La récente parution de l’ouvrage Espaces domestiques. Construire, habiter, représenter, dirigé par Béatrice Collignon et Jean-François Staszak, succède au colloque éponyme. On avait déjà pu apprécier les premiers pas exclusivement géographiques de leur initiative d’exhumer l’espace domestique, lors de la sortie d’un numéro des Annales de Géographie, qui lui était entièrement consacré en juillet-août 2001. On peut donc considérer cette publication comme une récidive heureuse qui tente un ancrage progressif de l’espace domestique dans une réflexion véritablement spatiale. Mais cette fois, c’est résolument dans une logique transdisciplinaire que s’inscrit ce projet, en ouvrant les cloisons des disciplines associées au champ du domestique (p. 5). Différents auteurs, d’origine multiple – géographes, sociologues, anthropologues –, et quelques praticiens, comme des architectes, se sont par conséquent essayés à cerner l’espace domestique ou les espaces domestiques, le cas échéant. D’emblée, l’emploi du pluriel dans le titre trouve sa première raison d’être, chaque auteur « ayant accepté d’aborder celui-ci [le domestique] par sa dimension spatiale » (p. 5). Cela explique la variété des articles, d’autant plus que la diversité des approches adoptées par les auteurs pour s’exprimer au mieux sur l’espace domestique est elle aussi foisonnante. Les cinq parties que propose cet ouvrage sont donc le reflet des différentes entrées choisies pour l’aborder : « Mise en place du domestique », « Produire et s’approprier l’espace domestique », « Normes domestiques, normes sociales », « Cycle de vie et espaces domestiques », « Mise en texte du domestique ». Chacune d’entre-elle est constituée de quatre à huit contributions qui expriment une fois encore la prolixité du sujet. Outre ces aspects de forme, le caractère éminemment plural de l’espace domestique est largement exhumé à travers la multiplicité de sa nature, exposée dans les différentes contributions.
Que ressort-il de cette pléthore de faire, de dire, et d’aborder cette question de l’espace domestique, dans sa quintessence ?
Tout d’abord le domestique est substantiellement spatial. Bien que l’on n’en doute pas aujourd’hui, le manque de passion pour cette question avant les années quatre-vingt nous permet de découvrir ce domaine des sciences sociales longtemps occulté (p. 4). Cette attitude est symptomatique, pour les géographes, de la façon dont ils ont, d’une manière générale, été réticents à investir l’espace. La géographie devrait présenter prochainement une franche appétence pour l’espace domestique qui semble prometteuse. Ce livre ouvre en effet de nouvelles perspectives aux géographes qui peuvent s’y engager en toute aisance, à condition de ne pas sous-estimer les enjeux spatiaux qui s’y trament : enjeux inter-individuels et inter-générationnels (« Le roman du couple et sa scène spatiale » par Monique Eleb, « Nos débuts ensemble. Installation résidentielle et entrée dans la conjugalité » par Laurence Faure-Rouesnel, « La fratrie recomposée au travers des temps et des espaces domestiques » par Aude Poittevin, etc.), enjeux d’organisation spatiale (« Ordre et désordre au Japon » par Jean-Robert Pitte, « Ré-habiter le Havre reconstruit. Ville et logements universels face au territoire domestique », par Guillaume Jacono, etc.), enjeux de (ré)appropriation spatiale (« Féminisme et sens de l’espace domestique des femmes déplacées. Les réfugiées kurdes à Londres dans leur appartement » par Dldem Kiliçkiran), etc. Autant de situations décrites à travers le prisme du domicile, où l’espace est en jeu.
En-dehors des approches d’emblée évidentes lorsque l’on évoque les espaces domestiques – le fonctionnalisme, l’étude de genre, l’examen du domestique dans différentes aires géographiques – on apprécie également des études plus étonnantes comme celle de la peinture abordée dans l’article « Les figures du seuil dans la peinture de genre hollandaise au 17e siècle », où Rémy Knafou et Jean-François Staszak élaborent une grille de lecture des scènes domestiques chez Vermeer, Van Mieris… ou encore celle du désordre domestique que présente Jean-Paul Filiod dans son article « “C’est quoi ce bazar ?” Pour une anthropologie du désordre domestique ».
Quelle méthode pour enquêter au sein de l’espace domestique ?
Une autre raison pour laquelle la sphère du domestique a mis si longtemps à être investie est peut-être qu’elle n’est pas d’un accès facile. Passer de l’autre côté des portes, des fenêtres et des rideaux, c’est pénétrer dans l’espace habité par excellence. Ce livre découvre en filigrane un large éventail de méthodes d’enquête qui se présentent au chercheur. Les méthodes d’enquête posent plus que dans tout autre lieu une éthique de recherche irréprochable. L’analyse de Filiod souligne implicitement l’acte fort que symbolise l’ouverture du domicile au chercheur, lorsqu’un habitant enquêté se justifie en l’introduisant chez lui : « “Ne faites pas attention au désordre” alors qu’il [le chercheur] n’avait même pas remarqué qu’il y en avait un. » (p 225) Ce livre, pose ainsi pertinemment la question des méthodes d’enquête dans l’espace domestique, ce qui n’est pas sans nous rappeler certains passages, amusants d’ailleurs, du film Kitchen Stories du Norvégien Bent Hamer, dans lequel un enquêteur suédois est envoyé vivre dans la cuisine d’un célibataire norvégien, dans les années 50, afin d’y identifier tous ses déplacements au sein même de cet espace. Ce film fait notamment écho sur plusieurs plans aux articles de Kirsi Saarikangas (« La réorganisation de l’espace domestique en Finlande des années 1930 aux années 1950. Des maisons propres et pratiques en périphérie urbaine ») et celui d’Irène Cieraad (« Rituels domestiques au 20e siècle aux Pays-Bas »). La principale correspondance se situe au niveau de la fonctionnalité du domestique, ambitionnée à tout prix. Plus précisément, on peut comparer les allers et venues quotidiens de la femme hollandaise dans son couloir, décrits dans l’article de Cieraad, et les kilomètres parcourus par la femme norvégienne dans sa cuisine, auxquels il est fait allusion sur le site du film, provenant d’une publicité de l’époque (« La mère au foyer n’aura plus à parcourir en une année la distance qui sépare la Norvège du Congo. Désormais, il lui suffira d’aller en Italie du nord pour servir ses repas. »). Cependant, l’éthique de recherche convoitée par les chercheurs n’est guère représentative dans la méthodologie engagée par le protagoniste du film. Monté sur une chaise haute, l’enquêteur analyse les mobilités de l’habitant dans sa cuisine. Nul ne sera étonné du glissement qui s’opère progressivement au sein de cet espace, l’observation flottante laisse rapidement place à l’observation participante !
Espace public versus espace domestique : quelle habitation effective ?
Enfin, on saisit au fil des contributions l’apport général de cet ouvrage. L’espace domestique n’est pas simplement une des déclinaisons de l’espace privé, il est un objet géographique à part entière qui mérite une définition claire et bornée. Si l’on réalise une coupe transversale de l’ouvrage, on s’aperçoit plus finement que plusieurs articles démontrent que la dichotomie brute espace domestique/espace public (et plus globalement l’opposition espace privé/espace public) n’est pas opératoire, si on ne l’analyse pas. Il semble nécessaire en effet de dépasser la trop évidente comparaison du domestique à un cocon, et ce, par opposition à un espace public perçu ou présenté plutôt comme hostile. Cette idée transparaît notamment à travers les distinguos pur-impur, dedans-dehors, etc., repérables dans de nombreux articles. On réalise in fine que le domestique ne se limite pas à la sphère privé et qu’il déborde bien au-delà. Le domicile atteint une véritable valeur de clé de lecture de la société. En effet, le découpage de l’espace domestique permet à André-Frédéric Hoyaux de proposer une lecture intéressante du « monde domestiqué » des individus qui considèrent que « […] des espaces peuvent être compris comme relevant de cet espace domestique au-delà des limites sociologiques, juridiques de l’espace privé : cela peut être des couloirs, des cours d’immeubles, des portions d’un parc, le trottoir d’une rue […]. Plus large encore lorsque ces espaces relèvent de la configuration de lieux symboliques aux échelles variées, qui permettent aux lieux de se relier à eux-mêmes au travers d’affects et de désirs profonds. » (p. 37). Il rejoint notamment par cette idée l’article de Pitte – mais à un autre niveau d’analyse –, qui explique que « l’espace domestique des Japonais est un modèle réduit de l’espace de leur pays à quelque échelle qu’on l’envisage, au point que le Japon tout entier est un espace domestique » (p. 220), et dans une moindre mesure l’article de Djemila Zeneidi-Henry, présentant une lecture de l’espace domestique des sdf. Elle pointe à juste titre la césure difficilement lisible espace public/espace privé quant aux pratiques de « domestication de la rue » (p. 28). On est tenté d’élargir son constat aux pratiques d’habitation générales de l’espace public, pour lesquelles ses analyses sont également efficaces. « La domestication de la rue se réalise aussi dans le détournement des usages du mobilier urbain […]. Les sdf repoussent les limites usuelles, en transformant les espaces publics en enveloppes corporelles, en morceaux de peau, en prolongement de soi. » Il existe effectivement des pratiques d’habitation des citadins de passage dans les espaces publics qui relèvent d’un comportement spatial similaire, mais qui se distinguent par leur caractère non durable. Ces exemples signifient par conséquent que la distinction péremptoire espace public/espace privé, auquel l’espace domestique est intégré, est insuffisante face la complexité que l’un et l’autre engendrent. Il est d’ailleurs fort instructif de remarquer que l’on trouve aussi d’une manière générale du privé et de l’intime dans l’espace public. [Lussault, 2003, p. 335]. Ces trois articles a priori bien différents se rapprochent pourtant à travers cette idée que l’espace domestique contient davantage d’espace que l’on peut le présumer de prime abord. L’espace domestique est à la fois un espace concentré et un concentré d’espace, selon l’angle envisagé. C’est en tout cas un espace chargé. Il est donc temps d’explorer énergiquement les parties spécifiques qui définissent l’espace domestique par rapport aux parties communes, c’est-à-dire les pratiques d’habitation en général. Ce livre en dégage légitimement les sommets.
Derrière cette pléthore de textes intéressants, l’ouvrage nous laisse tout de même quelque peu sur notre faim quant à la définition de l’espace domestique. On peut également regretter que certains articles manquent substantiellement d’espace, ce qui affaiblit légèrement la bonne impression laissée d’une manière générale par l’ouvrage. On perçoit bien que cette lecture spatiale du domestique se situe honorablement dans une période de tâtonnements nécessaires.