiquement) et de l’autre, des luttes politiques extérieures aux enjeux techniques.
Pour l’emporter, chaque porte-parole a dû faire un effort pour tenir ensemble les impératifs d’Édf, des contraintes techniques et des enjeux socio-politiques. Il a fallu, par exemple, prendre en compte les exigences des défenseurs de l’environnement. Ces exigences entrent bien dans le compromis socio-technique final : l’emplacement initialement prévu pour le poste se trouvait en effet à l’extrémité de la zone intéressante pour le constructeur, côté mer ; après discussion, le poste a quitté le littoral, mais tout en restant cependant dans la zone intéressante pour le constructeur. La prise en compte de l’écologie a raccourci la ligne qui, en s’éloignant du littoral, a aussi permis à l’entreprise de réaliser une économie non négligeable sur l’ouvrage.
La mise à l’épreuve de la notion de lieu.
La relecture empirique de la controverse sur la ligne à haute tension fait ressortir plusieurs éléments spatiaux dont nous soumettons les qualités et le rôle à discussion. Il ressort de l’analyse de la controverse sur cette lht qu’aucune des entités spatiales concernées n’est un support passif de l’action en cours, ni une projection d’intentions socio-politiques. Ces entités spatiales qui sont tour à tour convoquées, invoquées et dénoncées lors des discussions, font partie de la controverse en tant que telle. La controverse a porté à un moment donné sur deux éléments simultanément : le calcul du centre de gravité des charges et l’emplacement de la ligne. La technique de son côté n’a rien pu trancher : par exemple, le recours aux chiffres et le recalcul du centre de gravité n’ont pas apporté un argument incontestable et définitif dans le débat, mais ont simplement déplacé l’objet de la discussion et permis de relancer la controverse sur un autre terrain. Dans la mesure où les élus, le comité, les riverains, etc., ont fortifié leur droit à la parole en acquérant un peu plus le pouvoir de s’emparer des questions techniques, l’objet technique a été reconfiguré. En fonction de la force des oppositions et des argumentations déployées par les divers interlocuteurs, la définition technique d’Édf a pu apparaître plus contingente, moins « obligée ». Le calcul du centre de gravité des charges fait par des acteurs différents permet en effet de questionner à nouveau le choix de l’emplacement du poste source et reconfigure l’espace existant.
Sur le plan méthodologique, si l’on évoque parfois en géographie des espaces (ou des milieux donnés), une première question se pose immédiatement : que signifie exactement ce « donné » ? Nous prendrons soin de nous décaler de cette perspective pour parler plutôt d’un espace ou d’un lieu « obtenu », en cherchant à thématiser ce qui l’a rendu explicite (Denis Retaillé, 1997, p. 95) [6]. Mais comment nommer ces entités spatiales ? Un premier argument en faveur de l’utilisation du concept de lieu, c’est le problème des limites qui sont constamment soumises à discussion lors des controverses. C’est même une des caractéristiques principales de la controverse : changer les limites du dedans et du dehors, et la liste des éléments qui font ou non partie du problème (habitat, population, sol, etc.). L’idée de lieu contient cette dimension dynamique puisque selon Denis Retaillé, « ces mêmes lieux sont incertains, parfois éphémères (voir toutes les revendications possibles sur les territoires), et ne prennent pas sens par un contenu refermé sur lui-même. […] Le lieu a comme propriété finale la coprésence » (Retaillé, 1997, p. 120-121). Que fait-on dans une controverse si ce n’est de discuter des coexistences possibles, du monde commun dans lequel on souhaite vivre, lequel associe un ouvrage technique, un paysage que l’on ne souhaite pas défigurer, une alimentation électrique convenable etc. ? A l’issue des débats, on établit des limites entre ce qui fait partie du problème et ce qui reste à l’extérieur montrant en cela que « … les lieux se caractérisent aussi par le caractère sensible de leurs limites » (Lévy et Lussault (dir.), 2003, p. 555-563, cit. p. 562). Le lieu réalise (au sens de rendre réel) la mise en connexion d’une série d’éléments, il contribue à définir une identité, en associant des personnes, des objets, un sol particulier, une vue sur la mer, etc. Et la controverse contribue à produire des lieux : sans la lht personne ne se serait mobilisé sur ce petit coin de terre pour se demander de quoi était composé le sous-sol présent sous leurs pieds.
Ainsi, comme le mentionne Retaillé, « il ne suffit pas d’une proximité pour faire un lieu ; il ne suffit pas non plus d’une présence observatrice de quelques ingrédients rapprochés. Il faut encore un déclenchement, une circonstance qui placent les sujets et les objets en position d’interaction. C’est là que l’on rencontrera le caractère fortement phénoménologique et non essentiel du lieu » (Retaillé, 1997, p. 90). Ainsi, pour qu’un lieu constitue un « espace de référence » selon les termes d’André Micoud (1992, p. 119-132, op. cit. p. 122) et développe une puissante rhétorique à son sujet, comme le montre Bernard Debarbieux (1996), il faut un « déclenchement » et une « circonstance ». Autrement dit, une des conditions à la fabrication d’un lieu ne serait-elle pas ce que Michel De Certeau, et à sa suite André Micoud, appelle un événement, à savoir « ce qui est construit comme le point d’un commencement » (1992, p. 120) ? En d’autres mots, cet événement pourrait fort bien ressembler à ce que Lussault nomme une situation : « J’appelle situation la convergence relationnelle – ce qui ne signifie pas consensuelle – d’individus, motivée par un objectif particulier, au sein de laquelle s’épanouissent des stratégies actorielles et se manifeste l’importance d’outils et objets divers » (Lussault, 2000, p. 24).
L’idée de lieu nous semble pertinente car elle permet de décrire les dimensions spatiales de la controverse en passant avec succès les trois conditions requises pour l’analyse de la controverse. Elle tient compte du constant redimensionnement de la controverse, du côté éphémère et incertain dont vont être dotés les espaces au cours de la controverse. Un lieu a une extension possible et n’est pas borné (dans le sens de délimité) a priori. Dans un lieu, les éléments hétérogènes « entrent » de façon libre et moins contrainte, puisque ce qui « fait lieu » est constamment redimensionnable. Les limites des endroits frappés par la controverse sont toujours à requestionner – en cela la notion de limite configurante proposée par Michel Lussault est parfaitement adéquate (Lévy et Lussault, 2003, p. 555-563 (op. cit. p. 562)) – et la notion de lieu a la souplesse nécessaire pour en permettre l’analyse.
Bien sûr, notre tour d’horizon est sommaire et nous n’avons fait qu’esquisser des pistes. Pour être plus complet, une autre série de questions devrait encore être posées à la notion de lieu, comme par exemple : cette notion suffit-elle pour suivre spatialement l’extension de la controverse ? Pourquoi certains lieux ne s’assemblent pas à d’autres lieux de controverse ? Et lorsqu’ils s’assemblent, comment qualifier l’extension des lieux controversés ? Si nous n’avons pas les moyens de répondre dans leur entièreté à ces questions, nous voudrions apporter néanmoins quelques éléments de réponse. Suivant la même progression que dans le point précédent, nous donnerons d’abord un exemple empirique concernant la ligne haute tension, puis nous tenterons de l’analyser à travers notre regard alliant géographie et sociologie. Ceci nous amène à poursuivre brièvement notre réflexion à l’aide d’une notion qui n’a été abordée qu’en filigrane ci-dessus, celle de distance pour aborder la question de l’extension/étendue de la controverse.
(Re)configurer les distances.
Le bouclage vers Coutanssous.
Une fois réglée la question de l’implantation du poste source, la controverse change de terrain. Le comité, les riverains et les élus cherchent désormais à mettre une autre ligne en débat, celle qui reliera, à plus ou moins long terme, le poste, qui désormais s’implantera à Brissol, à la commune de Coutanssous. Pour sa part, Édf tient à séparer ces deux projets et préfère laisser le temps au temps pour réussir à imposer la réalisation de cette seconde ligne. Toute la question est donc de savoir si ce bouclage vers Coutanssous relève ou non du même projet que l’implantation du poste à Brissol.
En fait, la lht vers Coutanssous se trouve prise entre deux procédures. Le projet auquel elle correspond a pris forme sous une ancienne procédure qui ne prévoyait pas d’enquête publique pour les lignes 63kV. Or, au moment où les riverains en prennent connaissance, un nouveau protocole vient d’être signé entre Édf et l’administration, le 25 août 1992. Les opposants vont essayer d’exploiter au mieux cette nouvelle procédure qui redéfinit la participation du public et vise à renforcer la concertation avec l’ensemble des partenaires concernés (élus, associations, etc.) sur chacun des projets d’Édf en haute et très haute tension.
Par son souhait de voir mis en discussion le bouclage vers Coutanssous, le comité réaffirme que sa volonté est de discuter du projet dans sa globalité et non de façon fractionnée. Or, selon Édf, la ligne vers Coutanssous est un aspect du projet d’ensemble qui ne peut être mis pour l’instant en débat. L’espace de discussion commun se rétrécit d’autant et de nombreux habitants se plaignent qu’on leur cache peut-être quelque chose. Le fait de ne pas avoir d’idées précises sur le devenir du bouclage nourrit chez certains le sentiment d’être une nouvelle fois mis « devant le fait accompli » : « Il est possible que la jonction vers Coutanssous soit nécessaire, mais il n’y a pas eu d’étude de faite ; ça n’a pas été négocié ». Certains en particulier craignent qu’on leur impose un jour, sans leur demander leur avis, une nouvelle ligne qui viendra s’accrocher au poste qu’ils ont accepté : « Pour la ligne sur Coutanssous, on ne sait rien. Ils ont répondu : une fois que le poste source sera là, il servira à autre chose. Je suis persuadée que ça repartira ailleurs et on va être encore concerné. On n’en sait pas plus, on a beau demander, personne ne sait ». Craignant déjà de se retrouver empêchés de négocier au sujet de cette future ligne, les opposants, comme ils en ont maintenant pris l’habitude, s’empressent de dessiner une nouvelle ligne : « ça aurait dû faire l’objet d’une étude d’ensemble. On pense qu’on aurait pu aller beaucoup plus à l’est, raccourcir la ligne, éventuellement aller un peu plus droit et puis rejoindre par là ». Les membres du comité explorent par ailleurs les dispositions du nouveau protocole du 25 août 1992. Ils s’initient aux nouvelles procédures et espèrent désormais élargir le débat à tous les projets à venir localement. De leur côté, les élus se font l’écho des inquiétudes des riverains et déplorent le manque de concertation concernant le bouclage. Ils font remarquer que les habitants qui ont déjà fait des concessions importantes en acceptant la première lht, risquent à plus ou moins long terme de se trouver face à une nouvelle lht. Crainte qu’exprime ainsi cet élu : « Pour certains ça gêne de ne pas savoir. Certains se posent des questions pour demain déjà, c’est-à-dire quelqu’un qui met le doigt dans l’engrenage qui accepte un premier raccord, il se met un peu dans la gueule du loup. Demain, il va se retrouver avec un autre départ (de ligne) ».
Les dispositions d’esprit des responsables d’Édf sont très différentes. Pour eux, il s’agit en effet surtout de dissocier les deux projets et de retirer le bouclage vers Coutanssous de la liste de ce qui peut être soumis pour l’heure au débat public : « on n’avait pas à discuter de Coutanssous. C’était [la démarche des opposants] pour essayer de faire peur aux gens. Ce sont deux projets différents car ça ne concerne pas les mêmes personnes. On ne sait pas où elle va passer ». Ce qui justifie la séparation entre les deux projets, c’est, selon Édf, le souci de régler la question de la première ligne au plus vite, en escomptant que les années qui passent, permettront d’utiliser la technique de l’enfouissement pour Coutanssous : « Pour faire passer le projet ça aurait été plus difficile ; on risquait de cristalliser une opposition ; ça n’était pas judicieux alors que dans dix ans la technique souterraine aura évolué ». S’opposent ici finalement deux conceptions de la ligne vers Coutanssous et de sa discussion éventuelle. Pour le comité, la ligne doit être débattue immédiatement et totalement : elle fait partie du projet d’ensemble. Pour Édf, au contraire, le projet technique étant encore trop indéterminé, l’important est de temporiser et de faire admettre un règlement ultérieur de la question comptant sur une meilleure maîtrise de l’enfouissement dans l’avenir, l’entreprise table sur une baisse des coûts future. Dans cette seconde conception, la place accordée au public demeure restreinte, dans la mesure où la ligne n’est pas disponible pour une mise en débat immédiate.
Contrairement à la controverse entourant l’implantation du poste source, l’opposition n’est pas parvenue sur les autres points du projet à atteindre l’objet qu’elle souhaitait voir mis en débat- bien qu’elle soit parvenue à obtenir quelques informations sur le bouclage en obligeant l’entreprise à expliciter davantage ses projets. On le voit, la force des protagonistes n’est pas fixée une fois pour toutes : c’est au cours des différentes épreuves qui se succèdent qu’elle se mesure. En l’occurrence la polémique se clôt par l’autorité d’Édf qui se réfère à l’ancienne procédure, de sorte que les opposants se trouvent empêchés de mettre le bouclage vers Countanssous en débat.
Réduire ou maintenir ses distances.
A plusieurs reprises, nous avons pu remarquer que la notion de lieu différait d’autres notions géographiques en raison de son rapport à la distance. Qu’est-ce qu’une distance ? Pour Jacques Lévy, « dans une étendue, une distance est un ensemble d’attributs, d’informations caractéristiques d’un phénomène, d’une réalité, en fonction du degré de séparation qu’il/elle entretient avec d’autres phénomènes, d’autres réalités » (Lévy, 1999, p. 395). Quelles sont les interactions possibles entre distance et lieu ? La réponse peut sembler claire dans un premier temps si nous prenons la définition proposée par le même auteur, pour qui un lieu est « un espace où l’on considère par hypothèse que la distance séparant les différents phénomènes qui le composent est nulle » alors qu’une aire est « un ensemble de lieux, séparés par des distances non nulles » (Lévy, 1999, p. 394 et 396). Cependant, si nous retournons à la controverse sur la lht, il ressort que la relation entre « la fabrique des lieux » et la distance est plus complexe qu’il ne semble. En effet, le déroulement de la controverse contribue à modifier constamment les distances entre les différents acteurs (humains et non-humains) de celle-ci : un riverain souhaiterait que le poste s’implante ici et pas là ; en cela, il s’éloigne de ses voisins. En même temps, la lht ne doit pas gêner la vue sur la mer et compromettre ce patrimoine touristique, etc.
Au cours d’une controverse, nous pourrions dire qu’il y a un constant processus de rapprochement/distanciation entre les éléments concernés par celle-ci. Dès lors, la position relative des phénomènes du même lieu semble avoir son importance dans les lieux controversés – nous nous distinguons en cela de la définition de Jacques Lévy – car elle se modifie constamment. Nous pensons que la controverse a un effet de repositionnement des acteurs concernés et que cet effet de repositionnement peut être un rapprochement…jusqu’à « faire lieu », cette fameuse rencontre dont nous parle Denis Retaillé. Les mises à l’épreuve réalisées au cours des controverses définissent, pour un temps, le lieu et les distances effectives entre les êtres et les choses en indiquant à chaque fois ce qui fait partie ou non du problème. Retaillé donne une définition du lieu compréhensive de la propriété de la distance nulle en posant cette question cruciale pour notre propos : avec qui sommes-nous solidaires ? Ce qui renvoie bien à l’idée que le lieu est le résultat d’une circonstance particulière et contingente. Il s’agit donc d’une solidarité éprouvée et non d’une solidarité de fait comme pour la proximité induite par l’appartenance implicite à un territoire.
En outre, il est possible de remarquer qu’à chaque fois qu’il y a création de distance – autrement dit, un déplacement pour reprendre les termes de Bruno Latour [7] – cette opération a un coût. Il y a un avant et un après, l’après étant toujours différent de l’étape précédente. Ce coût ne se chiffre pas nécessairement : il est simplement la traduction d’un effort. Nous sommes là aux fondements de l’acte géographique et de la spatialisation. En effet, pour « faire » un autre lieu ou pour co-construire un lieu, qu’il soit à controverse ou non, il y a un prix à payer pour le déplacement (au sens de création de distance ou de rapprochement). Il y a d’abord des êtres éloignés, et ceux-ci, au prix d’un effort important, vont créer des co-existences, construire des co-présences, créer des lieux. Cet effort, ce prix à payer, se traduit en termes de quantité de médiateurs à rencontrer : chaque être et chaque chose peut obliger à une transformation, à une bifurcation par rapport au projet initial. Cela a été le rôle du sol et de sa composition géologique par exemple. Celui-ci a contribué à transformer l’emplacement de la ligne. Le maire aussi a contribué à redessiner le tracé de la ligne, en recalculant le centre de gravité des charges. Cet effort, ce prix à payer, varie aussi en fonction des systèmes techniques à disposition, de l’état des connaissances scientifiques (quelles zones d’ignorance, quelles incertitudes, portant sur quoi ?) ainsi que des ressources que les individus mobilisent.
L’acte du maire qui redessine le tracé de la ligne est aussi intéressant à relever pour un autre aspect : il permet de garder une trace graphique du déplacement de la ligne. Cet acte – qui n’est ici qu’un exemple que l’on pourrait étendre à tous les actes cartographiques – correspond à un processus de scénarisation qui assure au sens propre du terme la « mise en scène » de la controverse. C’est pourquoi prêter attention aux conditions dans lesquelles le redéploiement de la ligne s’est effectué conduit à identifier les processus de scénarisation des rapports de coexistence, créés ici au cours de la controverse et qui se cristallisent dans des lieux précis, en modifient les limites et l’extension. À chaque fois que l’on discute du futur passage de la ligne, les habitants se livrent à une « cartographie populaire » comme le font les riverains qui pour tenter de rendre plus tangible les risques invisibles et insidieux des menaces qu’ils subissent (comme les champs électromagnétiques), se livrent à une épidémiologie populaire visant à recenser les cas de maladies potentiellement attribuables aux sites à risque.
Le bouclage vers Coutanssous ne fait pas partie du même projet et fait l’objet d’un traitement particulier. Est-ce à dire qu’il s’inscrit au sein d’une aire – pour reprendre la définition de Lévy citée précédemment – car un écart est maintenu avec le lieu précédent produit par la controverse autour du centre de gravité ? Ou s’agit-il encore d’une reconfiguration du lieu de la controverse qui, par ce biais, devient un autre lieu ?
Enfin, signalons qu’un élément distingue les acteurs concernés par la ligne : pour les riverains, l’ouvrage est essentiellement localisé et c’est l’impact sur l’environnement qui compte ; sur d’autres terrains, nous avons pu observer que, sur une même lht, les riverains mettaient tantôt en avant l’impact sur le patrimoine, tantôt l’influence éventuellement délétère des champs électromagnétiques sur la santé sans qu’apparaisse une communauté d’intérêts politiques tout au long de l’ouvrage. En revanche, pour les promoteurs du projet, la ligne et le poste ne sont que des éléments destinés à contribuer à la qualité de service de l’ensemble du réseau en alimentation électrique. Le lieu n’est donc pas le même selon les acteurs concernés : l’échelle pertinente de la ligne elle aussi varie avec les acteurs impliqués [8]. S’ouvre alors une question importante et controversée (Lévy et Debarbieux, article « territoire » in Lévy et Lussault, 2003, p. 909-912) : celle de savoir comment qualifier ces espaces où se mêlent des lieux, des aires et des réseaux. La métrique en réseau s’oppose-t-elle à celle supposée continue du territoire ? Et comment qualifier ce type de configuration ? [9]
Au terme de cette analyse, nous pouvons dire que les « entités spatiales » décrivent et en même temps participent à la construction des processus de configuration/reconfiguration des collectifs (Latour, 1999). En effet, la controverse socio-technique et publique ne vise pas à débattre autour d’un objet qui reste stable. A l’issue des débats, tout a changé : les positions des acteurs (riverains et promoteurs), la ligne qui s’est raccourcie, les propriétés du sol qui se sont amoindries par rapport à l’idée que l’on s’en faisait, etc. C’est la raison pour laquelle on ne peut ni parler d’un « espace donné » qui serait en quelque sorte indiscutable ni d’un espace sur lequel est projeté du travail et de l’information, selon la définition de Claude Raffestin, donc des valeurs qui seraient à jamais discutées. Les scientifiques ne sont plus seuls à discuter des faits et les sciences sociales ne définissent pas seules les valeurs a priori. De ce point de vue, notre étude de cas ne coïncide pas avec la définition de Raffestin : « un territoire par rapport à un écosystème naturel n’est, en fait, rien d’autre que la projection de travail humain à l’aide de médiateurs – pratiques et connaissances – qui s’enracinent dans les sciences et les techniques. […] Ce réagencement des écosystèmes naturels débouche sur une territorialisation » (Claude Raffestin, 1997, p. 100-101). Non seulement le rôle que jouent les sciences et techniques est plus souple que cette définition ne le laisserait supposer : il n’y a selon nous pas d’ancrage du territoire dans les sciences et les techniques, mais plutôt un constant processus d’aller-retour qui contribue à la fois à produire des formes spatiales, des sciences et des techniques ; plus encore, la controverse n’est pas le résultat d’une projection mais elle est issue d’une interaction constante entre les éléments physiques et sociaux pour constituer in fine … ce qui semble davantage se rapprocher de la notion de lieu.
Selon notre perspective, l’espace n’est pas seulement produit en fonction de schèmes collectifs d’essence sociale [10], il est parfois co-construit par les habitants lesquels savent s’immiscer dans les objets scientifiques et techniques [11]. C’est pourquoi, concevoir l’espace comme un concept hybride de matériel et de symbolique (Lussault, 2000) est une posture séduisante, particulièrement dans une optique d’analyse des controverses. Cette manière d’appréhender l’espace permettrait d’étudier, au sein de la controverse, les spatialités qui en émergent, c’est-à-dire les actions spatiales réalisées par les acteurs impliqués dans la controverse (Lussault, in Lévy et Lussault, 2003, p. 866-868) : cela mettrait en exergue la complexité des dynamiques spatiales des controverses socio-techniques. Cependant, le fait que l’espace soit surtout d’essence sociale ne permet pas la prise en compte symétrique des éléments physiques et des éléments sociaux. Or l’analyse de cette controverse nous a montré la co-existence simultanée de ces deux éléments.
En effet, la dynamique de la controverse fait fi de ce partage. Pensons aux agriculteurs, au patrimoine ou encore au sondage géologique dans l’analyse des lignes à haute tension. Si le poste s’est finalement déplacé de Balbec à Brissol, ce n’est ni en raison de considérations « purement » techniques, ni en raison de considérations « purement » politiques, mais bien parce que des forces hétérogènes, mêlant intimement savoir technique et intérêts socio-politiques, ont pu être connectées : l’argumentation d’un maire recalculant un nouveau centre de gravité, des sondages géologiques, un travail de mobilisation mené par un comité d’opposants, etc. Pour l’emporter, chaque porte-parole a dû faire l’effort pour tenir ensemble les impératifs d’Édf, des contraintes techniques et des enjeux socio-politiques.
En définitive, la notion de lieu semble bien s’intégrer dans un cadre théorique qui saisit à la fois le déroulement dynamique de la controverse et la constitution « toujours en train de se faire » de lieux de controverse. La sociologie des sciences et des techniques ne hiérarchise pas les éléments non-humains par rapport aux éléments humains, et leur accorde une place symétrique dans l’analyse ; de même, le lieu avec lequel se déroule la controverse – la controverse a besoin de lieux autant que les lieux pour se fabriquer ont besoin de controverses– peut être considéré comme une potentialisation constante et continue des problèmes d’environnement et des situations de controverse. En géographie, la notion de lieu se décline selon trois formes d’acceptations [12] : l’acceptation géométrique définit le lieu comme point d’une surface, l’acception spatialiste définit le lieu comme une somme de qualités et de positions et enfin l’acceptation socio-anthropologique où le lieu est un emplacement qui fait sens dans la définition du rapport à l’espace d’un collectif. Il ressort de notre analyse que la fabrique des lieux s’inscrit dans un processus dynamique où il devient impossible de séparer ce qui relèverait de la seule inscription spatiale ou des seules relations techniques ou sociales, prises séparément et déconnectées de l’espace où celles-ci se déroulent. La notion de lieu traduit selon nous cette capacité à tenir ensemble des éléments hétérogènes au sein de connexions qui se produisent en situation de controverse, créant ainsi des délimitations qui ne sont jamais données d’avance.
Notre dialogue entre une analyse de controverse et les concepts géographiques nous a permis de mieux saisir ce que nous pressentions de manière intuitive au début de notre discussion : les éléments spatiaux font partie intégrante de la controverse et sont davantage qu’un support passif de l’action. Ils participent à la controverse puisqu’ils agissent tout le long de l’évolution de la dynamique conflictuelle et ils (les lieux) en sont le résultat, ultime mais toujours provisoire lorsque la controverse diminue, s’arrête ou se clôture momentanément. La deuxième leçon à retenir, qui découle de la première, est que les controverses ré-articulent les dimensions de nature et de culture, en les imbriquant et les entremêlant, rompant, en cela, avec les dichotomies existantes. Pour souligner les limites de ces postures dualistes, on peut reprendre à notre compte les propos de Descola parlant de la fiction qui oppose faits de nature et faits de société. « Pour désigner les rapports entre la nature et la culture, nombreux sont les termes qui […] mettent l’accent tantôt sur la continuité – articulation, jointure, suture ou couplage – tantôt sur la discontinuité – coupure, fracture, césure ou rupture – comme si les limites de ces deux domaines étaient nettement démarquées et que l’on pouvait en conséquence les séparer en suivant un pli préformé ou les rabouter l’un à l’autre comme deux morceaux d’un assemblage » (Descola, 2001, p. 15).
Lorsqu’on cherche à définir ce qui caractérise les relations entre science, espace et société en situation de controverse, on trouvera plutôt un brouillage de frontières que des limites claires et stables. Est-on là dans le « faire lieu », le « faire eikos » pour reprendre les mots de Bruno Latour, qui est si important pour toute pensée écologique, et corollairement pour traiter les problèmes environnementaux ? Si une controverse contribue à créer, à recréer ou à reconnaître des lieux, ce qui est finalement une attention très ancienne, alors l’« espace » d’une controverse devient bien plus qu’un espace.